Démocratique ou autoritaire, religieuse ou laïque, moderne ou traditionnelle, la Turquie ne cesse de faire débat au sein des relations internationales. Le 1er novembre 2015, les élections législatives anticipées, dues à l’incapacité de créer un gouvernement de coalition, ont renforcé le pouvoir de  Recep Tayyip Erdoğan, maître de l’AKP. Dans le cadre de notre partenariat avec la revue Les Décloitrés, présentation par Florie Cotenceau puis entretien avec une étudiante turque de l’IEP de Rennes qui livre sa perception de la politique de son pays.

 

Kemal Kılıcdaroglu
Kemal Kılıcdaroglu, Président du CHP de Turquie

En juin 2015, la politique turque a connu un tournant dans son histoire. Le HDP, le parti pro-kurde, a dépassé la barre fatidique des 10%, ce qui lui a permis d’entrer dans le Parlement en tant que groupe politique. En 13 ans de pouvoir jamais l’ancien Premier ministre, aujourd’hui président de la République, n’avait essuyé un tel échec politique, de surcroît son premier. En effet, pour la première fois depuis 2002, l’AKP (Parti de la justice et du développement, actuellement au pouvoir) n’a pas obtenu la majorité absolue habituelle. Face à lui, son éternel rival, le CHP (parti traditionnel d’Atatürk), le MHP (parti nationaliste) et le HDP (parti pro-kurde). Sans majorité, le pouvoir politique doit créer un gouvernement de coalition, mais l’opération est vite rendue impossible par l’absence de coopération entre ces familles politiques.

AKP
AKP, Parti de la Justice et du Développement de Turquie

Le 1er novembre, les Turcs sont donc appelés à retourner aux urnes pour des élections anticipées. Avec un taux de participation proche de 85 %, le parti de l’AKP en sort plus que renforcé. Il a obtenu près de 49.5% des suffrages, soit près de 10% de plus qu’en juin dernier. Et alors que le CHP se maintient autour des résultats de juin, le HDP et le MHP essuient le plus gros revers. Le parti de gauche pro-kurde qui avait obtenu 80 sièges en juin (13% des suffrages) dépasse tout juste le seuil électoral avec 10,7% des voix, soit 59 sièges. Le MHP, par l’absence totale d’électeurs dans le sud-est du pays (Kurdistan turc), ne se voit octroyer, quant à lui, que 40 députés.

Ahmet Davutoglu
Ahmet Davutoglu, ministre des Affaires étrangères de Turquie

En remportant la majorité absolue, l’AKP est assuré de conserver le pouvoir jusqu’aux prochaines élections prévues en 2019. Un projet de réforme de la Constitution semble ainsi de plus en plus d’actualité. L’objectif de l’AKP est de renforcer les prérogatives présidentielles, le pouvoir exécutif résidant encore essentiellement entre les mains du Premier ministre, Ahmet Davutoğlu. Pour autant, les 317 sièges acquis ne suffiront pas. Pour porter à terme le projet de révision constitutionnel, le président doit recevoir le soutien d’au moins 367 députés, sur les 550 de l’Assemblée nationale, et d’au moins 330 pour soumettre la question au référendum.

Face à ces évolutions politiques, une étudiante turque de l’IEP de Rennes (qui a préféré rester anonyme) nous livre ses impressions sur la politique de son pays.

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Pourquoi le pouvoir politique a-t-il décidé de faire des élections anticipées après celles de juin ?

En juin dernier, Erdoğan a perdu les élections, l’obligeant ainsi à établir une coalition. Non seulement le parti d’Erdoğan (l’AKP) était réticent devant cette nécessité, mais le parti nationaliste (MHP) l’était également, puisque la coalition aurait intégré le parti pro-kurde (HDP) et se serait alors vu obligée de négocier avec ce dernier. Le HDP et le CHP (parti traditionnel d’Atatürk) étaient, quant à eux, plutôt favorables pour former une coalition, car cela leur aurait permis de peser sur la scène politique. Devant l’impossible accord de tous les partis, il a finalement été décidé de se référer à la Constitution qui prévoit la convocation de nouvelles élections ; ce n’est donc pas Erdoğan qui les a décidées, comme on peut souvent l’entendre.

Que penses-tu des résultats de ces nouvelles élections ?

J’ai été très surprise par ces résultats car je ne pensais pas qu’autant d’électeurs du MHP allaient se tourner vers l’AKP. Cela s’explique sûrement par le fait qu’ils ne voulaient pas du HDP au Parlement. En ce qui le concerne le HDP, il a également perdu beaucoup de voix, mais il est plus complexe de savoir vers quel parti se sont tournés ses votants, notamment du fait de la pluralité des idées politiques au sein du parti kurde.

carte turquieLes Kurdes devraient-ils avoir plus de place au sein du pouvoir politique ?

Personnellement, je suis contente de les voir au Parlement. Avant, les députés kurdes étaient indépendants. Aujourd’hui, ils forment enfin un groupe parlementaire. Cependant, ces élections de novembre leur ont apporté moins de voix qu’en juin, où ils avaient obtenu 13% des suffrages. Ce score était sûrement dû à « l’après Gezi » (mouvement protestataire de 2013), qui avait permis la politisation d’un plus grand nombre de personnes, notamment des jeunes. Ainsi, en juin, les votes pour HDP n’étaient pas seulement destinés à régler la problématique kurde mais, surtout, à entrer en contestation contre la politique menée par l’AKP. Par ailleurs, le HDP a pour but d’unifier le peuple et propose des idées assez libérales en faveur du droit des femmes, LGBT, ou encore des minorités ; idées auxquelles les Turcs ont apporté leur adhésion en juin dernier.

On a accusé Erdoğan d’avoir profité du « climat de peur » naissant au sein de la société turque, notamment après les attentats à Suruç et à Ankara, pour gagner ces élections. Qu’est-ce que tu en penses ?

Peu après les élections de juin, le chaos, notamment dû à différents attentats, s’est accru et Erdoğan en a profité, ce que je déplore. Mais Erdoğan est très doué pour orienter le vote du peuple.

Pour autant, le fait que personne n’ait revendiqué les attentats laisse place à de nombreuses interprétations. La plus répandue est celle qui accuse le groupe Etat islamique d’être les responsables des attentats. Ces attaques seraient donc une sorte de « mise en garde » contre la politique étrangère d’Erdoğan, notamment après l’entrée de la Turquie dans la coalition internationale qui lutte contre le groupe terroriste. Ils n’ont pas revendiqué les attentats. Mais ça ne veut pas dire qu’ils n’en sont pas les commanditaires.

Que penses-tu de la politique qu’adopte Erdoğan face à la crise syrienne ?

On a accueilli énormément de réfugiés, environ 2 millions, et je soutiens cette politique d’ouverture. Je pense que participer à la coalition internationale contre le groupe État islamique se justifie, mais je ne crois pas que soutenir une intervention contre Bachar el-Assad soit une bonne chose. Nous avons suffisamment de problèmes en Turquie, qu’il faut régler en priorité, même s’ils sont peut-être en lien avec la politique syrienne.

Depuis l’arrivée au pouvoir de l’AKP (2002), la religion a-t-elle pris plus de place qu’auparavant ?

Bien sûr ! Le fait que les écoles religieuses où on enseigne l’islam se soient fortement développées est un exemple parmi d’autres. On peut aussi noter qu’Erdoğan et d’autres hommes politiques utilisent dans leurs discours de plus en plus d’expressions religieuses, comme « hamdulillah ». Cependant, je ne considère pas le voile comme une preuve du retour du religieux. Erdoğan a autorisé le voile à l’université et dans les lycées publics (comme les imam hatip) pour récupérer des voix certes, mais ce n’est pas forcément une « mauvaise politique ». L’interdiction du voile dans les sphères publiques était peut-être « trop forte » au temps d’Atatürk (fondateur de la république turque). Cette décision a finalement été perçue comme une mesure assez libérale, dans le sens où chacun a le droit d’exercer librement sa religion. Aussi, il ne faut pas voir dans l’AKP le seul parti turc vraiment religieux ; le HDP a lui aussi des candidates voilées, tout en étant par ailleurs très opposé à l’AKP.

Trouves-tu que les jeunes sont plus politisés en Turquie qu’en France ?

En Turquie, clairement. Chez nous, la politique intérieure est un sujet très courant, dont les jeunes discutent énormément, et les Turcs ont un attachement beaucoup plus fort aux partis politiques, sans forcément y être adhérents. Les signes d’appartenance à des partis politiques existent (couleur, symbole) même si, aujourd’hui, on les utilise moins qu’auparavant. Cependant, je trouve que les Français s’intéressent plus à la politique étrangère que ne le font les Turcs.


Quelles sont tes impressions sur la façon dont les médias français traitent la Turquie / Erdoğan ?

Je pense que la presse française simplifie trop les faits. Par exemple, elle oppose les Kurdes et les Turcs, comme s’il y avait une division en deux blocs dans notre société. Alors qu’au sein de chaque communauté, il existe des idées politiques très divergentes. Aussi, sur les sites internet, on peut voir que la Turquie est classée dans la rubrique « Moyen-Orient ». Or, géographiquement, on pourrait tout aussi bien être considérés comme appartenant à l’Europe ou à l’Asie. Par ailleurs, certains pensent que la Turquie est un pays arabe. Si des influences arabes ont existé, elles ne sont plus d’actualité, et les Turcs ne sont pas arabes [NDLR : leur origine est turco-mongole et pas du tout sémite]. Aussi, associer les évènements du parc Gezi à une continuité des révolutions arabes est fort partial.

 

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