Tripp, dans Le Petit frère, raconte sans pathos le décès accidentel de son frère âgé de 11 ans. Et l’après, le bouleversement définitif pour toute une famille. Une BD comme une claque en plein visage. Ou un coup de poing au ventre. Magnifique. Hypnotique.

Six cases sur fond blanc. Six cases comme une cellule. Six cases pour enfermer un jeune homme de 18 ans, pour l’enfermer dans la torpeur. Encore plus, dans l’incompréhension. Six cases silencieuses, magnifiques où Tripp est en train de penser, de redouter l’inimaginable. Il s’assied. Il lève la tête vers le plafond. Ou le ciel. Il se lève. Se rassied. Son petit frère de 11 ans, Gilles, est en train de mourir. Est déjà mort. Dans un accident de la route, fracassé par un chauffard sur le marchepied d’une roulotte, sur la route heureuse de vacances familiales en Bretagne, dans la chaleur de l’été 76.

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Il est des moments de l’existence, graves, drôles ou intimes où les mots sont insuffisants, incomplets ou de trop. Alors le dessin devient indispensable. Tripp nous avait déjà ébahis avec sa manière de raconter sa sexualité dans les deux premiers tomes d’Extases (voir chronique), et une nouvelle fois son trait dit tout du drame intime dans des cases silencieuses sur lesquelles on s’arrête de longues secondes comme s’il nous laissait le silence pour mettre nos propres mots en place. Des mots ou des cris. Ou des pleurs. Le dessin comme métaphore, le noir pour le vide, la couleur pour le retour à la vie. Nous aimerions tant, nous aussi, avoir ce talent pour dire en images combien cette BD hors normes nous a touchés, émus, bouleversés.

Puisque nous ne disposons que de pauvres syllabes, tentons avec leur insuffisance de dire que 45 années après l’accident, Tripp reprend l’histoire du 5 août 1976 et la mène jusqu’à aujourd’hui. Il confronte ses souvenirs et l’invraisemblable processus de la mémoire aux témoignages de sa mère, de ses frères et sœurs. Il remonte le temps. Celui de la main de son frère sur le marchepied de la roulotte, qu’il lâche un instant, l’instant du fracas d’un corps sur la carrosserie d’une voiture à contresens.

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Mais plus qu’une BD sur la mort, c’est une histoire de la suite que raconte Le Petit frère : « C’est un livre sur le deuil, sur l’après, sur la vie qui continue » déclare l’auteur, car si on comprend et on accepte la mort d’une personne âgée à la vie remplie, personne n’est prêt à celle d’un enfant. Des scènes du recueillement familial aux pages inoubliables de l’enterrement, le lecteur suit « l’explosion filmée au super ralenti » d’une famille marquée par le cynisme d’un procès odieux, l’absence de compassion chez le coupable. Chacun manifeste à sa manière son deuil et son désarroi : mutisme pour la mère, obsession pour le père qui multiplie à l’infini les dessins du portrait figé de Gilles, silence pour Dominique, l’autre petit frère, mais pour tous, 40 ans plus tard la découverte du sentiment individuel de culpabilité : une main lâchée, une pensée détestable avant l’accident, une présence à vélo derrière la roulotte. Chacun avoue enfin s’être lesté d’un poids trop lourd. Alors on se défend comme on peut, on utilise des subterfuges et même Tripp qui pensait avoir effacé l’évènement, s’aperçoit des dizaines d’années plus tard, qu’il a tatoué sur son cœur, à son insu, une représentation du corps de Gilles, un cœur dont il croyait avoir fermé les écoutilles.

On dit d’un écrivain qu’il a du style, que son écriture est fluide, autant de termes applicables au récit illustré de Tripp qui choisit les bons moments, les bons mots, les bonnes séquences sur lesquels il appose des dessins graphiquement magnifiques et justes : zoom, plongée, contre-plongée, plan fixe répété, cases silencieuses qui se suivent comme des séquences cinématographiques, autant de procédés qui nous amènent aux moments forts. Comment expliquer sinon le poids d’une image représentant l’arrière des crânes et des cheveux des personnes se pressant au cimetière, image précédée de cinq pages muettes qui disent l’atmosphère comme un long plan séquence ? Et ces rivières qui coulent des yeux imposants au long des 344 pages, des yeux révélateurs des sentiments qui éclaboussent les cases de leur expression ?

Que le lecteur se rassure l’auteur ne nous impose pas un pathos. Lui qui craignait « un récit intellectuel » avec « les violons et les grands orchestres » a réussi son pari d’imposer un rythme et une tonalité à hauteur du drame, à hauteur de femmes et d’hommes. Car, après tout, il faut survivre, plus ou moins bien. On compose. On se ferme parfois dans une boîte, en position fœtale.

Et puis la vie revient, le couvercle de la boîte s’ouvre, et la route de l’accident devient colorée, bordée de fleurs estivales. Deux ans et cinq jours de travail, d’écriture et de dessin pour passer du noir et blanc à la couleur. Et pour que la main tendue à Gilles, puis lâchée le jour de l’accident devienne une main tendue au ciel et aux nuages. Deux ans et cinq jours pour que la mémoire d’un petit garçon de 11 ans, espiègle et beau comme un ange soit préservée. À jamais.

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JeanLouis Tripp, Le Petit frère, Éditions Casterman, 344 pages, 28€

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Eric Rubert
Le duel Anquetil Poulidor sur les pentes du Puy-de-Dôme en 1964, les photos de Gilles Caron dans le Quartier latin en Mai 68, la peur des images des Sept boules de cristal de Hergé, les Nus bleus de Matisse sur un timbre poste, Voyage au bout de la Nuit de Céline ont façonné mon enfance et mon amour du vélo, de la peinture, de la littérature, de la BD et de la photographie. Toutes ces passions furent réunies, pendant douze années, dans le cadre d’un poste de rédacteur puis rédacteur en chef de la revue de la Fédération française de Cyclotourisme.

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