L’œuvre de Thomas Ligotti mérite mieux que l’éclairage polémique à travers lequel son nom a enfin été diffusé en France. Cet original héritier de la veine littéraire d’Edgar Alan Poe, Arthur Machen, Lovecraft ou encore Hodgson, promu en Grande-Bretagne par le non moins talentueux et excentrique musicien David Tibet (Current 93), trouve enfin un havre français grâce aux éditions Dystopia.

Né en 1953 aux États-Unis, Thomas Ligotti, dont l’œuvre rayonne dans toute l’aire anglo-saxonne (tout en demeurant aussi publiquement secret qu’un Thomas Pynchon), est fort peu connu en France, pays où pourtant des auteurs comme Poe, Lovecraft, voire King ou Barker voir Richard Matheson ont un fort lectorat. Les choses vont peut-être commencer à changer « à cause » de la polémique ouverte outre-Atlantique par des fans de l’écrivain qui ont cru repérer dans les dialogues de la première saison de la série True detective des phrases entières tirées de ses nouvelles ou essais. Mais, s’il advient que le talent de Ligotti soit enfin reconnu dans l’hexagone il serait plus juste que cela soit par l’action des éditions Dystopia et de la belle édition que cette jeune maison vient de consacrer à plusieurs nouvelles inédites en français regroupées sous le titre Chants du cauchemar et de la nuit.

… quelque chose de sombre, quelque chose d’abyssal pointe toujours dans la beauté neutre de ces représentations, quelque chose qui, la plupart du temps, se tient en réserve, présence étroitement mêlée au reste dont nous sommes toujours conscients. (L’Ombre au fond du monde)

Dans les sombres délires composés dans un style sec et acéré par Thomas Ligotti, le plus troublant, le plus effrayant, c’est la mise à distance, c’est le regard de technicien de l’innommable qui pèse sur chaque récit. Le complet abandon de toute compassion, voire même le léger contrepoint ironique du narrateur. Tout est, dans des univers pourtant variés, quoique toujours au bord de sombrer dans le chaos, d’une terrible précision, mécanique sans faille. Sans doute, cette sensation rend elle plus présent encore le trouble jamais tout à fait dévoilé, le mystère rampant et effrontément angoissant qui émane des nouvelles de Ligotti. Son espèce de réalisme métaphysique pessimiste vous atteint à travers des histoires dont l’atmosphère générale – bien plus que les faits décrits – vous saisit viscéralement. De « Dr Voke et Mr. Veech » à « Nethescurial » en passant par « Rêve d’un mannequin », Thomas Ligotti trace en filigrane une sorte d’anti-ontologie de la marionnette. Sans jamais prendre le rôle de l’auteur-démiurge, il nous laisse percevoir que tous, narrateur, écrivain, lecteur nous ne sommes guère plus que des pantins illusionnés par la persuasion d’un langage onirique. Et Ligotti détient les codes de ce langage persuasif qui laisse songer qu’il connaît intimement la porosité entre les mondes, les différents domaines du sans-forme ; une perception de la réalité concrète qui ne serait que le masque ludique et bancal de forces sans nom, toujours mouvantes, d’une outre-réalité, de cette « noirceur que nul n’a jamais vue ». De cet « univers non pas d’ordre et de dessein, mais dont le seul principe est celui d’une transmutation dépourvue de sens. Un univers du grotesque. » (Le Tsalal, p. 222)

D. Tibet par Ania Goszczynska
David Tibet par Ania Goszczynska

Mais, avant de développer notre propos, donnons la parole à un exceptionnel admirateur de l’œuvre : David Michael Tibet, âme, parolier et chanteur de l’excentrique collectif musical britannique Current 93. David Tibet est également poète et peintre.

*

Unidivers : David, il semble que la lecture et les livres aient toujours été très importants pour vous, pour vos paroles et votre musique… Vous souvenez-vous quand et comment vous avez découvert les travaux et les œuvres de Thomas Ligotti ?

David Tibet : C’était il y a si longtemps, peut-être aux alentour de 1990 ? Un de mes amis, qui était aussi un amoureux de la fiction bizarre et dont les goûts étaient proches des miens avait beaucoup de respect et d’admiration pour Ligotti. Il m’a suggéré de recevoir et de lire une copie de ses Songs of a Dead Dreamer qui avaient été alors réédité au Royaume-Uni par Robinson.

U : Quelles ont été vos premières lectures et vos premières impressions ?

D.T : Dévastatrices et dévastés. Dès que j’ai lu les pages d’ouverture de la première histoire de ce recueil, « The Frolic », j’ai su que j’avais rencontré quelqu’un dont le travail aurait une profonde influence sur ma vie. C’était différent de tout ce que j’avais jamais pu lire auparavant, ou même rêvé de lire. Je sentais que j’avais rencontré quelqu’un dont le visage masqué était celui que j’avais depuis longtemps cherché.

U : Votre appréciation du travail de Ligotti a été si profonde que vous lui avez demandé de collaborer à des chansons de votre projet musical Current 93 ? C’est quelqu’un de très secret. A-t-il accepté facilement ?

D.T : Je l’ai contacté dès après ma lecture de Song of a dead dreamer, je lui ai dit que j’étais tombé en amour de son travail et que je sentais que nous partagions une partie de nos âmes. Je lui ai envoyé beaucoup de disques, de CD et d’autres publications et lui ai demandé s’il voulait travailler avec moi et C93. Nous avons beaucoup parlé au téléphone et nous avons échangé d’innombrables lettres, des courriels et autres colis. Je ne peux même pas commencer à décrire les choses étonnantes que j’ai acquises de lui, car j’ai construit une énorme collection de son travail. J’ai tous ses manuscrits, ses dactylographiés, ses copies d’épreuves, des ephemara incroyablement exquis, et des éditions signées de presque tous ses travaux, y compris l’édition Silver Scarab de ses Songs of a Dead Dreamer avec une couverture en noir et blanc, qui n’a jamais été publiée. Un cabinet de fantômes dans le cœur de mon étude.

U : Quelle place accordez-vous au travail de Ligotti dans la littérature ? Surtout dans le genre que vous aimez : les histoires courtes et étranges…

D.T : Ligotti est un maître de la littérature et de l’art. Il éclate et transcende toutes les catégories. Dans l’avenir, il sera considéré comme un écrivain et un penseur tout à fait unique. Un individu qui a eu le courage de regarder dans son propre abîme et de faire rapport sur la noirceur totale et l’absence de sens et qu’il a aperçu là. Comme Mistah Kurtz, il a vu et connu « l’horreur ». Sa clarté est terrifiante.

 

Dreams of Christ and two thieves ascending, D. TIbet
Dreams of Christ and two thieves ascending, D. TIbet

Le présent recueil, dont toutes les nouvelles ont été soigneusement choisies et traduites par Anne-Sylvie Homassel, s’ouvre sur « Petits Jeux », une perle noire de suspense machiavélique dans laquelle un homme s’occupe du service psychiatrique d’une prison. Son rapport avec l’un des prisonniers va l’amener à vivre le pire dans une ville où comme se plaît à le répéter l’auteur : « Le quartier n’était pas plus animé, du reste – et cela, quelle que fût l’heure. C’était le cas dans tout Nolgate, bourgade à peu près dénuée de toute vie nocturne… » Le lieu clos du drame ainsi que les descriptions rappelle certaines scènes des meilleurs films de Jacques Tourneur, dans lesquelles le suspense était toujours amené de façon subtile et nuancé. Ligotti fait monter la tension peu à peu, grâce aux dialogues imagés et un sens affiné de la description, qu’y a t-il de plus angoissant que le noir ? Et ce sentiment de bizarre et d’étrangeté, d’indicible si cher à Lovecraft est ici bien plus poussé. En effet, la limite entre le fantastique et la réalité est assez ténue comme on pourra le constater dans plusieurs nouvelles.

le sentiment de dissociation d’avec la réalité ne s’empare des individus que lorsqu’ils sont dans leur état conscient : dans le rêve, tout est toujours absolument réel…

Thomas Ligotti explore la folie, le rêve, ses personnages sont souvent enfermés, pris au piège par quelque chose ou quelqu’un, que ce soit à travers la narration monologuée de la nouvelle « Le Chymiste » ou bien encore dans « Rêve d’un mannequin », et bien souvent le mot de la fin donne tout son sens à l’histoire ainsi qu’aux pensées et aux actions des personnages.

Oublions nos autres nous-mêmes. Oublions la vision du monde à la troisième (ou quatrième, ou énième) personne dont se serait emparé quelque dieu ou démon pour s’y restituer en fragments épars de tout ce qui est. Seules comptent la première et la deuxième personne (toi et moi). Et, par pitié, oublions les rêves. Pour ce qui me concerne, je sais que je n’en suis pas un. Je suis réel…

Pazuzu is ClownTown, D. TIbet
Pazuzu is ClownTown, D. TIbet

« L’art perdu du crépuscule » nous montre encore une fois que Ligotti ne cherche pas le sensationnalisme ou le cliché, car d’une histoire de vampire, d’une confession, d’un récit il tire une nouvelle presque poétique, ou la narration joue avec le lecteur, le narrateur s’adressant directement à nous. De plus Thomas Ligotti développe une redondance pour les personnages sans nom, Tante T, l’homme au chapeau, Dr N… comme si ses créations imaginaires n’avaient d’existence que par leurs actions, méfaits ou bien pensées, créations créateurs tout comme le Dr Voke tel un Victor Frankenstein utilise la folie des autres pour être le gardien de son temple, grenier peuplé d’automates. Abandon, folie, retour à la vie, un brassage d’émotion complexe qui interroge une fois de plus le lecteur sur la réalité des choses et des perceptions.

Car l’on pouvait trouver là une chambre dont le décor dégageait une sérénité désolée, de nature à charmer le visiteur – lequel ne découvrait qu’ensuite certaines silhouettes enchâssées dans le velours des meubles. Elles ne bougeaient ni ne parlaient, se contentant de fixer. Mais comprenant que ces mannequins fatigués se sont accordé, par le repos, un luxe étrange, ledit visiteur doit peser sa décision : rester ou partir ?

Si Ligotti a été influencé par des auteurs comme Lovecraft ou Poe, la réciproque est évidente avec des auteurs contemporains, et cela quelque soit le média utilisé. En effet dans la nouvelle intitulée « Vastarien », un livre rend fou ; lien direct au fameux Necronomicon de Lovecraft. Pour autant, au-delà de cette référence, la folie gangrène le récit, la réalité mise en doute une fois de plus, le lecteur peut se perdre, et par touche subtile Ligotti introduit le fantastique. Toute ces thématiques et surtout l’ambiance qui se dégage de la nouvelle fait indubitablement penser au film de John Carpenter In The Mouth of Madness ainsi qu’au célébrissime jeu vidéo Silent Hill.

L’ivresse magique du rêve avait disparu et il craignait ne pas pouvoir la retrouver.

Honeysuckle Aeons 4, D. Tibet
Honeysuckle Aeons 4, D. Tibet

Il est évident que chaque auteur à ces propres références, littéraires, cinématographiques, picturales… Il y a différente façon d’utiliser ce qui nourrit notre création. L’hommage est souvent pompeux et difficile à réaliser, mais Thomas Ligotti s’en sort parfaitement. En effet « L’ombre au fond du monde » est à n’en pas douter un clin d’œil au texte de Lovecraft « La couleur tombée du ciel ». En revanche chez Ligotti, le fantastique n’est pas hideux et il ne ravage pas tout sur son passage. Tout comme son texte « Nethescurial », récit labyrinthique rappelant les œuvres de Borges. Une montagne russe émotionnelle, où une nouvelle fois rêve et réalité se percutent interrogeant au passage la notion de cauchemar.

Je ne suis pas en train de mourir en cauchemar.

Le recueil se conclut sur les deux textes les plus intéressants, « Conversation dans une langue morte » et « Le Tsalal ».

Tout change – et ce n’est jamais dans le bon sens.

Ligotti, véritable écrivain de l’attente, infuse son suspense jusqu’à l’explosion finale. « Conversation dans une langue morte » est un imparable manège macabre ; en quatre chapitres l’auteur nous fait tourner, tourner les sens et les émotions, la peur, le désir de savoir, le pourquoi… Et toute la force réside dans cette écriture descriptive, qui prend son temps, jusqu’au dénouement final ; lequel n’offre pas la réponse susceptibles de clore une histoire, mais des réponses qui appellent le lecteur à faire tourner le manège dans l’autre sens, à relire l’histoire de manière à ce qu’elle nous affecte, nous infecte encore plus. Du grand Art.

« Le Tsalal » qui achève le livre est sans nul doute le texte le plus référencé. En effet, Thomas Ligotti cite directement le livre d’Edgar Alan Poe, Les Aventures d’Arthur Gordon Pym (par conséquent, Le Sphinx des glaces de Jules Verne). Alors que dans les œuvres de ses prédécesseurs, le Tsalal est une île perdue dans les glaces, chez Ligotti il est question d’un livre sacré, tout comme la Bible – d’ailleurs c’est dans cette nouvelle qu’il est le plus question de religion. Le Tsalal, l’ombre, les formes, le mal qui peut s’immiscer en nous, notre part des ténèbres. Sans doute Ligotti s’est-il rappelé le roman d’Ira Levin Rosmary’s Baby, car une scène y fait irrémédiablement penser. Tout comme Stephen King a du lire « Le Tsalal » de Ligotti et s’en souvenir quand il a écrit son scénario La Tempête du siècle, en effet on perçoit quelques similitudes : la petite ville envahie par mal, la tempête, l’église comme lieu de refuge.

Comme si cette maison et d’autres lieux similaires n’étaient que les ombres tremblantes projetées sur terre par une contrée distante, invisible, peuplée d’entités. Là, le frôlerait quelque chose qui n’était pas en lui, quelque chose dont la volonté se confondait avec la sienne – ainsi qu’en un rêve où l’on se sent investi d’un extraordinaire pouvoir de décider de ceux des évènements qui se feront jour, sans pour autant être en mesure de contrôler ce pouvoir – lequel peut, par votre biais, produire le chaos du cauchemar.

Si Thomas Ligotti s’est beaucoup inspiré de ses maîtres, il serait appréciable que les auteurs contemporains assument leur héritage, et cite Ligotti comme source d’inspiration. Après la lecture de ce recueil vous remarquerez que cet auteur américain à influencé une bonne partie du fantastique télévisuel des années 1990/2000. On espère que les éditions Dystopia Workshop sortiront rapidement un deuxième recueil aussi riche que celui-ci afin que le nom de Thomas Ligotti ne soit plus inconnu du grand public francophone.

Avant qu’ils n’en deviennent les propriétaires de plein droit, il faut planter un seul germe et le nourrir pendant un laps de temps suffisant – période qui n’a rien à voir avec les heures et les jours du monde.

Thomas Ligotti Chants du cauchemar et de la nuit, nouvelles choisies, présentées et traduites de l’anglais par Anne-Sylvie Homassel, Dystopia Workshop, 2014

 

 Tarik Messelmi et Thierry Jolif (pour l’entretien avec David Tibet)

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Tarik Messelmi
Depuis longtemps passionné de littérature, avec une préférence pour le roman noir et la science-fiction, la liste est longue et les découvertes toujours intéressantes.

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