Quasiment aucun paragraphe. Des pavés et des pavés de texte d’une froideur calculée. Un sacré morceau littéraire, surtout pour un premier roman. Chapeau au jeune auteur, Thomas Coppey, qui vient de recevoir le Prix du roman d’entreprise. Une précision chirurgicale pour découper au scalpel cette terrible question : combien vaut l’âme humaine ? Combien sommes-nous prêts à accepter en échange de notre âme ?

 

Plus que ça : sommes-nous même capables de nous rendre compte que nous nous vendons ? À partir de quand nous estimons-nous heureux de nous dépecer nous-mêmes ? Un job valorisant ? Une position sociale, une belle maison, la famille-comme-il-faut ?

thomas coppey, potentiel du sinistreChanard, le personnage créé par Thomas est ainsi : le stéréotype de l’homme socialement irréprochable. La voie royale suivie d’un bout à l’autre : meilleure école de commerce, meilleure société, une femme intelligente à ses côtés, une enfant promise elle aussi, nécessairement (nécessairement) à un brillant avenir. Il y a de quoi être fier. Que rêver de mieux ? Monter dans la hiérarchie ? Encore quelques efforts, un peu d’abnégation, et c’est chose faite. Bien.

Mais pourquoi ? Dans quel but ? Pour satisfaire quelle espèce d’arrogance ? Pour se couler dans quel moule élitiste ?

Terrifiant portrait d’un jeune homme qui, bien loin d’incarner un modèle à suivre, n’est au fond rien d’autre qu’un produit design créé pour se mettre au service d’intérêts fort peu humains. Le Capital, la rentabilité.

Chaque personnage de cette vaste farce a si bien intégré ce qu’on attend de lui qu’il continue à suivre envers et contre tout ce fameux chemin idéal. Seul compte le profit, ce que chaque être humain rapporte ou coûte. Avec un relent nauséabond de machisme lorsque l’épouse de Chanard se trouve éjectée de ce monde impitoyable pour avoir commis la faute irréparable de tomber enceinte. (C’est vrai ! Quel égoïsme tout de même de ne pas en avoir averti sa société au préalable ! Elle les a mis dans l’embarras !) Et personne ne s’offusque tant on a bien appris sa leçon : la hiérarchie, l’obéissance d’abord. Non, elle reportera ses compétences sur la gestion de la maison, comme une entreprise. Pour que tout tourne, glisse, que chaque seconde encore une fois rapporte.

Accepter son sort s’est rendu coupable d’un faux pas. Il n’y a qu’une seule morale : celle du chiffre et de l’efficacité.

La destruction systématique de toute faiblesse conduit le lecteur à s’interroger : une autre vie est-elle possible ? Notre pauvre héros, au bord de la rupture, ne semble même pas comprendre sur quel fil il est en train de se balader, en équilibre au-dessus d’un vide quasi intersidéral :

« Il estime que les quêtes individuelles faisant intervenir la spiritualité ou le rêve ou n’importe quelle sorte de sensibilité non productive vous mettent dans une position de marginal. »

Vertigo (Radio tv Suisse)
Entretien intégral de Christine Gonzalez
avec Thomas Coppey

Performance. Performance. Performance. On ne l’envie pas. On ne le plaint pas, ou à peine, au bord de son gouffre, les pieds déjà dans le vide. Pas une seconde. Tout n’est que calcul, partout, tout le temps, entre amis, au boulot, au sein du couple. À tel point qu’on se demande dans quel tréfonds il est encore possible de trouver une quelconque capacité à s’émouvoir du sort des autres.

Ah non ! Surtout pas ! Une émotion ? Quelle étrange idée ! Une idée dangereuse, puisque contre-productive. Mieux vaut s’asseoir dessus immédiatement. Enfin ! Une émotion ? Vous n’y pensez pas ! Quelle faute de goût !

Récompensé par le prix du roman d’entreprise en 2014, le livre de Thomas Coppey, en plus d’être mené d’une plume de maître est un vrai exercice de bravoure littéraire. Un travail méthodique du vocabulaire offre à son propos glaçant toute sa force. Moderne, intelligent, scotchant.

Potentiel du sinistre, Thomas Coppey, éditions Actes Sud, février 2013, 19€

 

Thomas Coppey est né en 1980. Il passe son enfance et son adolescence en banlieue parisienneet s’installe ensuite à Paris où il étudie les Lettres modernes et la Science politique,tout en exerçant divers emplois à temps partiel. Ses textes ont été publiés dans les revues Rue Saint Ambroise (2008)et RougeDéclic(2009, 2010, 2012). Il vit depuis plusieurs années entre Paris, Beyrouth et Le Caire. 

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