Dans Thésée, sa vie nouvelle, Camille de Toledo entreprend une longue histoire et introspection de sa famille du côté maternel : quatre générations d’une histoire méconnue sinon largement étouffée, parcourue par la mort et la douleur, depuis l’aube du XXe siècle jusqu’à cette première décennie du XXIe siècle. Un singulier, grand et inoubliable livre. Prix Goncourt 2020 ?

Le livre Thésée, sa vie nouvelle de Camille de Toledo s’ouvre sur la mort brutale que se donne Jérôme, « premier mars deux mille cinq », pendu à une corde dans la maison parentale, retrouvé par Gatsby, un père anéanti appelant à son secours son deuxième fils, « le frère qui reste », Thésée. Ce livre mémoriel se referme, comme une boucle, sur une autre mort, brutale elle aussi, celle de « l’ancêtre », arrière-grand-père de Thésée, Talmaï, qui se tire une balle dans la tête le 30 novembre 1939, désespéré de voir partir au front son jeune fils, Nathaniel, grand-père de Thésée. Thésée est le dernier maillon et témoin d’une mortifère suite généalogique. La mère, Esther, mourra d’une rupture d’anévrisme au jour du premier anniversaire de la mort de son fils Jérôme. Ce ne sera pas la première coïncidence de dates, ou concordance de temps, entre générations familiales. Camille de Toledo les appelle « les lapsus du temps, là où le passé se mêle à l’avenir ; et la mère maintenant est morte ; le fils survivant dit un soir en pleurant bientôt je serai le dernier. » Il sera le dernier effectivement. Son père, Gatsby, un peu plus tard, disparaîtra, rongé par la maladie. Une mort comme une nouvelle et ultime réplique de ces successives secousses sismiques et familiales.

Thésée, le dernier « d’une lignée des hommes qui meurent », enfant d’un « orphelignage », partira de cette « ville de l’ouest », Paris devenue « nécropole », avec femme et enfants, pour se réfugier dans « une ville de l’est », Berlin. Thésée espérera y trouver ce qu’il appelle « sa revivance. […] Je ne laisserai pas le passé hanter l’avenir. […] Ne pas rouvrir les fenêtres du temps, tout laisser en vrac, aller vers l’avenir.» Mais en sera-t-il ainsi ? Le départ hors de France, chemin inverse de ses ancêtres, le sauvera-t-il, lui qui « aimerait échapper à ce cycle des morts » ?

Camille de Toledo
Camille de Toledo est un nom de plume. L’écrivain s’appelle Alexis Mital, un des enfants de la famille Riboud, né en juin 1975 à Lyon.

Ce passé n’est pas simple, composé des premières traces de ses lointains aïeux marranes vivant dans la peur et le secret dans une Espagne du XVe siècle qui convertissait les Juifs dans la violence. D’autres vagues d’ancêtres viendront, attirés par cette France de 1789 et ses projets universalistes qui ouvraient à la diversité. De proches ancêtres, enfin, arriveront sur « cette vieille terre orgueilleuse au bout du continent où l’on se dit français. » Les deux enfants du Juif sépharade Elie de Toledo, fuyant la cité turque d’Andrinople à l’aube du XXe siècle, attirés par la « fiction française », viendront vivre et mourir dans leur nouvelle patrie : Talmaï, l’arrière-grand-père de Thésée, et Nissim, ce « Dreyfus oriental et rejeton de l’Empire ottoman [qui] se battra aux côtés des goumiers algériens » pour la France qu’il connaît si peu. Nissim mourra, fauché par un obus allemand à la veille de la victoire de 1918. Talmaï, resté à l’arrière, ne s’en relèvera pas. D’autant qu’Oved, fils de Talmaï et passionné d’Histoire, « l’enfant qui voulait être le Premier Roi juif de France » sera emporté dans son très jeune âge par une maladie foudroyante, désespéré de ne pouvoir prononcer les mots du kaddish, « cette prière juive trop oubliée quand nous perdons nos liens. […] Oved voulait prier, mais les mots manquaient, les mots de la prière avaient disparu. […] Nous nous étions si vite intégrés. Il n’y avait plus qu’un blanc au lieu de Dieu » dans une famille « qui avait oublié l’archaïque. »

Mécréance à venir ? Foi dévoyée ? Le grand-père de Thésée, Nathaniel, fils de Talmaï, sera capitaine d’industrie dans la France des Trente Glorieuses, décennies de l’abondance, de la croissance économique infinie, de cette consommation à tout-va qui « porte à la dévoration du monde », et âge d’une nouvelle croyance qui oublie ce qu’est la foi, la vraie. Ses enfants et successeurs, « beaux, élancés, flamboyants », s’appelleront Gatsby – le magnifique, lui aussi, dans ses ambitions de parfait héritier – et Esther, épousée en 1969 dans un mariage conclu comme « un contrat d’affaires, chef d’œuvre de l’emprise industrielle sur la vie amoureuse et la reproduction », une union trente ans après le suicide de Talmaï. Mais la mort de l’ancêtre est derrière, oubliée peut-être, étouffée sûrement, comme on cacherait hantises et secrets de toute une longue et malheureuse lignée familiale. Le couple « de conte de fée » sera donc, pour un temps, le bras exécuteur de la puissance économique et paternelle, nouvelle religion d’une génération de ces nouveaux « modernes. […] La prière, la foi appartiennent au passé, on fabrique la joie, c’était la grande vie, ah, nous menions grand train ! » Voilà bien le reproche de Thésée à ses « très chers parents » : « Dans cette vie prospère qui est celle de votre jeunesse, les morts ne parlent pas. »

Le malheur reviendra frapper pourtant : le suicide de Jérôme, en 1993, rouvrira « le livre des morts » – titre initial du texte de Camille de Toledo. Et pour fuir, croit-il, ce lignage de la détresse et du néant, Thésée s’en ira à Berlin avec femme et enfants, lui aussi, pour « être le domino qui tient dans la famille qui tombe. » Et ne pas reproduire le péché majeur de ses parents emportés dans le tourbillon et la vaine gloire d’une vie parisienne et mondaine qui les ont détournés de veiller sur leurs deux fils. Thésée se tiendra à l’écart de ce laisser-faire et laisser-aller : « Je veille sur mes enfants comme une vieille louve, je ne veux pas passer à côté de leur fragilité : la dureté de ma fille qui se dressa contre le cycle des mauvaises nouvelles et ne connut ni son oncle ; ni sa grand-mère, et les peurs de mes fils qui arrivèrent après, quand tout de cette triste mécanique était déjà lancé tandis que toi [ma mère], tu as refoulé ce travail sur le passé, sur la vie intime…»

Thésée emportera avec lui trois cartons d’archives familiales – lettres manuscrites, photos de famille, carnets, journaux… – qu’il n’avait jamais encore ouverts. C’est là-bas, plus tard, à Berlin, quand il se sentira prisonnier de son corps qui subitement le lâchera et se verra « contraint de vivre allongé », que Thésée-Camille les lira et les interprétera à la manière d’une anamnèse remontant le fil du temps et du passé pour lui révéler ce que l’histoire et la légende familiale lui avaient masqué. Ces valises du passé vont porter au jour des dates qui font écho, des correspondances troublantes, des liens invisibles ou qu’on ne voulait pas voir : «… et ces cartons que je viens de vider sur le sol allemand sont pleins, justement, de ces poids inquiétants, de ces ombres du temps; ils sont la terreur même, la preuve que tout le récit que je me suis fait de ma vie nouvelle, de ma cavale est faux ; en déverser le contenu sur le sol, c’est accueillir la mémoire, le passé, et aussi transgresser la loi d’une lignée qui n’eut de cesse de vouloir cacher, cacher tout ce qui tremble, mais /on ne rouvre pas les fenêtres du temps, / te souviens-tu, Jérôme ? »

Ce livre, « texte errant » et sinueux dans son déroulement et sa forme, que Camille de Toledo a voulu enrichir de dessins, de lettres manuscrites, de photos familiales – comme celle de Jérôme enfant, reproduite sur le bandeau de l’éditeur -, n’a pas la forme chronologique habituelle, il répète et ressasse un « continuum de désastres et d’effondrements » qui va et vient, depuis les « envoûtements » du passé jusqu’aux « ombres » du présent, mêlant à dessein les malheurs, individuels ou collectifs, qui se sont faits écho de générations en générations, de siècles en siècles. Thésée dénoue alors le fil d’Ariane d’une double tragédie : celle d’une famille enferrée et enfermée dans le labyrinthe de la mort, volontaire ou non, et celle de la tragédie de la vie juive, « cachée tout au long des siècles » jusqu’au deuxième conflit mondial, quand « la France devance l’infamie et les demandes allemandes en offrant ses enfants à la mort. »

Thésée Camille de Toledo
Thésée, sa vie nouvelle, de Camille de Toledo, Editions Verdier, août 2020

Thésée ouvre les pages de malheurs obsessifs et lancinants, dévidées en phrases interrogatives reprises et scandées comme des prières, comme le kaddish d’un livre des morts : « Qui commet le meurtre d’un homme qui se tue ? […] Celui qui survit c’est pour raconter quelle histoire ? » Celui qui survit pour raconter l’histoire sera donc Thésée-Camille de Toledo, qui tentera de mettre à bas le Minotaure des démons familiaux. Son frère aîné, Jérôme, nom de ce saint « traducteur chargé de rassembler des scripts divers venus du grec, de l’hébreu et de l’araméen, et ficeler la multiplicité des mythes en un seul héritage », lui avait promis d’éclairer et d’apaiser cette mythologie familiale et « suturer le récit de l’Après-Guerre, les ombres du passé, les morts de la lignée. » Promesse non tenue. La mort sera plus forte, qui ouvre, parcourt et clôt ce livre bouleversant et inoubliable dont une seule lecture ne peut épuiser la richesse et la puissance.

Camille de Toledo a pris le nom de l’ancêtre, Elie, « ce père qui, il y a longtemps, vit ses enfants quitter la Turquie pour l’Europe. » Camille ne souhaitait pas inscrire immédiatement dans ce livre toutes les identités véritables, cachées derrière des noms d’emprunt ou mythologiques. Camille de Toledo est donc un nom de plume. L’écrivain s’appelle Alexis Mital, un des enfants de la famille Riboud, né en juin 1975 à Lyon.

Thésée, sa vie nouvelle de Camille de Toledo. Éditions Verdier. 252 pages. Sortie : Août 2020. Prix : 18.50 euros.

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