Nyfus photographie le graffiti rennais depuis 2015. Pour continuer nos balades street art dans la ville, on part faire un tour avec cette instagrameuse, s’étant également essayée au graff, du côté des prairies Saint-Martin et de la Bellangerais. C’est l’occasion de discuter avec elle de cette partie la plus secrète des arts urbains qui l’intéresse, celle la moins reconnue, la plus décriée, la plus alternative : le graff vandale.

Nyfus nous donne rendez-vous au niveau de l’écluse du canal Saint-Martin, un bon endroit pour commencer cette promenade puisqu’il fait partie, depuis 2016, de la trentaine d’espaces autorisés au graff répertoriés par le dispositif RUE. L’emplacement, fait d’arches et de rebords, offre une place conséquente et de nombreuses surfaces aux graffs qui, par leur quantité et leur enchevêtrement, soulignent la complexité d’un objet architectural somme toute assez banal. Que les artistes puissent s’y exprimer de façon légale permet la création de pièces aux dimensions conséquentes qui ont pu être travaillées en toute sérénité avec le temps et le matériel nécessaires. Les dessous et alentours du pont se transforment donc en une galerie d’art où se succéderont différentes œuvres que nous prenons un instant pour contempler en attendant notre guide.

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Une fois Nyfus arrivée, notre balade commence, longeant le canal, passant près de l’entrée des prairies Saint-Martin. Comme une ode à cet espace sauvage dans la ville, une hermine blanche de WAR!, agrémentée de coquelicots rouges, nous accueille. Quelques centaines de mètres avant, boulevard de Chézy, une gigantesque libellule du même artiste indiquait la nature humide de la zone. 

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Ces premiers pas sont l’occasion d’en apprendre plus sur Nyfus et son rapport au graffiti. Fanny, de son prénom, lance le compte Instagram Nyfus en 2014. À l’époque s’y mêlent des publications personnelles à de premiers partages d’œuvres relevant du street art, stickers, collages, pochoirs. « Ce que j’aimais, c’était photographier des trucs de la rue que je trouvais marrants, des phrases, des stickers », raconte-t-elle. Courant 2015, les graffitis prennent le dessus sur le reste. « À force de poster des photos, des gens sont venus me parler sur Instagram, et m’ont expliqué beaucoup de choses, les crews, les blazes, les bons coins à Rennes. J’y suis allé, je me suis intéressée, et puis j’ai voulu tout voir. Entre 2017 et 2018, je n’ai fait quasiment que ça ».

Cette posture boulimique peut se comprendre au moyen d’une analogie des plus triviales. Commencer à se plonger dans le street art, c’est un peu comme entamer un ménage de printemps : une fois qu’on ouvre l’œil pour repérer la saleté, on en voit partout tant notre regard s’habitue, se forme à la chercher dans les moindres recoins et à la débusquer là où on ne s’y attendait pas. Et on n’en finit plus. Vous pouvez tenter de reproduire l’expérience chez vous : essayez de repérer une signature visible dans votre rue, Costyk, CVER ou autre Orgasm. Vous vous rendrez assez vite compte qu’en ouvrant l’œil, vous retrouverez facilement cette signature dans les quartiers voisins, les lieux représentatifs de la ville, voire d’une ville à l’autre. 

La comparaison avec la crasse s’arrête là, car même si certaines de ces œuvres sont vues comme des dégradations par les riverains ou les services de propreté des villes, pour l’amateur ou l’amatrice, ce sont les pièces d’une collection presque infinie, à compléter à force de longues heures passées à arpenter nos rues, à scruter nos paysages. « Au départ, je me faisais de grosses expéditions. Par exemple, en passant en transport je repérais un coin, puis j’y retournais à pied l’explorer », raconte Nyfus. Un point à retenir est que l’auteur ou l’amateur de graff est un observateur privilégié de la ville, de ses recoins même en plein centre, de ses marges, mais aussi de ses évolutions, et donc du phénomène d’urbanisation au sens large. Les prairies Saint-Martin en sont un bon exemple : laissées en friche pendant des années, terrain de jeu idéal des graffeurs, elles sont maintenant partagées entre ce qui relève encore de l’abandonné, du désaffecté, et ce qui a été réhabilité pour en faire un espace vert de loisir et de détente à destination d’un public citadin.

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Nyfus fait partie de ces collectionneuses qui, même si elle ne part plus autant en safari urbain qu’à ses débuts, continue de dégainer son smartphone dès qu’elle aperçoit des œuvres nouvelles. Avec le temps, elle s’est spécialisée dans le graff “vandale”, celui fait en toute illégalité, parfois dissocié du street art. « Quand j’ai commencé et que je ne connaissais vraiment rien sur le sujet, des personnes me parlaient de graffitis en me disant que ce n’était pas du street art », témoigne Nyfus. Différence radicale ou bataille de chapelles ? La distinction est en réalité laborieuse à établir de façon nette, car elle nécessiterait de pouvoir décréter simplement ce qui est de l’art (urbain) et ce qui n’en est pas. 

Une fresque murale par exemple, surtout si elle est réalisée par un nom reconnu, sera assez vite associée à une production artistique. Personne ne penserait à dénier leur art à Diego Rivera et à ses confrères du muralisme mexicain. Un coup de marqueur sur une poubelle ou sous un porche, illisible la plupart du temps pour les néophytes, sera quant à lui vu comme une dégradation. Pourtant, entre les crayonnages les plus sauvages et les œuvres encensées d’un WAR!, comme son récent séquoia peint sur le pignon du 59 rue de Saint-Malo, il n’y pas rupture radicale, mais continuité. De la même manière qu’on ne peut séparer complètement les chefs-d’œuvre de l’art pictural des gribouillages de bambins dont ils sont les fruits lointains. On peut toutefois les évaluer d’un point de vue critique, et les juger en fonction de critères techniques et esthétiques, comme n’importe quelle œuvre d’art.

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Une autre façon de distinguer graff et street art est d’associer le premier aux outils et productions hérités de la pratique originale du graffiti née dans les années 1970 aux États-Unis. Sont alors considérées comme graffiti les œuvres réalisées au marqueur, au rouleau ou à la bombe aérosol. Elles intègrent traditionnellement le lettrage : des formes de calligraphie propres au graffiti, et personnelles à chaque graffeur qui en fait sa signature. Comme un enfant qui apprend d’abord à écrire, puis à dessiner, l’artiste de graff commence par tracer son nom — c’est le tag —, puis y apporte, avec le temps et selon les conditions, un travail technique et esthétique : jeu de perspectives, de reliefs, de couleurs, de dimensions, etc. Le wildstyle, par exemple, apparu dans les années 1980 à New York, est un enchevêtrement complexe des lettres, un gribouillage savant lisible seulement par les initié·e·s. Là encore, il serait malhonnête de dénier aux auteurs de ces graffs les compétences techniques et la visée esthétique qui en font des artistes. Aussi, on peut tenter de résoudre ce débat, sans pour autant en réduire les nombreux enjeux, en considérant le graff comme un genre à part entière du street art. Ce dernier désignerait alors toute forme d’expression artistique — plastique et picturale — se déployant dans l’espace public.

Pour revenir à Nyfus, si l’instagrameuse a fait le choix de se concentrer sur le graffiti, c’est que justement ces œuvres ne sont pas reconnues comme telles, des productions qui demandent une maîtrise technique, littéralement un art, et qui répondent à des contraintes importantes : l’urgence, le matériel limité, la prise de risques physiques et légaux, l’accès difficile aux emplacements les plus en vue, etc. Dans ce choix de Nyfus se joue aussi en creux un débat de hiérarchie culturelle et de légitimité artistique. « Je me suis plus intéressée au graff parce que le street art est reconnu par la plupart des gens comme quelque chose de “joli”, alors que le graffiti est vu comme de la dégradation. Est-ce que je me suis positionnée du côté de l’opprimé ? En tout cas, j’ai trouvé ça plus intéressant sachant que le street art est déjà beaucoup relayé, par les artistes eux-mêmes notamment », explique-t-elle. 

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À l’inverse, le milieu du graffiti est, encore aujourd’hui, et malgré un phénomène de démocratisation, nimbé d’une aura de mystère, qui peut justement attiser les curiosités. « Quand j’ai commencé mon compte Instagram, j’ai ressenti que c’était un milieu très secret. On m’a souvent demandé si j’étais une keuf. Les artistes ne voulaient pas exposer leurs œuvres sur les réseaux par crainte de la police. J’ai l’impression que ça se fait de plus en plus aujourd’hui, mais en gardant toujours l’anonymat », commente Nyfus.

Le compte Instagram de Nyfus présente donc l’intérêt d’être une galerie infinie exposant des œuvres éparpillées dans la jungle urbaine. Les réunir en un seul endroit, même virtuel, permet de les montrer comme constitutives d’une scène artistique, d’un champ sociologique comme défini par Pierre Bourdieu. Chaque photo postée est accompagnée d’une légende où Nyfus décrypte les blazes, parfois avec l’aide d’internautes éclairé·e·s, pour en faciliter la lecture. Osons le mot, elle procède à une médiation culturelle dont l’effet est à la fois de rendre visibles des artistes et d’aider à la compréhension de leurs œuvres. Chemin faisant, elle constitue aussi une vaste bibliothèque des artistes graff de Rennes. 

Au fil des posts de Nyfus, s’étale sous nos yeux la scène rennaise de graff. Les premiers noms qu’elle a su identifier sont KSPR et Horus. Avec le temps, elle apprend à distinguer les styles individuels des artistes, les emplacements ou les supports privilégiés. Azote adore peindre les cabines de chantier. Tarmak et Tanmor font pour l’essentiel des pièces en hauteur. Pelastek orne ses graffs d’une spatule bien reconnaissable. Et tous les ans, de nouveaux noms viennent peupler cette jungle. LIT et Orgasm ont fait leur apparition ces trois dernières années par exemple.

Observatrice vigilante, l’instagrameuse est désormais familière des principaux collectifs rennais, les crews : 740, TWRT, IDSVC, UFO, CPA, DBZ, 7fa7, SK, XK, Super Nova, etc. « Un artiste a son blaze et peut faire partie d’un ou plusieurs crews. Des fois ils peignent leur blaze et indiquent le nom du crew en petit », explique Nyfus. Ces éléments de code, généralement accompagnés de la date de réalisation, sont particulièrement visibles sur les grandes pièces, comme celles qu’on peut observer sous le pont du boulevard d’Armorique qui enjambe le canal Saint-Martin.

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Notre trajet s’achève au stade de la Bellangerais, bouquet final d’une promenade haute en couleur. Entièrement peinte au départ par Joe Popi, la tribune du stade est régulièrement recouverte de nouvelles œuvres. À moins qu’une pièce n’ait obtenu le respect des autres artistes de graff, par sa technique, sa virtuosité, ses dimensions ou sa hauteur, elle peut rapidement être remplacée par d’autres. Mais les places de choix étant rares, même des œuvres réussies peuvent disparaître sous de nouvelles. À l’heure actuelle, la façade arrière qu’on observe en arrivant du canal Saint-Martin est un décor entier peint en 2022 par le crew IDSVC.

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Au-delà de cette œuvre aux dimensions monumentales, on se perd dans la myriade de plus petites pièces qui essaiment sur la moindre surface disponible : de somptueux lettrages où se tapissent personnages et animaux, ou encore le drapeau de l’Action antifasciste Rennes. Faites le tour de la tribune et tombez sur une autre pièce monumentale, un magnifique jaguar réalisé par Azote pour l’association Safari Graffiti, qui a entrepris le projet de peindre dans la ville 26 fresques animalières formant un abécédaire.

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De retour de notre balade, nous nous arrêtons à la guinguette des P’tits bateaux pour terminer notre discussion. Nyfus nous explique qu’elle a choisi ce parcours parce qu’en plus d’être agréable, les graffs s’y renouvellent régulièrement. Elle aime donc y faire un tour à l’occasion pour se mettre à jour et, qui sait, trouver une nouvelle pièce « que tu prends dans la tronche ». Les autres spots rennais qu’elle conseille de voir : la plaine de Baud, aux alentours de L’Élaboratoire notamment, et de nombreuses œuvres sont visibles sur des trains de marchandises, les anciennes cartoucheries à la Courrouze et les bâtiments en construction aux alentours, le skate park de la Poterie, ou encore la zone industrielle de Chantepie.

Nyfus nous recommande aussi d’autres comptes Instagram qui cataloguent comme elle le fait les graffs de leur ville : gemnogem à Marseille, lyon_et_sa_photo ou lyon_zoo. À Paris, il y en a pléthore. On retiendra parismetrograffiti, spécialisé dans le graff sur des rames de métro. La particularité de notre instagrameuse rennaise est d’associer les photos qu’elle poste à une citation de son quotidien. « J’aime bien les hirondelles mais elles volent bas ». « Je vous ai fait une glace au compost ». « Et en même temps je l’envie pas, de connaître un mec qui a fait une parodie en saucisse ». Entre humour et poésie, ce sont de ces phrases prononcées dans son entourage, ou entendues dans la rue qui vont accrocher l’oreille, retenir l’attention, égayer le discours de tous les jours, y mettre du relief, de l’affect. Comme la couleur des graffs sur le gris de nos murs.

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Stade de la Bellangerais, Rennes.

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Jean Gueguen
J'aime ma littérature télévisée, ma musique électronique, et ma culture festive !

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