Le gouvernement anglais vient d’annoncer qu’un événement exceptionnel aura lieu le 21 mars. Chacun est sur le qui-vive. Tara et Patty dans leur ferme d’Écosse, le peintre Simon Black à Londres, son amante Ecuador, Alice qui retourne à son premier amour et n’est pas au bout de ses surprises. Pendant trois mois, avant la date fatidique, un climat d’insurrection s’installe, c’est l’heure du dévoilement. Le passage de l’hiver au printemps n’a jamais été aussi prometteur.

« La langue des Dogs est plus sensée. » (p.84)

Cela se passe en Écosse. Deux lesbiennes, Tara et Patty, élèvent en pleine nature sauvage une race de chiens transgéniques qui seront capable de survivre à la catastrophe annoncée du 21 mars, événement trouble mais inéluctable et dont le lecteur comprend peu à peu qu’il s’agit d’une apocalypse bactériologique dont l’homme a sa part de responsabilité. L’homme comme être humain, mais aussi l’homme comme mâle. En tout cas certains mâles. Et même un en particulier que Tara croise régulièrement dans le lupanar luxueux dans lequel elle travaille (elle est spécialisée BDSM) pour arrondir les fins de mois.
Dans une Grande-Bretagne qui part en capilotade (mais toute la planète est concernée, en fait), Tara vit sans regret, intensément, concentrée sur son élevage clandestin (car interdit par le gouvernement). Les nouvelles portées doivent voir le jour avant la date fatidique. L’arrivée d’Alice, jeune femme et ancienne amante de Tara, vient apporter une touche de mystère et un surcroît d’excitation chez la prostituée-éleveuse.

À Londres, le peintre Simon Black, cousin de Tara, cherche frénétiquement la beauté, le cœur des êtres dans la distorsion buccale grâce à une cage faciale dont le port étire les lèvres jusqu’au déchirement :

« Mon seul désir était de vivre assez longtemps pour créer une œuvre qui donne à voir l’intérieur de l’être, ce que les croyants appellent l’âme, et en même temps la chair la plus concrète, la viande vivante du corps humain, misérable et fragile » (p.43)

Atteint d’un cancer, mais conscient de la fin de ce monde, il prend la décision de vivre lui aussi dans la joie les derniers jours. La rencontre avec Ecuador, une Africaine richissime mais ruinée, le détourne de la création de vagins artificiels oraux. S’ensuit une errance, un jeu amoureux fait d’épisodes de passion puis d’éloignement consentis, unique condition d’un amour qui ne s’épuise pas. Alors que le chaos s’installe dans tous le pays, Simon et Ecuador prennent la longue route du nord, en direction des terres sauvages où sa cousine est installée.

À Paris, Sophie est une jeune femme incapable de couper le cordon ombilical avec sa fille de neuf ans, Ludivine (qu’elle appelle « lenfant »). Cette dernière, sale môme égocentrique, n’éprouve pas de réelle affection pour son entourage. Le père est absent, constamment à l’extérieur pour son travail, pour ne pas être en famille, malgré l’Annonce du 21 mars. Survient Alice, la même que plus haut, tante de Ludivine. Elle parvient à convaincre sa sœur d’emmener Ludivine avec elle en Écosse, à la ferme de deux amies. Sophie ne reverra jamais sa fille.

On pourrait croire à un énième roman féminin dans lequel il est de bon ton de décliner, sous tous les modes possibles, la haine à l’égard du sexe masculin, et sa castration revancharde. Certes, dans Les éphémérides, les hommes sont souvent des notables d’apparence digne, compétente. Ils donnent l’impression d’une haute moralité. Pourtant, pour les connaître dans l’intimité de leurs fantasmes, Tara sait bien que ce sont de pauvres types, voire des salauds, et en même temps des êtres touchants dans leur fragilité. C’est aussi sous ce rapport que le roman de Stéphanie Hochet présente de l’intérêt : Tara n’éprouve pas de rancoeur, elle peut à l’occasion se laisser attendrir (quoique dans son for intérieur exclusivement) par certains de ses clients, elle fait aussi montre d’une discrète distanciation ironique.

C’est pourtant une éleveuse très préoccupée de supériorité raciale. Les hommes d’aujourd’hui seront remplacés, si tout va bien, par les surhommes canins de demain, bêtes superbes et sanguinaires, comme s’il fallait à toute force trouver le moyen de vivre une maternité, sous quelque mode que ce soit, et tenter d’obtenir chez l’animal la parité qui n’a peut-être pas été concrétisée chez les humains (p.106 : « (…) toutes les parties de leur corps se sont renforcées, voire ont doublé de volume, à l’exception des organes sexuels (…). Les mâles et les femelles sont presque identiques, on n’a jamais vu ça. »).

Ici, bien entendu, affleurent (tout de même) des conceptions féministes quelque peu discutables, selon moi : hormis le strict nécessaire (les appareils reproducteurs), rien ne distinguerait, au fond, un sexe d’un autre, disons dans une situation réelle, qualifiée de « normale ». Etiré ad absurdum, ce raisonnement permet de dire que l’espèce humaine est uniformisée : (sauf cas particulier) deux jambes, deux bras, un tronc, une tête, un robinet ou une fente. La ferme de Patty et Tara devient rapidement le gynécée des derniers jours lorsque Ludivine et Alice viennent les rejoindre. Simon Black, lui, ne désire pas de postérité ; avec Ecuador, ils forment un couple qui s’est trouvé en se séparant, alors que Bernard et Sophie, restés à Paris, ne se trouvent pas tout en vivant sous le même toit.

Ce qui est de toute façon narré dans ce roman, c’est la trahison du langage représentée par une certaine appropriation celui-ci. La narration ne peut qu’être close dès qu’il s’agit d’évoquer le péril annoncé (pp.33-34 :« Je lui parle du couvre-feu, de l’Annonce, et de l’ordre qui interdit qu’on en parle ») que tous les personnages (à l’exception de Ludivine) connaissent clairement, contrairement au lecteur. Seule échappe à la condamnation la littérature, on a presque envie de dire, de jadis, mais ô combien prophétique dans certains cas, annonce de l’Annonce en quelque sorte : sont cités en exemple The Wanderer, poème de la fin du dixième siècle, et T.S. Eliot.

La procréation devient un langage tératologique, le seul acte énonciatif désormais envisageable et dont il importe de maîtriser malgré tout la formulation, une tératolalie de grognements, canins, humains aussi toutefois, par le biais de l’appareil inventé par Black. Toujours nous interprétons ce que nous percevons, nous ne faisons que réécrire, épaissir le palimpseste du monde. Si les hommes ont échoué dans leurs projets civilisateurs, les dernières femmes feront ce qu’elles ont à faire et lâcheront sur le monde leurs derniers mots, leurs derniers enfants, leurs chiens assurés de survivre et de se multiplier alors que tout le reste ne sera que cadavres. Ludivine, délivrée de l’infra-langage télévisuel et maternellement régressif dans lequel elle baignait à Paris, est en fait une véritable vestale : c’est la seule créature humaine capable d’interagir paisiblement, sans protection aucune, avec des chiens capables de dévorer un enfant d’un coup de gueule.

Les Ephémérides ne sont donc pas à proprement parler un roman de science-fiction (ce n’est pas Demain les chiens de Simak). Il s’agit d’une fiction linguistique : jusqu’où un sujet énonciateur peut-il aller dans la formulation du discours, l’enfantement des formes, langagières et biologiques, lorsque les normes sociales, le logos de la Cité lui-même, ne peut plus garantir la survie, la dignité de l’espèce humaine ? Tout le spectre est balayé, de la création frankensteinienne est balayé, des interdits médiatiques à l’usage du gène comme sème d’un monde à venir, en passant les énoncés de la marge (par exemple les petites annonces du journal).

À l’inverse du Contrat social, il s’agit ici du Contrat naturel :
« je marche comme Mowgli qui devient mon double, mon frère-animal », dit Tara (p.158),
l’ultime floraison du sens (avec, littéralement, une odeur de soufre), l’ultime crachat spermatique de dieux en situation d’échec, en passe de disparaître sous une inquiétante et splendide hiérophanie
« Une lumière crue troue les nuages, au centre luit la couleur verte. » (p.64)
ce sont maintenant les brutes à babines sanglantes qui vont prendre le pouvoir, refaire le monde dans toute leur innocence primale :
« Pas de rancune, pas de haine personnelle, mais des dominants et des dominés, mâles et femelles, la simplicité en somme » (p.37)
quitter le pays de leurs géniteurs pour se rendre là où leur instinct le leur dira:
« Un jour, les Dogs plongeront dans la Clyde, à l’heure du crépuscule, instinctivement, ils trouveront leur chemin et ils se réjouiront d’atteindre les berges de ce nouveau territoire, leur terre promise. » (p.93)

Paul Sunderland
Stéphanie Hochet, Les Ephémérides, roman paru chez Rivages, mars 2012, 210 pages, 17€
Stéphanie Hochet  est l’auteur de Moutarde douce (Robert laffont, 2002), Le Néant de Léon (Stock, 2003), L’Apocalypse selon embrun (Stock, 2004), Les Infernales (Stock, 2005), Je ne connais pas ma force (Fayard, 2007), Combat de l’amour et de la faim (Fayard, 2009, Prix Lilas) et La distribution des lumières (Flammarion, 2010, Prix Thyde Monnier de la Société des Gens de Lettres).
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