Chaque mois, Unidivers vous présente ses coups de cœurs musicaux, sélectionnés parmi les sorties d’albums et d’EPs du mois en cours. À la une de la sélection d’avril : les albums « Stur an avel » de Denez Prigent et « Bye Bye Baby » de Requin Chagrin.

Le mois d’avril touche bientôt à sa fin et, comme on pouvait l’espérer, il nous offre déjà des journées radieuses qui annoncent les réjouissances de mai. Dans ce contexte printanier et engageant, les perspectives semblent également se dessiner petit à petit. Sans doute aussi, certains d’entre nous se préparent à reprendre le chemin des lieux de culture, notamment ceux de concerts. Dans l’attente de cette libération prochaine, la rédaction d’Unidivers a sélectionné quatre des albums qui ont retenu son attention, parmi les nombreuses sorties du mois. Sélection que nous vous dévoilons sans attendre, dans les lignes ci-dessous.

DENEZ PRIGENT – STUR AN AVEL

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Denez Prigent. Photo: Emmanuel Pain.

En trois décennies, Denez Prigent est devenu une figure incontournable de la musique bretonne contemporaine. Passionné par le répertoire des gwerzioù depuis l’enfance, il a personnalisé l’expression de la tradition vocale régionale, notamment en l’enrichissant de ses propres textes et par des collaborations artistiques sans frontières. Démarche facilitée notamment par le succès international de « Gortoz A Ran », issu de son album Ivri (2000) et qui fut remise en lumière dans la bande originale du film La chute du faucon noir (2001) de Ridley Scott. Sans évoquer l’ensemble de cette belle carrière, il faut tout de même rappeler qu’en 2019, paraissait son précédent album live Trans (2020) enregistré à l’occasion du fest noz du festival Yaouank 2019, en compagnie notamment du beatmaker James Digger.

Le 16 avril dernier, l’artiste nous présentait sa dernière création Stur an avel (Le gouvernail du vent), sortie chez Coop Breizh Musik.

Nombre des textes de Stur an avel ont été inspirés à Denez Prigent par des évènements ou des émotions qui ont marqué sa vie ces dernières années. Ils abordent notamment, de façon poétique et symbolique, des troubles intemporels et toujours aussi brûlants, comme ceux de la différence et de l’identité. L’album s’ouvre ainsi sur « E avel a-benn » (« Dans le vent contraire »), dont les paroles et le message d’espérance enjoignent les peuples opprimés à la résistance, quand bien même les éléments se liguent contre eux. L’amour, également, s’invite dans cet album et se situe au coeur de certains titres. C’est notamment le cas pendant la « Waltz of life », dont le thème vint au chanteur après avoir vu une scène de bal issue du film Orgueil et préjugés, adapté du fameux roman de Jane Austen. Une chanson qui célèbre la beauté de la vie ici symbolisée en une valse infinie, dont le rythme tourbillonnant nous entraîne pour mieux nous griser.

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Denez Prigent. Photo: Claude Gassian.

Dans leur construction, les 14 chansons qui composent cet album entrent en continuité avec la démarche artistique et le répertoire explorés par Denez Prigent depuis ses débuts. Tout d’abord, elles conservent les aspects fondamentaux des traditions vocales et instrumentales de Bretagne. Ainsi, certains de ces morceaux se réfèrent directement aux danses traditionnelles, dont l’énergie est alliée à la transe que suscitent les instrumentations et effets électro apportés par le beatmaker James Digger. C’est notamment le cas pendant « An hentoù-tro » ou encore « Ar Grampouezhenn-Nij », marquées par leur énergie et leurs répétitions hypnotiques. On y vibre en outre au son du kan ha diskan (chant et déchant) réalisé entre Denez Prigent au chant et Fred Guichen à l’accordéon diatonique.

Sur d’autres titres, l’artiste dévoile ses textes chantés avec la présence narrative d’un véritable conteur. Un aspect central de sa musique, qui transparaît notamment dans cet album à travers 3 gwerzioù poignantes. Les deux premières, « Ar rouanez ganibal » (« La reine cannibale ») et « An arc’hig balan » (« Le petit coffre d’ajonc »), semblent inspirées de légendes anciennes dans lesquelles les sortilèges maléfiques ne sont jamais bien loin. Quand à la « Gwerz Montsegur » (« Gwerz de Montségur »), elle raconte le destin tragique des fidèles Cathares (mouvement chrétien médiéval) qui, après un siège de dix-huit mois au château de Montségur, furent faits prisonniers par Louis IX et condamnés pour hérésie au bûcher le 16 mars 1244. Tout l’horreur de ce massacre est alors mis en évidence par la plainte typique de la gwerz, interprétée dans un registre élégiaque par Denez Prigent, ainsi que le jeu agité du violon de Jonathan Dour. De même, la dernière partie de la chanson fait entendre un rythme de danse funèbre et lugubre, souligné notamment par Cyrille Bonneau au saxophone ténor.

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Denez Prigent. Photo: Emmanuel Pain.

Dans ces 14 titres, on retrouve avec plaisir la voix vibrante et caractéristique de Denez Prigent. Celle-ci demeure la matière première de chacune de ses créations. Mais si l’artiste s’est fait connaître du grand public en interprétant seul des pièces a capella, il place également la rencontre comme la condition même de son art. Surtout quand elle lui permet de fusionner des univers musicaux a priori éloignés. Ainsi, cet album est né des collaborations du chanteur avec de multiples musiciens et des artistes venus d’horizons différents. Certains d’entre eux sont des figures emblématiques des répertoires celtes contemporains, à l’image de Ronan Le Bars qui officie sur plusieurs morceaux au whistle et au uileann pipes (cornemuse irlandaise). Parmi les nombreux invités de Stur an avel, on retrouve aussi les frères Fred et Jean-Charles Guichen, qui s’illustrent respectivement à l’accordéon diatonique et à la guitare acoustique. Quand à l’éminent Yann Tiersen, il marque sa présence par son jeu sobre et profond de piano sur « Kantreadenn » (« Errance »), ou encore ses mélodies quasi fantomatiques aux ondes Martenot sur « Gant ar red » (« A la dérive »).

Par ailleurs, Denez Prigent enchante aussi par son habileté à dépasser les frontières, alliant son chant à des esthétiques instrumentales et vocales extérieurs aux traditions bretonnes. En premier lieu, la plupart des morceaux de Stur an avel bénéficie de la patte électro de James Digger, qui travaille avec l’artiste depuis près de 6 ans. Dans cette dynamique, la « Waltz of life » est sans doute l’une des illustrations les plus magnétiques de cette synthèse de styles. Denez Prigent y est ainsi accompagné par la voix douce et enchanteresse de l’artiste country Aziliz Manrow, qui évoque autant les inflexions mélodiques des musiques traditionnelles du Maghreb que le timbre d’artistes irlandaises comme Eimear Quinn. Est aussi de la partie le rappeur Oxmo Puccino, qui pose sur ce morceau son timbre grave et son flow reconnaissable, à la fois scandé, chantant et aéré.

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Denez Prigent. Photo: Emmanuel Pain.

Avec Stur an avel, Denez Prigent nous délivre un album magistral, traversé de 14 chansons vivantes et émouvantes. Doté d’une véritable richesse esthétique et expressive, ce 11e opus nous embarque, tel le navire de sa pochette, dans des ambiances parfois mouvementées et toujours fascinantes. Une sublime suite de tableaux qu’on aimerait voir vivre un jour lors d’un prochain concert de l’artiste. Dans l’intervalle, ce « gouvernail du vent » devrait devenir l’un de nos fidèles alliés, pour mieux affronter le vent contraire qui chamboule nos vies…

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Pochette de l’album « Stur an avel » de Denez Prigent. Visuel: Denez Prigent & Restez Vivants !

Sorti le 16 avril 2021 chez Coop Breizh Musik.


REQUIN CHAGRIN – BYE BYE BABY

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Marion Brunetto alias Requin Chagrin. Photo: Andrea Montano.

L’aventure Requin Chagrin naît en 2014 de la créativité de l’artiste Marion Brunetto. Quelques années plus tôt, cette dernière a quitté à 18 ans son Var natal pour s’installer à Paris, tout d’abord dans le but d’y suivre des études de dessin. Elle s’y est aussi illustrée comme musicienne, en tant que batteuse au sein des groupes Alphatra et Les Guillotines, avant d’écrire ses premières chansons et de se lancer comme artiste solo. Son premier album sous ce nouveau pseudonyme, Requin Chagrin, sort en 2015 et attire l’attention de plusieurs personnalités phares de l’industrie musicale française dont Nicola Sirkis, le leader d’Indochine. Celui-ci la signe sur son nouveau label KMS Disques, sur lequel paraît l’opus Sémaphore, révélant encore davantage l’artiste au grand public.

Le 9 avril dernier, elle nous dévoilait son nouvel album intitulé Bye Bye Baby.

Débuté pendant le premier confinement du printemps 2020, Bye Bye Baby a été mixé au studio ICP de Bruxelles et mastérisé par l’ingénieur du son Chab, connu entre autres pour ses collaborations avec Daft Punk et le duo Air. Mais comme toujours, il est surtout le fruit d’un processus de création mené en solitaire par Marion Brunetto. Outre l’écriture des textes et la composition de la musique, c’est elle qui assure l’ensemble des parties instrumentales et vocales des 10 chansons de cet album. Une démarche qui conserve aussi l’aspect presque DIY (Do It Yourself), aux origines de Requin Chagrin. De fait, après avoir conçu ses deux précédents albums sur un enregistreur cassette, l’artiste a enregistré cette-fois ci Bye Bye Baby sur un magnétophone à bandes, conférant à l’ensemble un aspect analogique et rétro des plus savoureux.

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Marion Brunetto, alias Requin Chagrin. Photo: Andrea Montano.


Depuis ses premiers pas en solo sous le nom de Requin Chagrin, Marion Brunetto affirme un style très personnel, qui se situe au confluent de ses multiples influences. Très souvent assigné à l’étiquette « dream pop », il se distingue tout d’abord par des accents instrumentaux puisés dans le rock garage. Un répertoire auquel elle se familiarisa et dont elle se prit de passion il y a quelques années, lorsqu’elle a intégré son deuxième groupe, « Les Guillotines ». C’est ce même ancrage stylistique que l’on remarque entre autres pendant « Les Perséides », marqué par ses accords plaqués de guitare électrique réverbérée, ainsi qu’une rythmique de batterie qui évoque certains titres pop et rock des années 60.

Par ailleurs, l’esthétique de Requin Chagrin reflète aussi les premières amours musicales de sa créatrice. Celles-ci sont en partie tournées vers la new wave des années 80 et les styles qui lui sont associés. En témoignent notamment quelques programmations de boîtes à rythme et surtout l’omniprésence des synthétiseurs, dont le jeu se déploie en nappes d’accords féériques ou en arpèges enchanteurs. Y font également écho des lignes mélodiques entremêlées de guitares en delay, parfois placées en avant-plan de l’espace instrumental. Elles rappellent aussi, à certains égards, celles des premiers albums d’Indochine, dont les morceaux ont rythmé l’adolescence de Marion Brunetto et constituent l’une de ses premières influences. Sans oublier la voix si particulière de l’artiste, dont le timbre grave et le phrasé détaché sert une expression à la fois sobre et lyrique, qui peut rappeler le style vocal d’interprètes comme Etienne Daho.

Côté textes, on retrouve par moments les thématiques aquatiques retranscrites sur « Sémaphore », l’album précédent de Requin Chagrin. Mais dans « Bye Bye Baby », Marion Brunetto nous invite plutôt à plonger dans des atmosphères résolument nocturnes et souvent planantes, célébrant la beauté de la voûte céleste. Ainsi, le propos de « Déjà vu » retranscrit la fascination de la Varoise pour les étoiles, plus précisément à l’occasion des perséides. Un phénomène de multiplication des étoiles filantes, que l’on peut observer pendant la période du 15 août et qui trouve ici une traduction poétique, à travers les arpèges scintillants réalisés par Marion Brunetto au synthétiseur.

À bien des égards, cet univers nocturne se retrouve sublimé et retranscrit une mélancolie sous jacente et aux multiples contours, qui fait l’une des bases de Requin Chagrin depuis le premier album. De fait, certains titres de « Bye Bye Baby », comme « Love », racontent l’autodestruction, la « confusion des sentiments » ou encore la désillusion qui brisent nombre de passions sentimentales. Mais de façon aussi discrète qu’imagée pendant « Déjà vu », Marion Brunetto décrit aussi la félicité et le magnétisme au coeur du sentiment amoureux. Sur d’autres chansons de cet opus, elle ne manque pas non plus de mettre en mots et en musique ses désirs d’évasion et de nouveaux départs (« Bye Bye Baby »), ainsi que les moments d’ivresse procurée par l’océan ou par la nuit, que cette dernière s’habille de noir ou de blanc (« Nuit »).

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Marion Brunetto, alias Requin Chagrin. Photo: Andrea Montano.

En résumé, ce nouvel album de Requin Chagrin se démarque par son aspect envoûtant et crépusculaire, brillant d’une aura aussi lumineuse qu’un rayon de lune. Tout en contrastes, Marion Brunetto assure avec force la continuité de sa ligne artistique, en même temps qu’elle l’affine et le pare d’atmosphères rêveuses et oniriques. D’ailleurs, peut-être serait-ce enfin le moyen privilégié de s’évader sous la lune et dans le songe ? Ne serait-ce même qu’un instant…

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Pochette de l’album « Bye Bye Baby » de Requin Chagrin. Visuel: Guy Gillout.

Sorti le 9 avril 2021 chez KMS Disques/Sony Music.


NOS AUTRES COUPS DE COEUR

LA CAFETERA ROJA – MOSAÏK

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La Cafetera Roja (De gauche à droite: Chloé Legrand, Jean-Michel Mota, Aurélia Campione, Anton Dirnberger, Pierre-Jean Savin & Fiti Gines Rodriguez). Photo: Pierre Jaffeux.

Créé en 2008 à Barcelone, La Cafetera Roja est un étonnant collectif européen, né de l’association de six musiciens et interprètes originaires de France, d’Autriche et d’Allemagne. La symbiose qui les réunit et la rencontre entre leurs diverses influences leur ont permis de créer un langage musical bigarré et polyglotte, révélé par leur premier album Calle Riereta sorti en 2011. Un patchwork artistique réjouissant, qui allie des éléments principalement puisés dans les musiques sud-américaines, les courants du hip-hop, du rock ou encore de l’électro. Le 2 avril dernier, paraissait leur nouvel opus Mozaïk, enregistré l’année dernière entièrement à distance. Il comporte notamment l’inspiré « Moonlight », son morceau d’ouverture dont le clip fut dévoilé le 5 mars dernier et que nous vous partageons ci-dessous.

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Pochette de l’album « Mosaïk » de La Cafetera Roja. Visuel: Pierre Jaffeux.

Sorti le 2 avril 2021 sur Green Piste Records.


RHIANNON GIDDENS & FRANCESCO TURRISI– THEY’RE CALLING ME HOME

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Rhiannon Giddens & Francesco Turrisi. Photo: Karen Cox Photography.

En 2005, Rhiannon Giddens débutait sa carrière artistique professionnelle au sein du groupe folk Carolina Chocolate Drops. Depuis, l’artiste développe un style captivant, qui explore entre autres la richesse et la diversité de la musique populaire américaine. Outre ses diverses expériences en groupes, elle met aussi cette démarche à profit dans une carrière solo engagée en 2013. Ses deux albums Tomorrow Is My Turn (2015) et Freedom Highway (2017), ont ainsi obtenu un succès critique dont l’écho a également résonné outre Atlantique.

En 2019, sortait son opus There Is No Other, pour lequel elle s’est associée avec le multi-instrumentiste et compositeur italien Francesco Turrisi. Deux ans plus tard, le duo nous présente They’re Calling Me Home, leur nouvel album enregistré en Irlande en 2020 et sorti le 9 avril 2021 sur Nonesuch Records. Dans cette création, les deux musiciens rendaient hommage à leurs racines musicales respectives, en revisitant certains des plus beaux morceaux populaires des Etats-Unis, d’Irlande et d’Italie. Parmi ces chants anciens figure notamment « Waterbound », reprise d’un morceau traditionnel américain enregistré pour la première fois à la fin des années 20. Cette réinterprétation est portée notamment par le violon expressif ainsi que la voix lyrique et envoûtante de Rhiannon Giddens, dont la teneur nostalgique sait réchauffer les coeurs.

RHIANNON GIDDENS

Sorti le 9 avril 2021 sur Nonesuch Records.

 

Certains des morceaux présentés dans cette sélection sont à retrouver dans la playlist d’Unidivers :

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Pierre Kergus
Journaliste musical à Unidivers, Pierre Kergus est titulaire d'un master en Arts spécialité musicologie/recherche. Il est aussi un musicien amateur ouvert à de nombreux styles.

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