Dans la multitude de livres consacrés aux Gilets jaunes – une quarantaine environ à ce jour en librairie* – les Presses universitaires de Rennes viennent tout juste de publier un livre écrit par un enseignant de sociologie politique de l’IEP de Rennes, Christian Le Bart, « Petite sociologie des Gilets jaunes : la contestation en mode post-institutionnel » (PUR, 2020). L’universitaire y fait une analyse originale de ce mouvement de contestation hors normes, foncièrement transgressif et totalement inédit dans la forme et le fond dans un paysage politique et syndical quelque peu désorienté.

Pour illustrer son analyse et ses conclusions, Christian Le Bart va trouver ses sources et s’appuyer sur les communiqués, interviews et articles de la presse nationale et régionale (Le Monde, Libération et Ouest-France) publiés à partir du deuxième semestre 2018 et des premiers rassemblements organisés le samedi à Paris et en province lancés le 17 novembre de cette même année.

Surpris par l’ampleur de la contestation et par sa forme inédite, les acteurs politiques et syndicaux traditionnels et institutionnels auront bien du mal à cerner ce mouvement, encore moins à le réguler ou le récupérer. Les Gilets jaunes, écrit Christian Le Bart sont « insaisissables ». La culture, l’expression et la grammaire politiques et sociales habituelles posent généralement les bases d’une stratégie claire des luttes, d’un discours structuré selon qu’il est de droite ou de gauche, mettent en valeur l’expression de porte-paroles nommément désignés et élus par des groupes, des partis, des syndicats. Cette fois, rien de tel, « comme si la force du mécontentement suffisait. »

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Image extraite du film de Gilles Perret et François Ruffin « J’veux du soleil !

« Le mouvement a défié les classements » écrit le sociologue Laurent Jeanpierre. C’est l’incertitude organisationnelle et la défiance institutionnelle qui règnent donc. Jusqu’à une forme de spontanéisme qui confine à l’anarchie. Au point que les Gilets jaunes ne peuvent se trouver un ou des représentants qui ne soient rapidement contestés et mis hors-jeu au sein même du mouvement. Le Monde (28 novembre 2018) le souligne : « Cette fronde protéiforme née sur les réseaux sociaux sans le soutien d’aucun parti politique ni d’aucune organisation syndicale et qui se revendique sans leader va-t-elle réussir à parler d’une seule voix ? » Christian Le Bart en fait le constat : « [Des] porte-paroles, [habituellement] reconnus comme tels à la fois par l’institution et les médias surgissent d’un contexte instable, ils sont aussitôt désavoués, contestés, remis en cause, au terme d’une compétition dont les médias eux-mêmes sont sans doute les arbitres les plus décisifs ».

Les chaînes d’info en continu, radiodiffusées et télévisées, ont servi largement de chambres d’écho et d’extraordinaires relais aux discours des manifestants abondamment interviewés et mis en lumière. Le sociologue des médias Thierry Devars a même parlé en 2015 d’une « BFMisation de la communication politique ». Par défiance envers les pouvoirs publics et les institutions, les Gilets jaunes ont rapidement privilégié ces voies rapides d’information et investi pareillement les réseaux sociaux « qui permettent de court-circuiter les médias institutionnels » en autant d’expressions directes et de canaux sans filtre diffusant aussi vite que possible leurs revendications et mots d’ordre. Jusqu’à s’en méfier même parfois quand apparaît, à leurs yeux, « leur inféodation aux logiques dominantes du journalisme télévisé contemporain » écrit Christian Le Bart et que ces mêmes chaînes s’attachent à montrer plus que de raison selon eux les violences de certains manifestants aux Champs-Elysées ou les images de l’incendie de la préfecture du Puy en Velay. Paradoxe de la liberté incontrôlée des manifestants : « Les Gilets jaunes ne veulent pas qu’on leur tende le micro, ils veulent prendre le micro » déclare une responsable de BFM au journal Le Monde (13 décembre 2018). Et ce sont les médias dits alternatifs comme Mediapart ou Le Media qui au final obtiendront plus sûrement les faveurs du mouvement.

Les médias traditionnels, par enquêtes, reportages et commentaires répétés, ont cherché à cerner les profils de ces manifestants anonymes, sans représentants solides et attitrés – les rares « élus » comme Ingrid Levavasseur ou Maxime Nicolle ont vite été contestés et évincés dans leurs propres rangs. Ces hommes et femmes engagés dans une forme inédite de révolte naissent de terrains sociologiquement éparpillés et sont issus le plus souvent des classes moyennes peu diplômées, périurbaines, précarisées. Christian Le Bart se pose lui aussi la question de savoir où est « le centre de gravité de ce mouvement a-céphale, réticulaire et faiblement structuré. À cette question, ni les journalistes ni les sociologues ne sont vraiment capables de répondre… »

Complexité d’une rébellion qui échappe à l’analyse des observateurs : les principes, cadres et règles des institutions sont contournés par ces protestataires qui optent pour les échanges et affrontements informels, non structurés, « liquides ». Plus d’interaction entre d’officielles organisations et syndicats ou partis connus et reconnus, mais un dialogue d’individu à individu. Le Monde par la plume de Raphaëlle Bacqué évoque « la physionomie désordonnée d’une contestation inédite. »

Mieux, cette indépendance et cette liberté d’action et d’expression hors de tout encadrement ou récupération des institutions sont l’atout et la force du mouvement, pourrait-on dire. Les Gilets jaunes retrouveraient-ils même, de la sorte, un certain sens de l’Histoire du peuple français ? C’est ce que pense Danièle Sallenave quand elle publie « Jojo, le Gilet jaune » (2019) : « Ce que les Gilets jaunes refusent c’est qu’on parle en leur nom ». Les Gilets jaunes, ajoute-t-elle, ont retrouvé, de la Révolution, « l’immanence, l’horizontalité de la souveraineté populaire ».

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Cet échange d’individu à individu que les Gilets jaunes veulent imposer n’est pas loin d’être rapidement atteint, l’exemple venant d’en haut, de l’Elysée précisément : « D’un côté des manifestants en colère exprimant des mécontentements liés au ressenti de leur vie quotidienne, occupant les espaces qui leur sont familiers – ronds-points, centre commerciaux -, refusant tout formatage institutionnels de leur parole ou de leur sentiments, prompts à désavouer quelque porte-parole que ce soit ; de l’autre un président ciblé dans sa personne [Emmanuel Macron], mais ayant incité lui-même à l’individualisation de la relation politique en bousculant au stade de sa campagne présidentielle le système politique. »

Car Emmanuel Macron, à sa manière, fut lui aussi promoteur d’une forme inédite de spontanéité débouchant sur une manière de « dégagisme ». Et tous les soutiens qui ont porté le candidat à l’Elysée ne participaient-ils pas également d’une conception individualiste ou individualisée de la politique ? Adhésion à un homme, refus du clivage gauche-droite, volonté de bousculer les cadres institutionnels ? Autant de directions et d’options d’une action politique sans précédent durant ces cinquante dernières années. Et pas très éloignées, tout compte fait, de ce que pensent et souhaitent les Gilets jaunes eux-mêmes. Christian Le Bart le souligne : « La même défiance populiste anime les uns et les autres qui ne parviennent à penser la politique que comme échange personnalisé entre un leader qui a le pouvoir et des individus qui expriment sans les filtrer des mécontentements liés à leur vie personnelle ».

Voilà donc un président que les Gilets jaunes interpellent en utilisant les mêmes armes, les mêmes arguments, la même logique, la même stratégie. Le Monde, le 10 janvier 2019, le rappelle opportunément : Emmanuel Macron lui-même n’a-t-il pas été ce candidat « répétant que les députés sont trop nombreux et trop payés » ? C’est « l’arroseur-arrosé », « le dégageur-dégagé » en quelque sorte ! « Le face-à-face, de la sorte construit est, qu’on le veuille ou non, inédit » écrit Christian Le Bart.

Avec, cette fois, l’aide des maires de France – ainsi placés « comme une relocalisation du politique » écrit Laurent Jeanpierre – Emmanuel Macron voudra réussir son pari de « récupérer » le mouvement des Gilets jaunes en instaurant le Grand Débat le 15 janvier 2019. Cette vaste consultation reprendrait les thèmes essentiels des revendications et protestations des Gilets jaunes, notamment le RIC, référendum d’initiative citoyenne, « dispositif alternatif à la représentation politique institutionnalisée. ». Mais s’il s’agit bien « de passer des ronds-points aux urnes » déclare le Gilet jaune Benjamin Cauchy interviewé par Libération le 4 mai 2019, « le jeu institutionnel n’est joué qu’avec distance et sans fascination particulière » selon Christian le Bart.

Emmanuel Macron se mettra lui-même physiquement au centre des débats – « sept heures devant 600 maires » titre Ouest-France le 16 janvier 2019 – au milieu des élus, mais aussi de leurs administrés de tous âges, un président en manche de chemise, col ouvert, sans apparat institutionnel, tour à tour solennel, empathique, direct, grave ou rieur. Christian Le Bart, qui fait souvent référence au livre d’Ernest Kantorowitz « Les deux corps du Roi » (1989), écrit : « Le corps [du Président] ici sollicité est bien le premier, le plus trivial, le corps de l’athlète qui tient le coup avec panache et fait front, seul contre tous, et non le corps abstrait d’un président jupitérien sécurisé et déréalisé par une multitude de dispositifs institutionnels ».

Quelques leçons essentielles peuvent être tirées de cet inédit et long moment de contestation populaire. Et qui n’est peut-être pas terminé malgré un nombre de manifestants en constante diminution et des actes de violence sensiblement moindres juste avant que l’état sanitaire du pays, il est vrai, ne conduise au confinement et au grave ralentissement économique et social que l’on vit depuis quelques mois. Les Gilets jaunes auront « renversé les polarités », mis à l’envers tout ce qui tient des institutions, et avec elles les hommes et femmes qui en sont les représentants officiels, au Parlement, dans les syndicats, dans la presse écrite et parlée. Les grands Corps d’État et les administrations, froides et bureaucratiques, n’affichent, selon les Gilets jaunes, que « l’indifférence aux vrais malheurs des vraies gens ». Les témoignages de désespoir et de colère « d’individus concrets » vaudront toujours bien plus pour « les révoltés des ronds-points » que tous les discours officiels tenus par les corps intermédiaires, et lointains, investis par les professionnels de l’administration, de la politique, du journalisme, de la vie sociale et ouvrière. Et seul le dialogue d’individu à individu prévaudra pour les Gilets jaunes, en premier lieu l’échange direct avec l’exécutif en son sommet, le chef d’État, pas moins, « avec la familiarité que permet l’ignorance des rôles sociaux ». On bascule ainsi « dans un univers post-institutionnel » écrit Christian Le Bart. Au risque de voir monter un populisme, dont on constate en ce moment les progrès réguliers en Europe en particulier.

Le livre de Christian Le Bart, bien écrit, bien construit, convaincant, éclaire au mieux la vie politique et sociale qui agite la France depuis deux ans. Voilà bien une lecture à recommander.


Petite sociologie des Gilets jaunes : la contestation en mode post-institutionnel, Christian Le Bart, Presses universitaires de Rennes, 2020, 212 p., ISBN 978-2-7535-8026-8, prix : 22 euros.

* Les Gilets jaunes vivent aussi dans les livres… :
Le mouvement de contestation des Gilets jaunes a fait naître un abondant ensemble de textes, qu’ils soient sociologiques, anthropologiques, archivistiques ou partisans. Ainsi Gautier Aubert rappelle que « Les Bonnets rouges ne sont pas des Gilets jaunes » (PUR, 2019), Joseph Confavreux nous explique que « Le fond de l’air est jaune, comprendre une révolution inédite » (Seuil, 2019), Laurent Jeanpierre s’intéresse aux modes et rites de regroupements dans « In girum, les leçons politiques des ronds-points » (La Découverte, 2019), le collectif Plein le dos [pleinledos.org] expose « 365 gilets jaunes, novembre 2018-octobre 2019 » (Éditions du bout de la ville, 2020), Marc Abélès ouvre ses « Carnets d’un anthropologue : de Mai 68 aux Gilets jaunes » (Odile Jacob, 2020), la surprenante et virulente académicienne Danielle Sallenave soutient « Jojo le Gilet jaune » (Gallimard, coll. Tracts, 2019), l’emblématique et médiatique manifestant Maxime Nicolle se raconte dans « Fly Rider, gilet jaune » (Au Diable Vauvert, 2019), une autre figure du mouvement, Ingrid Levavasseur, témoigne de son parcours dans « Rester Digne » (Flammarion, 2019). Une bonne quarantaine d’ouvrages, au moins, sont ainsi proposés actuellement en librairie. Bonne(s) lecture(s) !

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