SkinnyTok ou le retour inquiétant du culte de la maigreur

SkinnyTok

Par-delà les hashtags, un malaise profond se rejoue. Depuis quelques mois, la tendance « SkinnyTok » secoue TikTok et les esprits : des vidéos virales mettant en scène des corps filiformes, glorifiant la restriction alimentaire, vantant des mantras comme « You’re not ugly, you’re just fat » ou « You don’t need to eat, you’re just bored ». À l’intersection du contenu de type thinspiration et des pratiques pro-ana d’hier, SkinnyTok s’impose comme le symptôme numérique d’une époque troublée, où les normes esthétiques, la quête de contrôle et les mécanismes d’identification s’entrelacent jusqu’à la dissonance.

Un phénomène viral aux racines anciennes

Si le nom change, la logique reste : dans les années 2000, les forums pro-ana se transmettaient dans l’ombre, aujourd’hui les vidéos TikTok s’affichent en plein jour. Les plateformes ont changé, mais l’imaginaire derrière SkinnyTok est le même : une glorification de la minceur extrême comme idéal de beauté, de force et de réussite. Ce retour du culte de la maigreur intervient paradoxalement dans un contexte où le body positivity avait gagné du terrain, où les corps non normés commençaient à s’afficher dans l’espace public. SkinnyTok représente ainsi un contre-mouvement réactionnaire, un repli vers l’extrême contrôle du corps, contre l’acceptation de soi.

Une esthétique de l’ascèse : se priver pour exister

Sur le plan psychologique, les contenus SkinnyTok relèvent d’une esthétique de l’ascèse. Être mince devient synonyme de volonté, de pureté, de rigueur morale. Les phrases courtes, répétitives, presque injonctives (« Don’t eat today », « Discipline is sexy », « 1200 kcal max ») créent un cadre normatif brutal. La minceur n’est plus seulement un objectif esthétique, elle devient une morale du corps, où la privation est signe de mérite. Or, comme le souligne la psychologue clinicienne Marie-Rose Moro, « la nourriture, c’est aussi le lien, l’affect, l’inscription dans le monde. S’en priver devient une manière de se soustraire au chaos extérieur.

L’emprise algorithmique et l’économie de la dopamine

TikTok, par sa logique de scroll infini, renforce les comportements compulsifs et les spirales d’identification. Le « For You Page » devient une chambre d’écho algorithmique : liker ou regarder une vidéo liée à la minceur extrême, c’est être exposé à des dizaines d’autres dans la foulée. Ce phénomène renforce les biais cognitifs, en particulier chez les adolescents, à la recherche d’un modèle de soi à construire.

Le chercheur Antonio Casilli, spécialiste des usages numériques, souligne que les plateformes n’ont pas intérêt à réguler radicalement ce type de contenu, car il alimente l’engagement. La maigreur devient une marchandise visuelle, un levier d’attention dans l’économie de la dopamine et du like. La santé mentale, elle, n’y trouve guère sa place.

SkinnyTok

Des jeunes filles en première ligne : la fabrique de l’insatisfaction

La cible privilégiée de SkinnyTok ? Les adolescentes, particulièrement vulnérables à l’image qu’elles renvoient. Selon une étude récente de Common Sense Media (2023), 62 % des jeunes filles de 13 à 17 ans déclarent s’être senties mal dans leur corps après avoir regardé des contenus de type fitspo ou skinny. Le miroir numérique ne reflète plus, il déforme. Le rapport au corps devient une guerre d’images, où la norme est une fiction construite, toxique, inatteignable.

Dans une logique perverse, certaines « reines » de SkinnyTok deviennent des influenceuses de la souffrance : elles partagent leurs routines drastiques, leurs « journées à 500 calories », et cumulent des milliers de likes et de commentaires admiratifs. Le trouble de l’alimentation devient un capital symbolique, un biais d’autorité inversé. On admire la douleur, on envie l’absence.

Une urgence sociale et éducative

Face à cette vague, les réponses institutionnelles peinent à suivre. TikTok affirme supprimer les contenus dangereux, mais les contournements prolifèrent. Les hashtags changent : #skinnytok devient #thinspo2, puis #anaaccount, puis #cleanfood, et la traque devient sans fin. Les professionnels de santé, eux, tirent la sonnette d’alarme : les admissions pour troubles alimentaires explosent dans les hôpitaux pédiatriques depuis le Covid. Le phénomène SkinnyTok ne crée pas les troubles, mais il les aggrave, les légitime, les rend désirables.

Il devient urgent de développer une éducation à l’image, à la manipulation des algorithmes, et surtout à la pluralité des corps. Cela passe par l’école, les familles, les politiques publiques, mais aussi les créateurs de contenus capables d’offrir des contre-récits.

SkinnyTok n’est pas seulement une tendance dangereuse sur une plateforme populaire. C’est le reflet numérique d’un profond mal-être collectif, d’une société qui valorise la performance, l’apparence, le contrôle – y compris sur son propre corps. Ce culte de la maigreur, déguisé en lifestyle, révèle la difficulté à penser la diversité corporelle comme une richesse, et non comme une déviance. Tant que la réussite sociale sera indexée à la norme esthétique, le corps restera un champ de bataille. Et TikTok, sa ligne de front.

Bibliographie sommaire à ce sujet

  • Bandura, A. (1977). Social Learning Theory. Englewood Cliffs: Prentice Hall.
  • Bordo, S. (1993). Unbearable Weight: Feminism, Western Culture, and the Body. University of California Press.
  • Casilli, A. (2019). En attendant les robots : Enquête sur le travail du clic. Seuil.
  • CDC (2022). Emergency Department Visits Related to Eating Disorders Among Children and Adolescents.
  • DataReportal (2024). Digital 2024: Global Overview Report.
  • Heinich, N. (2009). La fabrique du regard : sociologie de l’art contemporain. Éditions de Minuit.
  • Holland, G., & Tiggemann, M. (2016). « A systematic review of the impact of the use of social networking sites on body image and disordered eating outcomes. » Body Image, 17, 100–110.
  • INSERM (2023). Troubles du comportement alimentaire : données épidémiologiques en France.
  • Moro, M.-R. (2018). Nos enfants demain : Pour une société multiculturelle. Odile Jacob.
  • Santos, L. (2022). The Happiness Lab Podcast, Yale University.
  • Tversky, A., & Kahneman, D. (1973). « Availability: A heuristic for judging frequency and probability. » Cognitive Psychology, 5(2), 207–232.
  • Zuboff, S. (2019). The Age of Surveillance Capitalism. PublicAffairs.