Le 6 octobre 2015, Unidivers rendait hommage à l’écrivain suédois Henning Mankell, disparu un mois après la parution de son dernier ouvrage Sable Mouvant. Le testament littéraire d’un homme qui a consacré sa vie à l’écriture, à la nature et à la justice. Un livre profond et dérangeant.

 

mankellMankell nous est connu depuis 1994. Ou plus exactement, le commissaire Wallander, héros des livres de Mankell, nous est connu depuis la publication de sa première enquête publiée en France(1). Confusion légitime tant l’homme et son personnage romanesque se ressemblent et finissent par se confondre : taiseux, mélancoliques, peu enclins au sourire et emplis de doutes. La similitude se poursuivra jusqu’à la fin de leur vie. Wallander sombrera dans une dernière enquête dans laquelle :

il disparut alors dans une obscurité qui l’expédierait quelques années plus tard définitivement dans l’univers vide qui a pour nom Alzheimer (2)

Peu de temps après, Mankell datera du 16 décembre 2013 l’apparition de son cancer auquel il survivra une vingtaine de mois. Décrivant de manière époustouflante le passage à la vieillesse de Wallander, l’écrivain, logiquement quelques jours après avoir appris sa propre maladie, se met à sa table de travail pour raconter :

Ma vie, ce qui a été, et ce qui est.

Pourtant, que le lecteur ne se méprenne pas, ce livre sous-titré « fragments de ma vie » n’est en aucune manière un livre de mémoire ou de souvenirs. Exigeant avec ses personnages et avec lui-même, son ambition est autre. L’écrivain en 67 chapitres nous livre un ouvrage de réflexion(s) dans lequel il essaie d’ausculter sa vie au regard d’événements passés, d’expériences vécues, de moments forts ou anodins qui ne l’intéressent que dans la mesure où elles lui permettent d’élargir sa pensée à un moment où il prend pleinement conscience, non pas qu’il est mortel, mais qu’il va mourir.

9782021053548Ce cancer, dont Mankell est persuadé qu’il sera un jour vaincu, l’auteur s’en sert comme un révélateur des choses essentielles de la vie et de ses moments clés comme celui intervenu à l’âge de neuf ans :

soudain je suis assailli par une idée totalement neuve. Une idée inouïe. C’est comme une décharge électrique qui me traverse. Les mots se forment tout seuls dans ma tête : je suis moi et personne d’autre.

Cette prise de conscience fait qu’à compter de ce jour froid de l’hiver 1957 « la vie devient une question sérieuse ». Sérieux le livre l’est donc, mais fidèle à la volonté ultime de l’homme qui est de vivre encore et toujours, l’écrivain pour apprivoiser l’idée d’une fin prochaine, et repousser l’angoisse générée, va comme une parabole de son existence trouver trois palliatifs. La lecture d’abord. L’image ensuite, celle des peintures rupestres ou des musées d’aujourd’hui. La musique enfin. Armé notamment de ces trois raisons de vivre, l’auteur suédois veut vaincre la maladie se refusant au suicide par respect pour la douleur injuste occasionnée aux proches :

 la plus grande peur humaine, c’est la peur de mourir.

La vie est mise en perspective et les souvenirs, ceux qui resurgissent ne sont que l’émergence de réflexions plus profondes sur nos existences. Mankell se souvient minute par minute des moments qui précédèrent sa première expérience érotique. Il se rappelle le moment où il a bu des gouttes d’eau de l’âge de glace calculant sa durée de vie possible à l’échelle de celle de l’humanité. Avec lui, le lecteur s’interroge ainsi sur la place de la vie d’un homme dans l’histoire de l’univers. Les références à la préhistoire sont nombreuses et l’érudition dévoilée n’a pour fonction que de retranscrire la continuité de la vie humaine et son infinitésimale durée. Quelle place avons-nous et quelle trace laissons-nous ? 9782021018783

Regrettant le peu d’individus dont l’existence laissera une marque dans les millénaires à venir, il se projette très souvent au-delà des périodes glaciaires futures évoquant, tel un fil rouge, le sort des déchets nucléaires enfouis ou à enfouir en Suède. Mankell ne pouvait écrire ce testament sans évoquer tous les combats menés : l’écologie, le théâtre, le sort de l’Afrique et des pays en voie de développement.

Wallander n’était pas qu’un enquêteur perspicace, il était aussi sensible aux faits majeurs de nos sociétés : la violence, le racisme, l’injustice. Son créateur a toujours pensé que le roman policier était la forme la plus adaptée pour dénoncer les carences et les déviances de nos sociétés contemporaines. Mais le souvenir d’une femme à Lusaka portant sur sa tête un énorme fardeau devant des hommes spectateurs ou le regard inoubliable d’une jeune fille « dont la vie achevait de se consumer » sur le matelas posé à même la terre battue, témoignent pareillement de ce sentiment d’injustice qui traversa en permanence la vie de Mankell. Des souvenirs comme des jalons d’engagements de toute une vie et d’une valeur universelle pour un témoignage politique, écologique, philosophique.

Dans « sable Mouvant », Mankell ne raconte pas son existence. Ambitieux, il veut que l’apprentissage de son cancer lui serve à dresser un état de notre planète, de l’espèce humaine et du sens de nos vies. Ce livre n’est donc pas celui d’un malade, même si la réalité médicale est parfois évoquée, mais celui d’un homme qui réfléchit « sur le voyage étonnant de son existence », un livre sur la vie, celle à laquelle on s’accroche et qui malgré tout mérite d’être vécue. Alors au lieu de glisser vers le sable mouvant qui le conduisait dans un « gouffre infernal », il fait de ce moment une œuvre littéraire importante. Grave, mais jamais désespérée.

Henning Mankell Sable Mouvant, Éditions du Seuil, 350 pages, 21,50

Lire des extraits

(1) Les enquêtes du commissaire Wallander ont été éditées en France dans le désordre chronologique. Si vous souhaitez commencer cette lecture passionnante, il faut débuter avec La faille souterraine  puis Meurtriers sans visage.
(2) L’homme inquiet

Henning Mankell n’est pas qu’un auteur de romans policiers. Il a écrit aussi à la manière de Simenon et de ses romans « durs » des ouvrages traitant notamment de l’Afrique, des pièces de théâtre. Parmi ces romans, une pépite : Les chaussures italiennes à lire absolument. Tous ses ouvrages sont publiés en poche dans les collections Points Seuil.

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Eric Rubert
Le duel Anquetil Poulidor sur les pentes du Puy-de-Dôme en 1964, les photos de Gilles Caron dans le Quartier latin en Mai 68, la peur des images des Sept boules de cristal de Hergé, les Nus bleus de Matisse sur un timbre poste, Voyage au bout de la Nuit de Céline ont façonné mon enfance et mon amour du vélo, de la peinture, de la littérature, de la BD et de la photographie. Toutes ces passions furent réunies, pendant douze années, dans le cadre d’un poste de rédacteur puis rédacteur en chef de la revue de la Fédération française de Cyclotourisme.

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