En campant une sexagénaire qui vit seule et refuse de vieillir, Rosa Montero livre certainement son roman le plus intime. Sur un fond romanesque, mêlant la cruauté du vieillissement et la bonne humeur d’une femme dynamique, l’auteur madrilène nous réjouit d’anecdotes sur les écrivains maudits menant un subtil parallèle entre son héroïne et ces célébrités. Ce roman passionnant se révèle être une intéressante réflexion sur le déterminisme, la passion, la vieillesse et la solitude et sur le sens de la vie.

Peur. La dernière fois qu’elle avait fait l’amour. Et si elle n’avait plus jamais d’amant ? Les gens ne savaient pratiquement jamais quand c’était la dernière fois qu’ils faisaient quelque chose d’important pour eux. La dernière fois que vous gravissiez une montagne. La dernière fois que vous skiez. La dernière fois que vous avez un rapport sexuel. Car ce corps mutant qui tout à coup se plissait, se ramollissait, se crevassait, s’affaissait et se déformait, ce corps perfide, enfin, ne se contentait pas de vous humilier: il commettait de surcroît la grossièreté suprême de vous tuer.
Malgré toutes ses réticences, Soledad ne peut plus se passer d’Adam, elle se ruine pour quelques nuits avec lui, pour lui offrir des cadeaux, pour le retenir. D’autant plus que le Russe semble aussi se sentir bien avec elle. Intérêt, besoin d’affection, reconnaissance de deux solitudes et de galères enfantines ?

Ce terrible besoin d’amour a ses sources dans l’enfance. Soledad et sa sœur Dolorès ont été abandonnées un jour sur un manège par leur père. Elles ont vécu l’enfer avec une mère qui les enfermait fréquemment dans une armoire. Leurs prénoms présageaient de leur futur. Dolorès sera internée à l’adolescence et Soledad vouée à la peur de la folie et à la solitude.
« Presque toutes les histoires de ses maudits avaient quelque chose à voir avec le besoin d’amour, avec l’abîme du désamour, avec la rage et la gloire de la passion. »
Subtilement mêlé au récit de cette rencontre, et en préparation de l’exposition, Soledad parle des fêlures qui définissent les écrivains maudits. « Être maudit, c’est ne pas supporter la vie et surtout ne pas se supporter soi-même. » Pour son exposition, Soledad recherche « ces moments qui sont le cratère d’une existence, le trou où la lave bouillonne, l’instant qui définit vos jours, car, quoi que vous fassiez, vous allez toujours le porter avec vous. »

Soledad y classe ceux qui se sont mutilés par amour comme William Burroughs ou ont tué leur amant comme Maria Luisa Bombal et Maria Carolina Geel, deux femmes écrivaines chiliennes du XXe siècle. On retrouve Philip K. Dick, traumatisé par la perte de sa sœur jumelle. Maupassant abandonné par son père. Rosa Montero explore aussi la difficulté d’être une femme dans le milieu machiste de la littérature avec Maria Lejáragga qui s’effaça par amour devant son mari en lui laissant signer ses romans. Ou cette figure inventée de Josefina Aznárez qui, à la mort de ses parents se fait passer pour un riche Cubain afin d’être publiée et reconnue. Folie d’aimer, aimer un corps jeune pour ne pas mourir comme ce vieil Aschenbach dans Mort à Venise de Thomas Mann qui s’éprend d’un jeune homme de quatorze ans et meurt sur la plage en le regardant s’éloigner.
L’amour est-il toujours obsessionnel ? Est-il le seul moyen d’oublier la mesquinerie de la vie et de ne plus penser à la mort ? « L’amour charnel, la fièvre de la peau, cette animalité qui nous sauvait de n’être que des humains. » L’autre dérivatif est peut-être l’écriture, mais Soledad a toujours été jalouse de celles qui savaient écrire. Rosa Montero distille les thèmes qui la touchent comme la perte de l’amour, la solitude, le vieillissement depuis la mort de son mari, l’écriture, le sexisme, le désamour, la psychologie humaine. Elle glisse son propre personnage dans ce récit, n’hésitant pas à faire son auto-critique. Ce roman surprend par sa densité, son excellente osmose entre les différents sujets. Rythme, suspense, réflexion, humour, tout y est pour captiver le lecteur.
La chair de Rosa Montero est un roman paru le 19 janvier aux Éditions Métailié, 196 pages, 18 €
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Rosa Montero est née à Madrid où elle vit. Après des études de journalisme et de psychologie, elle entre au journal El País où elle est aujourd’hui chroniqueuse. Best-seller dans le monde hispanique, elle est l’auteur de nombreux romans, essais et biographies traduits dans de nombreuses langues, parmi lesquels La Fille du cannibale (prix Primavera), Le Roi transparent et L’Idée ridicule de ne plus jamais te revoir.
