Le 20 août dernier est paru aux éditions Verticales le nouveau roman de Pierre Senges, intitulé Achab (séquelles), dans lequel l’auteur des Fragments de Lichtenberg écrit une suite possible, quoique fantasmée, du célèbre roman de Herman Melville : l’une des gageures de cette rentrée littéraire !

 

Réécriture d’un mythe littéraire ? Risqué ! Parions que la plupart des lecteurs qui tiendront le roman de Pierre Senges entre les mains le penseront. Car entreprendre une réécriture – nous reviendrons plus tard sur la nature de ce texte – qui plus est, dans une langue étrangère, de Moby Dick, canon suprême de la littérature nord-américaine, roman total par excellence, à la fois métaphysique, d’aventure, d’apprentissage, constitue un risque littéraire certain.

Inutile à la lecture de voir dans cette œuvre de Pierre Senges une énième écriture intertextualisante, la reprise étant après tout celle d’un roman qui, plus que tout autre, aura su brasser et combiner les références, qu’elles soient bibliques ou extrêmement romanesques. Pierre Senges, par ailleurs, n’en est pas à son coup d’essai. La composition romanesque des Fragments de Lichtenberg – partie de l’idée que ces fragments étaient en vérité les segments épars d’un texte plus vaste et cohérent – rentrait dans ce même mouvement. Mais Lichtenberg n’est pas Herman Melville. Élire comme protagoniste principal le capitaine Achab, et donc sa Némesis, revient à choisir comme personnage, par exemple, Frankenstein, Don Quichotte ou encore Emma Bovary. Quand on y songe, néanmoins, ces personnages du canon littéraire mondial, soit procèdent eux-mêmes d’un mythe (Prométhée pour Frankenstein), soit le sont devenus par la suite (au point, dans le cas de l’héroïne de Flaubert, de désigner le nom d’une maladie littéraire, voire clinique). Moby_Dick_final_chaseSi l’on considère que le mythe se définit par ce qui, dans une œuvre, s’autonomise et se trouve en circulation dans la culture, alors Pierre Senges, pour employer une métaphore cétologique, continue tel le capitaine Achab à traquer la baleine.

L’idée de son roman est relativement simple : Achab, contrairement à l’histoire racontée par Melville, aurait survécu à la baleine et poursuivi son existence en Amérique, sur la terre ferme. Ce qui se complique, en revanche, tient à la généricité propre de son texte. Suite ? Réécriture ? Pastiche ? Parodie ? Puisque le roman s’amuse à brasser ces codes, pour les mélanger, nous pourrions sans peine parler de baroque. Comme le texte originel sur lequel il se greffe, Achab (séquelles) ne s’insère dans aucun sous-genre. Le pari réussi du roman tient à ce qu’il imite le geste de Melville qui, en écrivant un roman d’aventure, écrivit un roman profondément métaphysique. Pierre Senges, en réécrivant de manière détournée Moby Dick, en réécrit la lettre et l’esprit.

Achab spécialiste des beignets à l’huile ou ombrageux cordonnier dans des tons de havane, devient maintenant étranger au monde des baleines : incapable de distinguer une espèce et l’autre, confondant cachalot et bâtonnets de surimi, bâbord et tribord, levant et ponant, thalassa et pelagos ; le Pequod, il prend ça pour un alcool fort, Moby Dick pour une marque de biscuits bon marché (gaufrettes, crème, graisse végétale), Starbuck pour un prédicateur de la 42e Rue, et le ressac pour un pardessus ; il cède ses derniers pulls marins à des orphelins de Newark, pauvres à souhait, pleurant un peu, la goutte au nez, juste ce qu’il faut de reconnaissance et de belle ingratitude de gueux à l’adresse de son mécène (le retour à la dignité passe par le renoncement à sa gratitude) ; il jette dans l’Hudson ce qui restait au fond de ses poches et risquait de faire de lui au 84e étage de ces tours un vieux marin fichu consommé dans la nostalgie des Rugissants, et ne rêvant que d’une chose : redire à des auditeurs muets debout derrière ses rideaux comment il a vu la Terre de Feu un matin de mars à travers la brume, pas plus tangible qu’une queue de chat. Il veut se vouer au contraire à toute une neuve mythologie de la Terre : il veut des histoires d’humus, d’arbre sec, de mosaïque de sol déshydraté, de montagne, de désert de sel, de jour réfléchi sur une étendue ocre ; en quittant l’angle de Broadway et ses losanges de cuir, il pourrait choisir de se poser en équilibre du mieux possible sur un âne et la pioche à l’épaule, la barbe jusqu’au nombril se faire prendre pour un trappeur, une pépite d’or dans chaque dent creuse (mais qu’est-ce qu’il connaît des trappeurs ? et nous, qu’est-ce qui nous en reste ?).

Métamorphose du personnage, métamorphose du roman


1956 – Moby Dick – John Huston par Altanisetta

Qu’est-ce que l’histoire de Moby Dick, après tout ? Celle d’un combat à mort. Celle d’une errance vers un être à mi-chemin entre la réalité et l’imaginaire. Celle de la frontière, thème structurant pour la littérature nord-américaine. Tout comme son frère littéraire, Bartleby le Scribe, le capitaine Achab a fait couler beaucoup d’encre. Si l’on considère la quête du capitaine Achab, dans une première interprétation, comme simple chasse à la baleine, puis secondement, comme recherche de la vérité (selon les mots de Melville), le détournement orchestré par Pierre Senges prend tout son sens ; au combat acharné de toute une vie, se substitue sur la terre américaine une quête de soi-même et de l’authenticité. Achab est dans la fiction de Senges un personnage en quête d’auteur ; personnage polymorphe, ici confesseur, là scénariste, il entraîne le roman lui-même dans sa propre métamorphose. Si le roman melvillien était d’une nature hybride, et contrariait son idéalisme, voire son platonisme, par une ironie mordante, alors celui de Senges se pose en digne héritier. On trouverait à ce personnage arraché à son roman et qui cherche vainement à trouver une identité ailleurs quelque chose de philosophique. Le capitaine Achab de Senges, on dirait Bartleby lâché en plein Manhattan Transfer. Ce serait significatif si seulement Senges ne préférait au fond la forme, au sérieux le rire, à la philosophie le délire encyclopédique.

Quand le capitaine scénariste dessine les grands contours de sa baleine, le jeu des apparitions et des disparitions, le blanc incertain, unheimlich, le vieux fonds animalier et chamanique, l’acharnement de l’homme à un seul pied, l’œil de Billy Wilder s’illumine, un œil plus particulièrement, mais les deux sont de la même eau : la boursouflure et l’étroitesse, la baleine comparée au capitaine de mi-carême, quand il y réfléchit, ça lui plaît, décidément : il y voit la reprise d’un motif traditionnel, l’éternelle lutte des gros contre les maigres. Un réalisateur de comédie a sans doute quelque chose à faire avec ça, la bataille des égos survoltés, le comique de répétition de la vengeance suivie de la vengeance, dans une surenchères de tartes à la crème ; il suffirait aussi d’imaginer une seule fille déguisée en garçon cachée au milieu de tous ces marins : au moment de serrer les nœuds de son corset, elle rejoue un gag de travesti vieux comme Aristophane et interprète le quiproquo érotique porté au comble du raffinement.

Sciences de la littérature

Car c’est dans sa nature de fiction encyclopédique, comme l’a remarqué Laurent Demanzel (1) , que Pierre Senges situe son œuvre, par rapport à la littérature, et par rapport à Moby Dick. Le roman de Melville, avec ces incessantes digressions – pensons au chapitre 32 et à son caractère pseudo-scientifique – tirait de l’hybridité, du caractère essentiellement abâtardi et polymorphe du roman la clé de voûte de son chef-d’œuvre : le surinvestissement de la phrase et du mot participait et pour ainsi dire devenait le moule poétique par lequel la recherche de la vérité, figurée dans le combat du capitaine avec la baleine, figurée par le voyage finalement erratique du narrateur, trouvait son expression.

Senges-portraitPierre Senges commence ainsi, selon un processus d’hypertextualité, laquelle, selon Genette, se définit comme« toute relation unissant un texte B (hypertexte) à un texte antérieur A (hypotexte) sur lequel il se greffe d’une manière qui n’est pas celle du commentaire » (2) ; à partir de là, il construit un roman à partir d’un roman, et en reproduit à outrance toute la poétique réflexive, spéculative, digressive, itérative. Senges tisse une toile romanesque à partir des lignes de fuite laissées par le roman originel ; ainsi, avec délice, nous apprenons non seulement ce qu’Achab est devenu, mais aussi ce que devient la baleine, comment leur histoire, surtout, vire au spectacle hollywoodien dans les mains de Billy Wilder ou Orson Welles. Ce ne sont dans ces pages que catalogues, gloses et listes. L’écriture de Pierre Senges, sans confiner à la logorrhée, trouve dans la polysémie, le calembour et la matérialité même du mot un amusement ravissant. Plus la richesse du lexique de Pierre Senges se déploie et se montre, plus l’univers du roman et du langage s’entrouvre et s’élargit. L’exotisme radical du mot recherché cultive un goût du romanesque qui confine à la parodie. Si Moby Dick était tout autant l’écriture d’une aventure que l’aventure d’une écriture (Jean Ricardou), recherche allégorisée par la baleine d’un absolu, alors l’écriture de Pierre Senges se réalise, similairement, dans cette poussée du langage en lui-même et en dehors de lui-même. Dès lors qu’une fiction se fait encyclopédique, elle ramène à elle l’ensemble des sciences : la littérature s’en trouve réfléchie.

Lire un extrait

Pierre Senges Achab (séquelles), Verticales, 2015, 624p., 24 €

(1) Demanze Laurent, Les Fictions Encyclopédiques, de Gustave Flaubert à Pierre Senges, éditions Corti, 2015.
(2) Gérard Genette, Palimpsestes, Le Seuil, collection « Poétique », 1982.

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