Gallimard vient de publier The Night, le roman d’un jeune auteur du Vénézuela. Dans un Caracas ville-monde, trois personnages en proie à l’écriture s’affaissent peu à peu dans les mystères du langage. Rodrigo Blanco Calderón parcourt en près de 400 pages les délires littéraires, artistiques et politiques qui font de notre époque l’héritage paradoxal du XXe siècle. Un roman grand et sombre comme la nuit.

The Night est son premier roman publié en France. Le titre est tiré d’une chanson et d’un album du groupe Morphine. Nous sommes dans la ville de Caracas, au Venezuela, en 2010. Tout commence sur une panne d’électricité qui plonge le pays entier dans le noir. Trois personnages masculins sortent de l’ombre, tous liés les uns aux autres. Matias Rye, un écrivain privilégiant les expériences limites. Miguel Ardiles, un psychiatre confronté au malheur de ses contemporains. Pedro Àlamo, un publicitaire hanté par un texte qu’il a écrit dans sa jeunesse, une nouvelle étrange récompensée par un concours, intitulé Tnevarapel (le paravent, en palindrome). Les espaces liés à l’écriture se confondent : d’abord le cabinet du psychiatre, où transitent Pedro et Matias, puis l’atelier d’écriture de ce dernier.



Pedro Àlamo met en route la machine romanesque. Lorsqu’il disparaît, c’est au psychiatre de poursuivre la biographie de Dario Lancini, et donc de relancer le roman dans les méandres des palindromes. L’écriture revient donc vers elle-même, se regarde dans le miroir du livre, se fascine. Maurice Blanchot, dans L’Espace littéraire, écrit que « Kafka appartient à une tradition où ce qu’il y a de plus haut s’exprime dans un livre qui est écriture par excellence, tradition où des expériences extatiques ont été menées à partir de la combinaison et de la manipulation des lettres, où il est dit que le monde des lettres, celles de l’alphabet, est le vrai monde de la béatitude ». Ce qui est dit de Kafka peut l’être de Pedro Àlamo et Dario Lancini. The Night n’occulte pas ce lieu obscur du langage qui semble recéler autre chose que lui-même, quelque chose comme un message crypté.

En suivant la vie de Dario Lancini, le lecteur se laisse entraîner aux quatre coins du monde, de Caracas à Paris en passant par Prague et Cracovie. Il parcourt les avant-gardes littéraires et politiques du siècle précédent, se laisse envoûter par les références et anecdotes. Une figure importante apparaît à plusieurs reprises : Louis Aragon. Comme Lancini, son œuvre est tout à la fois le corps d’un jeu sur les mots et la forme (le surréalisme) et d’une revendication politique (communisme). Calderón, que rien ne semble arrêter, joue avec maîtrise sur le temps narratif et met en parallèle le rapport que notre époque entretient avec sa tradition, notamment celle laissée par les avant-gardes. Les personnages sont dans la nuit, nuit du présent et nuit politique, éternel retour de ces écrivains qui hésitent entre radicalité de la forme ou du fond, tabula rasa ou continuation.
Calderón n’est ni Aragon, ni Lancini, ni Joyce. Gallimard a raison de saluer en lui un héritier de Roberto Bolaño. Il réussit à se frayer un chemin entre tentation radicale du modernisme et exigence du romanesque. L’utilisation des codes génériques du roman policier tisse un lien entre secret du monde et secret du langage. Calderón ose tout, et la lecture, difficile, extrêmement référencée, devient salvatrice. Gothique dans sa facture, ce roman polyphonique parvient à brasser toutes les histoires, qu’elles soient littéraires, politique, vénézuélienne, sud-américaine et mondiale. Il nous chuchote au passage que, comme dans une cathédrale, ces multiples parties tiennent sur des fondations solides et par une harmonie mystérieuse.
Vous, par exemple, vous cherchez ce type Alamo à travers Lancini et, pour cela, vous devez d’abord chercher Lancini à travers Alamo. Sans vous en rendre compte, votre autopsie s’est transformée en un palindrome. Je ne suis pas en train de faire des jeux de mots. Ce n’est pas un jeu ce que je dis. Vu de près, un palindrome est un labyrinthe. Si vous le voyez de loin, ça ressemble plutôt à une cellule, de prison ou de monastère. Dans la perfection de leur chemin identique d’aller-retour, les palindromes peuvent renfermer de grandes vérités, tout comme des sottises majuscules ou de savantes hallucinations. L’affaire c’est que celui qui découvre les palindromes se condamne lui-même à un esclavage perpétuel. (p. 157).
The Night Rodrigo Blanco Calderón, Gallimard, collection « Du monde entier », mai 2016, 400 pages, 24 €.

