Invité par les Tombées de la Nuit, le Théâtre de l’Unité est de retour à Rennes pour deux représentations de la Nuit Unique. Après Macbeth en forêt en 2014, la compagnie de théâtre de rue créée en 1968 invite le public rennais aventureux à une soirée de spectacle jusqu’au bout de la nuit ! Entretien avec Jacques Livchine, fondateur et metteur en scène de la troupe.

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UNIDIVERS : Vous avez fondé le Théâtre de l’Unité avec Hervée De Lafond et Claude Acquart. Qu’est-ce qui anime ce projet théâtral depuis plus de cinquante ans ?

JACQUES LIVCHINE : C’est un théâtre qui cherche un autre public, qui tient à la diversité du public. Cela nous a conduits à jouer dans la rue ou dans des lieux non théâtraux. C’est un théâtre qui va peu dans les théâtres institutionnels, même si cela arrive aussi. Ayant fondé cette compagnie en 1968, nous avons pris l’habitude de faire du théâtre hors théâtre. Et nous avons gardé cette ligne. Nous nous sommes trouvés par hasard être une des premières troupes de théâtre de rue en France.

Jacques Livchine, Hervée de Lafond et Claude Acquart théâtre de l'unité
Jacques Livchine, Hervée de Lafond et Claude Acquart, 1989

UNIDIVERS : Comment définir le théâtre de rue ?

JACQUES LIVCHINE : C’est un théâtre d’intervention. Il se joue dans la rue, sans prévenir qui que ce soit. Les passants se regroupent autour de nous. Comme ils ne s’attendent pas à voir du théâtre dans la rue, il y a toute sorte de gens. Mais cela peut aussi être un public convoqué, quand on est programmés dans les festivals ou les salles de spectacle.

UNIDIVERS : Les mouvements sociaux de mai 1968 ont-ils eu une influence dans la création du Théâtre de l’Unité ?

JACQUES LIVCHINE : Oui, mai 68 a été fondamental. C’était une époque où tout le monde remettait en cause le théâtre bourgeois, le théâtre des abonnés. Nous avons joué très tôt devant des ouvriers ou des lycéens et nous nous sommes attachés à ces publics très vivants. La question « pour qui jouons-nous ? » a été fondamentale toute notre vie.

UNIDIVERS : Que signifiait pour vous le terme d’unité ?

JACQUES LIVCHINE : L’unité c’était l’unique pour nous. Nous voulions que notre théâtre soit unique. C’était aussi un hommage au théâtre des syndicats de métro à Londres dans les années 1960-1970, qui s’appelait le Unity Theatre. Ils jouaient des pièces d’auteurs contemporains. Nous sommes allés les voir, et nous y avons même joué. L’idée nous plaisait beaucoup, nous leur avons emprunté le nom.

unity theatre

UNIDIVERS : Ce terme revêt-il un projet politique ?

JACQUES LIVCHINE : On est toujours politiques. Je me suis mis au théâtre après avoir vu une pièce qui a changé ma vision des choses, de la société. C’était Schweyk dans la Deuxième Guerre mondiale, de Bertold Brecht (1943), mise en scène par Roger Planchon (1961), une pièce sur le nazisme. J’ai été très influencé par Bertold Brecht. Un politicien m’aurait parlé, ça n’aurait rien changé. Mais j’ai vu que le théâtre avait un pouvoir énorme de transformation des mentalités.

UNIDIVERS : Votre devise est « le théâtre de l’Unité c’est toujours autre chose ». Comment expliquez-vous cet apparent paradoxe ?

JACQUES LIVCHINE : Ce sont toujours des choses différentes, notre œuvre est très disparate. Nous avons joué des classiques de temps en temps, mais aussi des choses provocatrices. Nous nous disions que si nous étions les seuls dans notre catégorie, nous serions toujours les meilleurs puisque nous ferions des choses uniques en leur genre. Nous cherchons toujours à changer les paramètres de représentation en faisant des choses très spéciales, qui nous mettent en marge. Mais nous sommes tout de même intégrés. Notre compagnie est reconnue et subventionnée depuis 1971, nous avons passé tous les ministres, même ceux qui étaient difficiles.

UNIDIVERS : Le Théâtre de l’Unité est de nouveau invité par les Tombées de la Nuit, une association, qui revendique d’autres façons d’occuper l’espace public et de concevoir le rapport avec le spectateur. Vous reconnaissez-vous dans ces objectifs ?

tombées de la nuitJACQUES LIVCHINE : Nous connaissons bien Claude Guinard le directeur. Il a déjà assisté à une Nuit Unique et a tout de suite pensé que ça correspondrait à la programmation des Tombées de la Nuit. Nous serons installé dans une halle. Malheureusement, l’espace public est de plus en plus réduit aujourd’hui. Tout est privatisé, il faut des autorisations pour jouer partout, et il y a les problèmes de sécurité en plus maintenant. Nous jouons donc dans des espaces faussement publics.

De temps en temps, nous intervenons encore dans la rue, à l’improviste. C’est là qu’on trouve un autre public. Il y a des gens qui ne passeraient jamais la porte d’un théâtre, il y a comme une barrière. Ils y vont avec l’école, mais c’est un public captif, et souvent ils n’y retournent pas. Il y a de moins en moins de jeunes au théâtre. Les grands théâtres institutionnels ont un public non pas forcément bourgeois, mais cultivé, il y a peu de coiffeurs. Je dis des coiffeurs parce qu’une fois on avait décidé de dédier une représentation aux coiffeurs et de décréter un tarif gratuit pour eux, aucun n’est venu.

UNIDIVERS : L’école participerait à un désamour du théâtre chez les jeunes ?

JACQUES LIVCHINE : Oui, je suis un peu critique sur le sujet. On le voit quand on donne des cours dans les lycées. Les élèves vont aux sorties théâtre, mais ils doivent faire des devoirs sur le sujet ensuite, et souvent ce n’est pas un théâtre qui leur convient. Les jeunes vont vers la musique actuellement. Le théâtre les intéresse fort peu, sauf quand il parle de tabous, de quelque chose qu’ils ne trouvent nulle part ailleurs.

UNIDIVERS : Vous renouez avec l’idée ancienne du théâtre comme école de la citoyenneté ?

JACQUES LIVCHINE : Complètement. Nous pensons que l’art peut aider à la compréhension du monde et à son changement. Moi-même j’ai été victime du théâtre, il a changé ma mentalité du jour au lendemain, il m’a fait grandir. On essaie de faire en sorte que les gens aient un flash, qu’ils se disent « mais oui, ils ont raison, c’est vrai ».

le théâtre qui ne recueille pas la pulsation historique, le drame de son peuple et la douleur authentique de son paysage, ce théâtre-là n’a pas le droit de s’appeler théâtre mais salle de divertissement locale, tout juste bon pour cette horrible chose, tuer le temps

UNIDIVERS : Dans un extrait vidéo du documentaire Livchine, l’homme sans chapiteau, de Martin Deyres, on vous entend énoncer cette conception du théâtre. Selon vous, le théâtre aurait-il une place dans le grand débat national ?

JACQUES LIVCHINE : C’est une phrase de Federico García Lorca. On dit que le théâtre ne doit pas distraire, mais élever l’âme, ne serait-ce que d’un millimètre, alors on essaie, même si on aime quand même faire rire de temps en temps. Mais je déteste quand les gens me disent qu’ils ont passé un bon moment à la fin des spectacles, ça ne m’intéresse pas. Je voudrais qu’ils soient bouleversés, fissurés, qu’ils se posent des questions.

Le grand débat, nous l’avons déjà fait. En 2014, nous avons créé un spectacle qui s’appelle le Parlement de rue, joué une trentaine de fois depuis, et dans lequel nous recueillons des lois que propose le public. Je les envoie ensuite au Premier ministre. Emmanuel Valls répondait via son directeur de cabinet, mais les nouveaux arrivants, qui promettaient qu’ils écouteraient les gens, n’ont jamais répondu. Je leur ai envoyé la liste des mille lois recueillies. Quand je regarde les premiers résultats du grand débat, je souris de retrouver les mêmes demandes, concernant le partage des richesses ou le rapport aux politiciens.

Parlement de rue théâtre de l'unité
Parlement de rue, Théâtre de l’Unité, Aurillac 2015

UNIDIVERS : La Nuit Unique est une autre proposition atypique du Théâtre de l’Unité qu’on pourra retrouver le vendredi 15 et samedi 16 mars à la grande halle de la Courrouze à Rennes. Qu’aura-t-elle d’unique cette nuit ?

JACQUES LIVCHINE : C’est rare de demander aux spectateurs de se coucher pour un spectacle. Nous avons remarqué que la perception vers 4 h du matin change quand on est fatigué. Le public est plus sensible à la poésie, à la musique, les barrières sociales s’estompent, on pénètre dans leurs rêves. Parfois le public ne sait plus s’il rêve ou non. Nous jouons pendant sept heures en continu mais le public regarde par intermittence. Vers 3 h du matin, plus de la moitié du public dort. Plus on avance vers le matin, plus on assiste à des scènes de réveil.

UNIDIVERS : Cette longue durée, qui peut effrayer, favorise au contraire l’immersion du spectateur selon vous ?

JACQUES LIVCHINE : Beaucoup de gens sont attirés par l’exploit, surtout les jeunes. On perd le public de plus de 60 ans, mais on en attire un autre, prêt à l’aventure ! Beaucoup cherchent à voir un spectacle où le plaisir sera différent de ce qu’on connaît : il y a le plaisir de résister au sommeil, le plaisir de s’endormir, c’est la traversée d’un continent un peu bizarre qu’est le sommeil.

Nuit Unique, Théâtre de l'Unité Jacques Livchine

UNIDIVERS : Quand la pièce a-t-elle été créée et comment est née l’idée ?

JACQUES LIVCHINE : Le spectacle date de 2018 et a été représenté une vingtaine de fois. L’idée est venue des ateliers théâtre que j’anime. J’ai voulu en faire un qui durerait toute la nuit, pour voir. J’ai remarqué qu’à 4 h du matin les comédiens étaient au top de leur forme. J’ai fait une préfiguration d’une nuit, chez nous dans un grenier, où j’ai invité vingt personnes. Il y avait de la musique et des poèmes, c’était improvisé. Au petit matin tout le monde avait trouvé ça formidable. Même ceux qui avaient dormi du début à la fin avaient senti que ce n’était pas une nuit comme les autres. Les gens nous racontent des choses incroyables ! Beaucoup rêvent éveillés, et nous parlent ensuite de scènes qui n’existent pas. Au petit matin, pendant le petit déjeuner qui suit la représentation, les gens se racontent leur nuit et on se rend compte que chacun passe des nuits différentes.

UNIDIVERS : Le spectacle mélange les pratiques artistiques plutôt que de se cantonner à un art spécifique, est-ce que vous recherchez un spectacle total ?

JACQUES LIVCHINE : Quand on va voir un spectacle, généralement, il n’y a qu’une seule couleur. On va écouter quelqu’un chanter par exemple. Dans la Nuit Unique, il y a de la chanson, de la poésie, de la danse, mais aussi des souvenirs de théâtre. Avec cinquante ans de théâtre dans les jambes, beaucoup de spectacles nous ont marqués. On les rejoue, sans forcément l’expliciter, certains reconnaissent les citations, d’autres non, ce n’est pas grave. C’est une sorte de mosaïque, on aime passer d’un art à un autre, du jazz à une chanson folklorique polonaise. Chaque comédien y met de son univers. On est très intimes aussi. Il y a par exemple un garçon homosexuel qui nous raconte ses aventures. Hervée De Lafond raconte la terrible mort de son frère. Chacun a son récit. On a demandé aux comédiens de raconter des histoires qui les mettent en jeu eux-mêmes. Il fallait qu’ils aient le courage d’être impudiques. À un moment on pensait jouer des extraits de romans d’auteurs à la mode, et puis on a remarqué que les histoires des comédiens étaient beaucoup plus fortes que les fictions.

Nuit Unique, Théâtre de l'Unité Jacques Livchine
UNIDIVERS : À l’image d’autres propositions du Théâtre de l’Unité, la Nuit Unique joue sur sur le dispositif de mise en scène : « 7 h de spectacle en position allongée, où il n’est même pas défendu de s’endormir ». Vous souhaitez désacraliser l’usage du théâtre ?

JACQUES LIVCHINE : Dans les grands théâtres, il y a plein de représentations où le public dort. Après on culpabilise généralement. Mais il y a des sommeils agréables au théâtre. Nous voulions affirmer l’idée qu’on peut se relâcher au théâtre, qu’on a enfin le droit de ne pas culpabiliser.

UNIDIVERS : Vous cherchez à développer un autre rapport au théâtre, plus intime ?

JACQUES LIVCHINE : Bien sûr, par moment on touche même le public. Un comédien se couche près d’un spectateur et lui parle à l’oreille, ce sont des moments très intimes, parfois très drôles. Le spectateur peut se réveiller en sursaut alors que je lui lis un poème à l’oreille.

UNIDIVERS : Vous faites aussi participer les membres du public ?

JACQUES LIVCHINE : Dans la Nuit Unique, cela arrive vers la fin du spectacle, on leur demande de faire des choses, même si on n’aime pas trop le terme de participation. Dans ce spectacle, la participation du public réside surtout dans le fait d’être proches de nous.Tout le monde parle du vivre ensemble, mais personne ne parle du dormir ensemble. Là, le spectateur est couché à côté de quelqu’un qu’il ne connaît pas, serré près de lui. C’est une expérience nouvelle de dormir ensemble. Il faudrait qu’on fasse davantage dormir les gens ensemble, ça leur ferait beaucoup de bien. La nuit, il y a une sorte de paix qui recouvre tous les spectateurs.

UNIDIVERS : Merci à vous, Jacques Livchine…

Nuit Unique Théâtre de l'Unité

Vendredi 15 Mars 2019 > Samedi 16 Mars 2019
23:00 > 07:00
Halle de la Courrouze, rue Raymond et Lucie Aubrac, Rennes
Samedi 16 Mars 2019 > Dimanche 17 Mars 2019
23:00 > 07:00
Halle de la Courrouze, rue Raymond et Lucie Aubrac, Rennes
7h
12€ tarif plein • 4€ Carte Sortir !
Bus C6 : arrêt Cœur de Courrouze • Vélo STAR : station La Courrouze • Peu de places de parking, nous vous invitons à privilégier le vélo ou le co-voiturage.
Renseignements au 02 99 32 56 56 (pas de réservation possible à ce numéro)

De plus amples informations ainsi que la billetterie en ligne en suivant ce lien.

Et de nouveaux détails sur la Nuit Unique sur le site du Théâtre de l’Unité.

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Jean Gueguen
J'aime ma littérature télévisée, ma musique électronique, et ma culture festive !

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