L’exposition Le Murmure des Dieux emprunte son titre au roman de Michel Bernanos (1923-1964) pour proposer une sélection d’œuvres des artistes Els Viaene et Julien Grossmann du 17 février au 12 mars 2022. L’exposition tisse entre la fiction du romancier et les œuvres des deux artistes un réseau de relations notamment lié à un imaginaire de la forêt amazonienne, de l’Eldorado, aux vestiges de civilisations précolombiennes et l’exploitation par les Occidentaux des ressources naturelles dans les empires coloniaux.

Michel Bernanos, qui vécut au Brésil dans les années 1940 avec la perspective de se lancer dans la culture de l’hévéa, fut durablement marqué par la forêt amazonienne. À tel point qu’elle joue dans son roman Le Murmure des Dieux un rôle actif, au-delà d’un simple arrière-plan ou décor accueillant les vicissitudes des deux personnages principaux : deux Français embarqués pour un voyage en pirogue sur le fleuve Amazone, l’un contraint à la recherche de nouvelles coupes de bois précieux pour le compte d’un exploitant cupide, l’autre en quête d’une civilisation perdue.

Le murmure des dieux

Le roman débute à Manaus, ville sise au bord de l’Amazone et à quelques encablures de la rivière et du lac Mamori. C’est précisément l’environnement sonore d’une des parties de la rivière Mamori que l’artiste belge Els Viaene a enregistré pour son œuvre The Mamori Expedition. L’installation sonore reproduit une partie du fleuve sous forme de trois bras d’eau que le visiteur est invité à suivre à l’écoute des bruits de la forêt au moyen d’un dispositif de micros hydrophones et de casques individuels.

MURMURE DES DIEUX
Els Viaene, The Mamori Expedition, 2009

À l’instar d’une grande partie du travail d’Els Viaene, où dominent la poésie et une certaine fragilité, The Mamori Expedition fait du son un élément évocateur, stimulant l’imaginaire, capable de nous transporter au sein même de la forêt primaire. Elle rend vivante l’atmosphère sonore du roman, nous transporte dans la fiction, où dès les premières pages sont évoqués le langage secret des oiseaux, les cris des animaux de l’ombre et leur lancinante litanie, et nous fait remonter le fleuve en compagnie des deux explorateurs de fortune.

MURMURE DES DIEUX
Julien Grossmann, Tropical Race (TR4), 2013

L’installation Four and One Ways to Display an Old Peruvian Recording de Julien Grossmann, composée de piézos disposés sur un présentoir noir dans un esprit muséal, évoque le mythe de l’Eldorado et l’imaginaire tant nourri par l’archéologie que la fiction de civilisations perdues où l’or participerait activement au culte des dieux. L’artiste a ingénieusement réuni les pastilles piézos de manière à rappeler des parures rituelles d’or pur ou des objets emblématiques des cultures précolombiennes tel que le Radeau Muisca du Musée de l’or en Colombie. Les précieuses pastilles diffusent l’un des premiers enregistrements de musique populaire péruvienne réalisé sur cylindre de phonographe dans les années 1910 par Hans Heinrich Brüning (1848-1928). Cet ingénieur allemand qui vécut au Pérou rappelle le personnage du roman Fransisco Lopez, médecin obnubilé par l’idée de retrouver les traces d’une civilisation ancienne au plus profond de la forêt.

Radeau Muisca
Le radeau Muisca a été retrouvé au sud de Bogotá en 1856 par trois paysans.

Des centaines d’années après la naissance du mythe de l’Eldorado, la forêt amazonienne prompte à ensevelir sous sa végétation toute trace de civilisation continue par son aspect labyrinthique et insondable à fasciner, comme si elle cherchait à nous cacher les restes trop brillants de mystérieuses civilisations.

MURMURE DES DIEUX
Julien Grossmann, Four Ways To Desplay An Old Peruvian Recording, 2011

L’installation est positionnée en dialogue avec la série de diptyques photographiques The Field of Recording, où dans un jeu de faux-semblant, des portraits photographiques de pionniers de l’enregistrement de terrain, habillés de manière à se fondre avec les populations qu’ils étudient, voisinent avec des tirages qui semblent être des vues aériennes de paysages désertiques. il s’agit, en réalité, de vues au microscope de cylindres de cire et de disques vinyle dont les microsillons deviennent les congères, vallées et collines d’un paysage (sonore).

MURMURE DES DIEUX
Julien Grossmann, The Field of Recording, 2011

L’œuvre souligne autant l’impact de l’enregistrement sur la perception, fragment d’une réalité transposée, que la tension entre le désir de véracité scientifique en ethnomusicologie et les représentations qu’elle véhicule malgré elle. Au travers du personnage du directeur de la société Bois précieux, le docteur Gomes, le roman de Michel Bernanos souligne la cupidité à l’œuvre chez les Européens vis-à-vis des richesses naturelles qu’ils exploitent au mépris des peuples tombés sous le joug colonial. Michel Bernanos s’est d’ailleurs peut-être inspiré de sa propre expérience pour créer ce personnage, car il a lui-même tenté de mettre sur pied une plantation d’hévéas. Une culture développée par les empires coloniaux qui ont acclimaté dans différentes parties du monde cet arbre naturellement présent en Amazonie. Une monoculture qui aujourd’hui contribue à la destruction de la forêt tropicale pour produire le latex nécessaire à la fabrication des pneus.

Une grande partie du travail de Julien Grossmann pose un regard critique sur l’influence du colonialisme, de la mondialisation des échanges participants au déplacement des richesses naturelles, des populations et de leurs traditions, mais aussi des maladies. Aujourd’hui encore, si ce n’est plus l’or qui est convoité, la forêt amazonienne reste objet d’enjeux liés à son exploitation, à l’agrandissement des surfaces agricoles au profit d’une agriculture intensive détruisant celle vivrière.

MURMURE DES DIEUX

L’œuvre de Julien Grossmann La malédiction des ressources, s’inspire d’une théorie économique proposant d’expliquer la pauvreté de certains pourtant riches en ressources naturelles, dont le pétrole, par des problèmes de gouvernance et de corruption liés au profit que ces ressources génèrent. L’œuvre de Julien Grossmann s’en inspire en partant d’un symbole fort du capitalisme : le baril de pétrole. Celui-ci a été détourné de sa fonction initiale pour permettre la fabrication d’un instrument de musique que l’on associe aux moments festifs et à l’exotisme, le steeldrum. Instrument inventé à Trinidad dans les Caraïbes, il est aussi le symbole d’une musique qui participe à la construction d’une identité nationale d’un territoire qui, jusqu’en 1962, faisait partie de l’Empire britannique. Trinidad est une île qui vit notamment de l’industrie pétrochimique sur laquelle s’appuie une grande partie de son économie. L’installation de l’artiste est constituée d’un steeldrum mécanisé jouant une composition sonore alternant notes éparses et envolées mélodiques. Mais à la différence d’un steeldrum classique, celui-ci a été accordé selon un mode oriental appelé Maqam comportant des 3/4 de ton. En utilisant cet accordage particulier, l’artiste souligne la relation de l’instrument à l’industrie pétrolière et aux jeux d’influences mondialisés qu’il induit, son rôle dans la prolifération des échanges souvent déséquilibrés. Trinidad se trouve d’ailleurs à quelques brasses du Vénézuéla qui compte parmi les membres fondateurs de l’OPEP avec l’Iran, l’Irak, le Koweït et l’Arabie Saoudite, une organisation qui avait pour objectif de garder le contrôle du prix du pétrole face aux compagnies pétrolières.

L’innocent et attrayant dirigeable couvert d’autocollants de producteurs de bananes de l’œuvre Tropical Race (TR4) n’est pas une image de ballon publicitaire bonhomme lambinant au-dessus d’une course de bateaux. Le titre de l’œuvre et l’image créée de toutes pièces renvoient à une maladie qui décime aveuglement les plantations de bananiers destinées à alimenter un marché mondial pesant 10 milliards de dollars, mais aussi celles des agriculteurs qui les cultivent pour leur consommation ou les marchés locaux.

Dans l’exposition, conjointement avec La malédiction des ressources, l’œuvre rappelle les enjeux liés à l’exploitation des terres agricoles de façon intensive par la monoculture, et le rôle essentiel joué par le pétrole comme carburant permettant le transport globalisé des marchandises. Le Murmure des Dieux s’ouvre par un court prologue décrivant l’abattage, la mise à mort de l’Arbre Dieu au cœur de la forêt amazonienne, comme un signe annonciateur d’une dévastation plus importante aujourd’hui à l’œuvre. Mais le roman est également un superbe récit d’aventures où l’homme se trouve aux prises avec une nature sauvage et envoûtante où semble pouvoir poindre le surnaturel. À l’instar du livre qui insuffle dans l’exposition, nous espérons que cette dernière, au travers la poésie sonore d’Els Viaene, l’éclat doré des disques piézos qui pourraient provenir du trésor d’une civilisation disparue aux origines fantastiques, et les envolées du steeldrum de Julien Grossmann soit également une évocation de la richesse du monde et de sa force d’inspiration.

bon accueil rennes

Depuis 2008, Le Bon Accueil est une structure de diffusion artistique rennaise fer-de-lance des arts sonores en France, avec une programmation internationale ayant déjà proposé de découvrir plus de 100 artistes pour qui le son est médium et objet de réflexion. Une programmation laissant également une large part aux liens entre musique, culture musicale et arts visuels. Cette réflexion sur le son dans les arts actuels et le contexte de l’exposition s’articule essentiellement autour de deux axes principaux : – le son comme « quatrième dimension » de la sculpture contemporaine, ou ce que le son enregistré, généré par des dispositifs cinétiques, électronique et numérique ajoute à la sculpture. Un axe qui prend en compte la notion d’espace, de dimension sculpturale du son notamment au travers la kinesthésie, et du paysage comme évocation, et thématique importante de l’histoire de l’art. – le second, intitulé d’après un ouvrage de Hermann von Helmholtz « On the Sensations of Tone », propose d’aborder l’histoire des arts sonores et multimédia au prisme de l’histoire de l’acoustique moderne, physique et physiologique, en se basant sur une approche archéologique centrée sur les appareils scientifiques d’enregistrement et de mesure inventés au 19e siècle. Cette programmation se réfère régulièrement à la littérature de fiction de la fin du 19e siècle et début 20e, ainsi qu’aux rapports entre média et spiritisme. Avec notamment la première exposition en France de Pe Lang et Zimoun en 2008, première exposition solo de Félicia Atkinson en 2012, d’Adam Basanta en 2018, Le Bon Accueil est toujours à la recherche de nouveaux talents, ou d’artistes internationaux sans visibilité en France. Depuis l’automne 2020, Le Bon Accueil est devenu Le Bon Accueil — REVERB. Ce changement de nom marque une période de transition vers de nouveaux locaux à l’orée 2023. Avant de réintégrer un équipement entièrement rénové au cœur de Rennes, Le Bon Accueil — REVERB continue de programmer dans des lieux partenaires et de proposer des projets originaux tels que des concerts en ludothèque.

LES ARTISTES

Els VIAENE est née en 1979 en Belgique, a commencé son travail d’artiste sonore/enregistreur de terrain en 2001. Avec une installation de deux petits microphones, elle écoute, zoome et agrandit les paysages sonores qui nous entourent. Les rythmes naturels et les textures des sons cachés dans ces paysages forment la base de son travail. Travaillant sur ces matériaux sonores pour des performances, des compositions sonores ou des installations, elle fait voyager les spectateurs dans des environnements imaginaires et organiques. Grâce à l’utilisation et à la mise en place spécifiques du son dans un espace, ses installations créent de nouveaux espaces au sein d’espaces existants, soulignant ou faisant disparaître les frontières physiques de cet espace. Ce faisant, elle joue souvent avec les notions de voir et d’entendre, la perception de ce que nous voyons et entendons et comment les deux interfèrent.

Julien Grossmann (Metz, 1983) a été formé à la fois en musique et en arts plastiques. Julien Grossmann explore différentes facettes de la mondialisation, en utilisant une gamme de médias contemporains et historiques. Les installations sonores jouent un rôle de premier plan dans son travail, invitant le public à naviguer entre regarder et écouter. La musique et le son, même abstraits, forment des témoignages immatériels d’histoires culturelles et économiques. Grossmann élabore sur cette qualité, puisant dans les archives audio du début du xxe siècle à nos jours pour retracer les connexions et les frictions mondiales.

Le Murmure des Dieux Els Viaene(BE), Julien Grossmann(NL) exposent du 17 février au 12 mars 2022 aux Ateliers du Vent à Rennes.

Ateliers du Vent, 52 rue Alexandre Duval à Rennes.

Damien Simon : Directeur artistique Bon Accueil – REVERB 06 18 840 844 Commissariat : Le Bon Accueil – Reverb Production : Le Bon Accueil – Reverb Partenaires : Les Ateliers du Vent. Le Bon Accueil REVERB réçoit le soutien de la DRAC Bretagne | La Région Bretagne | Le Département d’Ille-et-Vilaine | La Ville de Rennes

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