La cinquantaine d’œuvres signées par une vingtaine artistes issues de la collection Pinault est présentée dans l’exposition Debout ! au Couvent des Jacobins de Rennes du 23 juin au 9 septembre 2018. La Ville n’a pas lésiné sur les moyens afin de promouvoir un rayonnement hype de l’exposition Debout et de la capitale bretonne. C’est Jean-Jacques Aillagon, ex-ministre de la Culture de Jacques Chirac et directeur général de Pinault Collection, accompagnée de la commissaire Caroline Bourgeois, qui ont présenté l’exposition à des journalistes et invités séduits par leur aimable disponibilité. Mais que disent ces œuvres d’art et comment l’ensemble s’inscrit-il dans le Couvent des Jacobins ? Pour le comprendre, commençons par introduire le mécénat, l’art contemporain et… François Pinault.

expo pinault
Grosse Geister, Thomas Schütte,2004

« Ce qui m’intéresse dans un homme quelconque, c’est la condition humaine » (André Malraux)

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Marlene Dumas, Gelijkenis I & II (Likeness I & II), 2002

De Laurent de Médicis, au XVe siècle, à François Pinault et Bernard Arnaud, au XXIe, le mécène est une figure motrice du développement de l’art. Les femmes sont également bien présentes. On pense, bien sûr, à Anne de Bretagne, au XVe siècle. Plus proches de nous, rendons grâce au miroir américain de Gertrude Vanderbilt Whitney, à la défricheuse surréaliste Marie-Laure de Noailles, aux intuitions contre vents et marées de Peggy Guggenheim, au soutien sans faille à la jeune création d’Agnès B… Le soutien des grands mécènes aux artistes peut être mu aussi bien par des motifs intéressés – enrichissement, instrumentalisation, ego… – que par de louables qualités – rencontres esthétiques, intuition de formes à venir, admiration passionnelle ou critique, sens du don créateur. Souvent, un peu des deux. Et cela est bien humain.

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Thomas Houseago, Baby, 2009-2010

Avec la financiarisation du monde global, depuis une bonne vingtaine d’années, l’art contemporain connait une sacralisation de sa valeur à travers un marché spécifique qui raffine l’inaccessible (des tarifs exorbitants couplés à des modes esthétiques clivants au service d’une nouvelle expérimentation prospective du réel). Si l’art contemporain spécule toujours plus sur le sens du présent et de l’avenir, c’est qu’il est plus que jamais objet de spéculation. Souvent opaque, à l’image des valorisations artificielles d’autres flux boursiers spéculatifs, ce marché très côté du Temple de l’art concentre principalement des hommes, des financiers et des entrepreneurs fortunés, à travers des fonds et fondations. (Si la femme est l’avenir de l’homme, chantait Jean Ferrat, les artistes gagneraient certainement à ce qu’elle le devienne un peu plus pour l’art contemporain !)

François Pinault
François Pinault

Malgré un patrimoine exceptionnel, la France a connu un peu de retard dans cette recomposition des règles du marché de l’art et des nouvelles formes de soutien à la création. Les incitations fiscales instaurées par la Loi Aillagon en 2003 ont permis de le rattraper en partie, pour le meilleur (des Français de toutes conditions soutiennent à la mesure de leurs moyens des artistes, des créations ou des acquisitions, notamment par des musées) comme pour le moins bien (commun). Si l’impact de cette Loi a été sans conteste positif, le profit réel pour l’ensemble des artistes vivants et leurs créations mériterait une évaluation globale détaillée.

François Pinault a rapidement fait montre de son talent dans ce nouveau ternaire art-mécénat-marché. Il a su, en homme d’affaires expérimenté, s’entourer de bons conseils dans le choix de ses achats et de ses reventes afin d’obtenir une plus-value financière et acquérir d’autres œuvres à fort potentiel. Sa passion dévorante des affaires s’accompagne d’une passion non moins dévorante, peut-être sincère et à coup sûr ludique, pour l’art in progress.

RENNES EXPO PINAULT
Lynette Yiadom-Boakye, Complication, 2013 © Lynette Yiadom-Boakye Photo Marcus Leith, London Courtesy de l’artiste, Corvi-Mora, London et Jack Shainman Gallery, New York Pinault Collection

Ainsi, la collection Pinault réunit avant tout des names (autrement dit, des artistes phares, côtés, voire iconiques, dans le marché-monde de l’art). C’est pourquoi il est mal aisé – en comparaison avec d’autres collectionneurs-collectionneuses-mécènes – de ressentir à travers sa vaste collection un éther personnel où les œuvres réfléchiraient les subtiles variations de son âme d’esthète engagé.

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Thomas Schütte, Efficiency Men, 2005

Est-ce à dire que cette exposition au Couvent des Jacobins ne serait que le témoignage ambigu d’une collecte hétéroclite de biens réputés à forte-valeur marchande ? Non. Car, au-delà de l’intérêt de chaque œuvre, il faut saluer le choix efficace et la brillante mise en contexte par la curatrice Caroline Bourgeois.

Caroline Bourgeois
Caroline Bourgeois aux côtés de l’artiste Tatiana Trouvé (au Musée des Beaux-Arts de Rennes)

« Le plus terrible dans la beauté n’est pas d’être effrayante, mais d’être mystérieuse. En elle, Dieu lutte avec le diable ; et le champ de bataille se trouve dans le cœur de l’homme. » (Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski Les Frères Karamazov)

Recrutée par la Fondation Pinault, Caroline Bourgeois est chargée depuis 1998 du département vidéo de la Collection de l’entrepreneur breton où, notamment, elle explore l’histoire de l’image en mouvement à travers différentes installations. (Dans cette veine, son travail entretient des parallèles, susceptibles d’intéressants rapprochements, avec celle qui est sans doute la plus grande spécialiste française de l’art et des images, la vivifiante et radicale Marie-José Mondzain.)

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Henry Taylor, No chicken please, we’re born Again Vegan, 2011-2013

Caroline Bourgeois offre aux visiteurs de cette exposition Debout une promenade artistique réflexive servie par une mise en situation qui compose adroitement avec les espaces efficacement requalifiés du Couvent des Jacobins. Au programme, une tonalité globalement sombre : outrage, torture, crucifixion, orgie nazie, souvenir brûlant du Vietnam, irradiante Fukushima, racisme, bébé oublié…

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A g. Duane Hanson, Baby in Stroller, 1995 ; à d., Jake et Dinos Chapman, Fucking Hell, 2008

D’une œuvre à l’autre – comme les stations du chemin de croix de l’homme qui se fait homme à défaut de devenir Dieu – le visiteur est confronté à : la violence de l’histoire, la souffrance singulière et collective, la condition humaine marquée par une fatale absurdité, la permanente singularité de la résistance à la catastrophe. En somme, Debout est résilience. The Show must go on.

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La préférence de Nathalie Appéré va au Boy with Frog (2009) de Charles Ray tant cette statue semble avoir été conçue pour s’inscrire naturellement dans le cloître du Couvent des Jacobins

Reste que l’impérieuse exclamation par laquelle l’expo Pinault invite le public – “Debout !” – peut prêter à sourire tant facilement elle détourne à son profit la charge émotive des élans révolutionnaires (Debout ! les damnés de la terre ! Debout ! les forçats de… l’art contemporain !). Et ce, sans ni frayer de voies d’avenir ni exposer de motifs d’espérance.

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Maurizio Cattelan, Him, 2001

Pour autant, la résilience qu’expose Debout est nourrie d’une puissante vitalité qu’elle restitue bien en retour. Cette vitalité qui anime les réponses lancées à la face de la fatalité. On pense à Camus : l’absurdité de la condition humaine est le domaine d’une expérience individuelle partagée collectivement. Irréductible à un savoir positif, elle conduit ceux qui l’éprouvent à une interrogation axiologique sans cesse renouvelée. A l’image de cette exposition qui s’en saisit et contribue à la ressaisir. De fait, Debout est susceptible d’entrer en résonance – à travers différentes langues émotives – avec un public élargi. Ce qui est en soi une réussite.

Maurizio Cattelan Him
Maurizio Cattelan, Him, 2001

Dans ce cadre, chaque visiteur préfèrera telle ou telle station. (Les œuvres exposées ayant fait l’objet de tant d’articles, commentaires et gloses qu’il parait inutile d’en ajouter à la présente mise en perspective.) Certes, les visiteurs seront nombreux à se contre-recueillir devant la saisissante incarnation de l’homme fait démon par Maurizio Cattelan. Mais le mal nazi est également bien servi par les frères Chapman qui modèlent l’improbable conjonction des apocalypses de Bosch et Bruguel avec les SS zombis de l’excellent nanar Dead Snow. A contrario, la Ferrari accidentée de Bertrand Lavier jure quelque peu dans cette macabre, mais vitalisante promenade. Peu salutaire, comme tout accident.

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Jake et Dinos Chapman, Fucking Hell, 2008

Lady Macbeth : Vous avez besoin de ce qui ranime toutes les créatures, de sommeil.
Macbeth : Oui, allons dormir. L’étrange erreur où je suis tombé est l’effet d’une crainte novice et qu’il faut mener rudement. Nous sommes encore jeunes dans l’action.

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Bertrand Lavier, Dino, 1993

Exposition Debout !, Couvent des Jacobins, à la Criée Centre d’art et au Musée des Beaux-arts de Rennes, du 23 juin au 9 septembre 2018

Horaires d’ouverture Du mardi au dimanche
Mardi, mercredi, vendredi : 11 h – 19 h
Jeudi : 11h – 19 h (nocturne jusqu’à 22h à partir du 14 juillet)
Samedi et dimanche : 10h – 19 h

Tarifs
Forfait individuel adulte : 10 € (entrée au Couvent et au Musée des Beaux-Arts)
Tarif réduit : 4€ (jeunes entre 10 et 26 ans, bénéficiaires des minima sociaux, handicapés civils et mutilés de guerre)
Gratuit pour les enfants de moins de 10 ans

Billet « Tribu » : 20 €
(2 adultes avec enfants de –18 ans)

Groupes de 10 personnes et + : 8 € (sur réservation obligatoire)
Artistes et oeuvres exposés

Adel Abdessemed
Cri, 2013

Lucas Arruda
Untitled, de la série « Deserto- Modelo » 2017
Untitled, 2016
Untitled, 2016
Untitled, 2016

Berlinde de Bruyckere
Romeu, 2010

Maurizio Cattelan
Him, 2001

Jake & Dinos Chapman
Fucking Hell, 2008

François Curlet
Caché, 2012

Marlene Dumas
Gelijkenis I & II (Likeness I & II), 2002
Homage to Michelangelo, 2012
Forsaken, 2011

Long Life, 2002

Vincent Gicquel
Pédoncule, 2017
Cortège, 2018
Debout, 2018
Aplomb, 2018
Ablution, 2018

Duane Hanson
Seated Artist, 1971
Baby in Stroller, 1995

Thomas Houseago
Striding Figure II (Ghost)
2012 Sleeping Boy I, 2012

Giant Mask (Cave), 2010
Baby, 2009-2010

Pierre Huyghe
(Untitled) Human Mask
2014 De-extinction, 2014

Bertrand Lavier
Dino, 1993

Jean-Luc Moulène
Rotor, 2015
Paulo Nazareth
Cadernos de Africa, 2014

Charles Ray
Boy with Frog, 2009

Thomas Schütte
Vater Staat, 2010
Efficiency Men, 2005
Fratelli, 2012
Grosse Geister Nr. 9 und Nr. 13, 1997-1998

Henry Taylor
“No Chicken Please, “We’re Born Again Vegan.”, 2011-2013
Haitian Working (Washing My Window) Not Begging, 2015
Danny Fox, 2016
Johnie Ray Taylor, Start, 2013

Tatiana Trouvé
Sans titre, 2017
Sans titre, issu de la série
« Les Dessouvenus », 2013
Sans titre, issu de la série « Les Dessouvenus », 2017
Sans titre, issu de la série « Les Dessouvenus », 2017
Sans titre, issu de la série « Les Dessouvenus », 2017
Sans titre, issu de la série « Les Dessouvenus », 2013
Sans titre, issu de la série « Les Dessouvenus », 2017
Darío Villalba
Delincuente, 1973

Danh Vo
We the People (detail), 2011-2016
You’re gonna die up there 2015

Lynette Yiadom-Boakye
Complication, 2013 Resurrect the Oracle, 2015 Uncle of the Garden, 2014

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Nicolas Roberti
Nicolas Roberti est passionné par toutes les formes d'expression culturelle. Docteur de l'Ecole pratique des Hautes Etudes, il a créé en 2011 le magazine Unidivers dont il dirige la rédaction.

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