Kerouac, Chateaubriand, Flaubert, Jarry, Céline, Kundera et maintenant Ricœur. Quelques personnalités littéraires ayant vécu à Rennes, ou ayant parlé d’elle. Un panorama certes limité, parce que canonique, qui nous permettra de tirer un constat : si Rennes n’est pas une ville littéraire, il arrive qu’on la vante comme telle. Ce parcours rapide n’aura parlé ni des écrivains moins célèbres, tel Paul Féval, ni des contemporains. Ils sont heureusement nombreux à vivre ou avoir vécu dans la capitale bretonne. Éric Vuillard, Caryl Férey, Stéphanie Janicot, Jacques Josse, Christophe Honoré. Qui sait si, un jour ou l’autre, un élu ne les citera pas, eux aussi ?

 

paul ricoeur rennesGoogle, qui est un être aussi intelligent que rapide, nous apprend une chose capitale sur la relation du philosophe Paul Ricœur à la ville de Rennes. 36 800 résultats en moins de 0,30 seconde pour constater la disparition du nom derrière sa réincarnation immobilière et universitaire. La Cité internationale Paul Ricœur, l’un des grands aménagements de la ville, nous offre pour l’heure un énorme chantier entre le boulevard de la Liberté et l’esplanade Charles de Gaulle. Et à l’avenir, donnera à notre ville a-littéraire un rayonnement scientifique régional, national, européen, et carrément international. À l’image du philosophe dont elle rend hommage ?

Paul Ricœur nous a quittés en 2005 à l’âge de 92 ans. Comme tout le monde, il n’aura pas eu la chance du Grand Crocodile qui, à la fin de sa vie, avait le plaisir de voir sur les enveloppes : « Victor Hugo, en son avenue, à Paris ». Qu’il se rassure ! La mairie de Rennes ne cesse de le convoquer. Paul Ricœur est pour ainsi dire devenu l’argument philosophique et humaniste de la cité. Lors de la pose de la première pierre en 2013, le préfet Patrick Strzoda a d’ailleurs terminé son discours par cette conclusion : « Les sociétés qui ne sont pas éclairées par des philosophes sont souvent manipulées par des charlatans ».

paul ricoeur rennesMais alors, pourquoi Ricœur ? Et pourquoi pas, dans le monde philosophique, René Descartes ? Les deux, après tout, sont d’anciens élèves du Lycée Émile Zola. Paul Ricœur serait-il plus tendance ? Ou seulement plus contemporain ? Surtout, il a étudié à Rennes durant 15 ans, de la fin de la Grande Guerre jusqu’au début des années 30. On sait que lui et sa sœur Alice, orphelins, sont élevés par leurs grands-parents boulevard de Sévigné. Au Lycée de Rennes, comme pupille de la Nation, il a pour maître le philosophe Roland Dalbiez. En 1933, alors âgé de vingt ans, il est licencié de philosophie à l’Université de Rennes, mais rate le concours d’entrée à l’École Normale Supérieure. Il enseigne un an au lycée de Saint-Brieuc avant de partir pour Paris, où il obtient son agrégation en 1935.

On sait qu’il reviendra à Rennes, cet été-là, se marier avec Simone Lejas. La Bretagne, il ne la quitte d’ailleurs pas complètement puisqu’il dispense, durant ces années, des cours de philosophie à Lorient. Mais le philosophe a surtout découvert, à Paris, l’esprit des années 30. Il étudie les écrits des phénoménologues allemands Husserl et Heidegger et œuvre, dans des revues comme Être, Esprit ou Terre nouvelle, à une sorte de syncrétisme entre communisme et protestantisme. Dans le bouillonnement intellectuel de la fin des années 30, les thèses anti-démocratiques ont exercé une fascination plus ou moins marquée chez nombre d’intellectuels, ce fut le cas chez Emmanuel Mounier comme Paul Ricœur, bien que ces faits soient recouverts d’un voile pudique en France jusqu’à aujourd’hui. Dans Terre Nouvelle, Revue mensuelle des Chrétiens révolutionnaires, Paul Ricœur s’en prenait aux « démocraties qui défendent des valeurs impures »* : « Qui ne voit que ces couches sociales absolument disparates dans leur gouts et leurs revendications, oscillant entre le fascisme et le socialisme, peuvent et doivent être intégrées dans un front constructif ? » (n°46 juin 1939).

paul ricoeur rennesSurvient sa captivité en Poméranie, de 1940 à 1945, dans l’Oflag II-B, période sombre et peu connue où il rencontre d’autres intellectuels, notamment Mikel Dufrenne, et traduit Ideen I d’Edmund Husserl. Par la suite, entre Strasbourg, la Sorbonne, puis Nanterre durant les événements de 1968, Paul Ricœur élabore son œuvre à partir de la volonté et de l’herméneutique du sujet, avec par exemple un essai sur Freud ou Le conflit des interprétations. Les années 70 le conduisent à partager sa vie entre la France et les États-Unis. Le Collège de France, en 1969, lui préfèrera Michel Foucault. En plein structuralisme, son départ outre-Atlantique passe pour un exil. Il y rédige l’un de ses ouvrages majeurs, La métaphore vive. À son retour, il publie la trilogie Temps et récit, qui analyse la capacité du récit à reconfigurer une expérience temporelle par nature aporétique.

Pourquoi faire de Paul Ricœur une sorte d’étendard intellectuel de Rennes ? Après tout, à part quelques retours dus au service militaire ou aux obligations familiales, le philosophe ne revient plus dans la capitale bretonne. En fait, la Cité internationale qui lui rend hommage n’honore pas seulement le grand philosophe, mais plutôt son rayonnement planétaire. Le projet de Rennes Métropole accueillera en effet le Centre de Mobilité internationale et comportera, en sus d’une cafétéria et d’un complexe sportif, un hébergement pour les chercheurs et doctorants étrangers.

paul ricoeur rennesDepuis sa mort en 2005, le philosophe est souvent convoqué dans les discours institutionnels de la métropole rennaise.
Probablement, pour des notions qu’il s’agirait et d’analyser en profondeur et de mettre concrètement en application. Dans ces vœux 2016 aux acteurs de la culture, de l’éducation et du monde associatif, Nathalie Appéré en appelle à Jaurès, Braudel, Shakespeare, et aussi au philosophe attitré : « Il y a un esprit rennais qui s’enracine dans le second procès Dreyfus, qui retentit dans les réflexions de Paul Ricœur, qui irrigue aussi les mouvements sociaux, spirituels de notre ville ». Mais quel est-il, cet « esprit rennais » ? Quant est-il de cette force tellurique de l’esprit ?…  Quel qu’il soit, il aurait participé à l’élaboration de théories sur l’éthique, le juste, la mémoire, l’oubli. La mairie renchérit : « Cet esprit rennais, c’est un humanisme. La capacité de voir “l’autre comme soi-même” ».

Ce Ricœur-là, c’est l’intellectuel engagé, en faveur des sans-papiers ou dans les conflits en Nouvelle-Calédonie. C’est l’exégète protestant de la Bible. C’est le devoir de mémoire. Faut-il voir dans la référence à soi-même comme un autre, ouvrage paru en 1990, le signe d’une volonté de plus grande ouverture de la Métropole de Rennes ? On ne peut que l’espérer.

 

 

« Je suis frappé de voir avec quelle légèreté on parle parmi du bon droit des démocraties et du caractère démoniaques des fascismes. C’est uniquement dans cette perspective que l’on discute de la valeur comparée de la résistance pure et simple et de la résistance mitigée de tentatives de négociations. Il convient cependant d’examiner le caractère moral de la situation que l’on veut nous faire défendre ; j’estime que cet élément du problème doit guider , avant tout autre, le choix de notre attitude.

Ce qui est dramatique dans la situation des démocraties c’est qu’elles défendent des valeurs impures : en même temps qu’elles essayent de sauver des valeurs indiscutables que le fascisme a détruites – la culture libre et l’ensemble des libertés publiques –, elles tentent de sauvegarder les fruits de plusieurs siècles de piraterie et d’exploitation du prolétariat mondial. En bref, les démocraties sont des ploutodémocraties. C’est l’ensemble que, bon gré mal gré, nous sommes appelés à défendre, sans avoir le droit ni la possibilité de distinguer.

Prenez n’importe quel problème international actuel, vous y trouverez mêler les ombres de la Liberté et de la Finance. C’est notre double signe d’arrêt. Si demain la guerre éclate, nous défendrons l’avenir des travailleurs et les intérêts des actionnaires de Suez. L’affreuse notion de sécurité bloque l’idéal et l’intérêt dans un mobile monstrueux ; je regrette de voir tant de nos amis l’embrasser le cœur aussi léger, et parler de la sureté des voies “impériales”, de nos influences orientales, etc., comme s’ils n’avaient jamais été socialistes.

J’avoue avoir éprouvé une véritable angoisse en lisant le discours d’Hilter : non que je croie ses intentions pures, mais dans un langage d’une belle dureté – j’allais écrire d’une belle pureté – il rappelle aux démocraties leur hypocrite identification du droit avec le système de leurs intérêts, leur dureté pour l’Allemagne désarmée, l’interdiction qu’elles lui signifiaient de se créer des zones de puissance, comme l’Angleterre et la France impériales, le refus quand elles étaient les plus fortes de partager les matières premières du monde.

Hélas, cela ressemble étrangement à notre argumentation, à notre rêve. Je le sais bien, Hitler ne songe pas du tout à organiser le monde sous le signe de la collaboration, mais lui au moins, parle du dynamisme de son peuple, et non du droit éternel… et puis il nous éveille à la mauvaise conscience.

Je ne suis pas un démocrate à la conscience tranquille. C’est pour cela que je ne suis pas prêt à risquer le va-tout de mon pays pour une cause aussi mélangée. C’est pour cela que je persiste à souhaiter la réunion prochaine d’une conférence internationale, même peu glorieuse. Je ne conçois de guerre juste qu’une guerre à la fois idéologique et défensive. Il est plus beau de mourir, – je veux dire : il moins laid de tuer (car il ne faut tout de même pas faire semblant d’ignorer le côté le moins “noble”), pour des idées que pour des intérêts. Il est probable même que seules des guerres civiles peuvent avoir cette signification.

J’ai dit que les démocraties défendaient des valeurs impures. Je crois devoir ajouter que depuis quelques années nous ne sommes plus sûrs de défendre des valeurs réelles. Je vous le demande, mes camarades, en ce début de 1939, – je vous le demande avec un fond de tristesse et de découragement, – qu’est-ce que nous représentons dans le monde actuellement, qu’est-ce que nous défendons ? Nous n’avons pas si faire une France vraiment démocratique. Le Front populaire et mort et bien mort. Aucun idéal n’a pris sa place. Ce pays n’est plus capable d’idéal ; il ne semble même pas capable d’être fasciste. Il prend son parti de tout cela. Le règne actuel de nos équipes gouvernementales est le signe d’un pays qui ne croit plus à rien. Des hommes sans moralité dirigent nos les affaires extérieures et intérieures de ce pays. Dîtes-mois i vous êtes fiers à la pensée que personne n’est capable de souffler sur ces gens-là parce que ce souffle ne part plus du fond du pays.

Dites-moi si vous êtes fier de penser que l’inerte de notre diplomatie est maintenant dans un misérable maquignonnage avec Franco, dans un chantage démoploutocratique par lequel on essayera d’acheter un traitre et un assassin, dans l’espoir de rouler Mussolini. Je vous le dis, tout cela manque de propreté et de grandeur.

Sur tous les tableaux, ce pays est en pleine perte de vitesse.

Cette raison me parait plus décisive que la précédente en faveur de la politique de conciliation. Je crois que les idées allemandes de dynamisme, d’énergie vitale des peuples, ont plus de sens que notre idée vide et hypocrite du droit. Les grands pays disparaissent ou tout au moins s’effacent dans cette jungle humaine quand ils sont “vidés”, quand ils ne “signifient” plus rien. Aussi, je crois que, jusqu’à nouvel ordre, la sagesse commande que nous nous repliions au rang et à la mesure de ce que nous valons réellement. Il faut plus de prudence que d’enthousiasme, plus d’adresse que de puissance. Je souhaite à mon pays de bons diplomates, d’adroits politiques – puisqu’il n’y a plus de mystiques — pour mener à bien une conférence honorable, et éviter simplement qu’elle renouvelle la capitulation de Munich. »

Paul Ricœur, Où va la France ?, Terre Nouvelle, Revue mensuelle des Chrétiens révolutionnaires, n° 43, mars 1939

Thibault Boixiere et Nicolas Roberti

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