En nous offrant son quatrième livre, La remontée du fleuve lointain, Olivier Esnault, plus en poète qu’en géographe – sa profession – explore une fois de plus les terres guyanaises, en deux hiatus temporels, XVIIIe et XIXe siècles, et deux pôles géographiques : la grande forêt et la sinistre Cayenne.

Terre sauvage ou temps sauvage, deux volets composent ce livre. Il y a d’abord l’immense et inextricable jungle qui va de Guyane au Brésil, puis le plus grand fleuve du monde, l’Amazone « la Grande Eau longue », et toutes ces rides fluviales zébrant ce pays, le Maroni qui sert de frontière au Surinam, l’Araguari, le Jari, le Paru, et l’Oyapock qui servit de cadre au précédent récit, Les Filles de l’Equatorial (2020). Là, trop souvent, la terre se dérobe et l’on marche dans « les forêts marécageuses et les savanes humides », piétinant dans la boue et dans l’incertitude.

Nous pénétrons dans ces tribus indiennes des Oyampi, qui « n’étaient pas des tendres » et des Yanoama qui sont des réducteurs de tête, et l’on pourrait croire qu’Olivier Esnault ajoute un chapitre aux Tristes Tropiques, de Lévi-Strauss. Le sociologue n’est pas loin et l’auteur nous dit tout des rites funéraires des uns ou de l’apprêt des têtes réduites des autres. Sans parler de la nourriture, du manioc et de la chair de pécari qu’il nous sert au détour des pages. Le décor planté, nous voilà au XVIIIe siècle et un marrane a fui le Brésil, après avoir eu maille à partir avec l’Inquisition, pour bâtir son carbet en Guyane. Ce Tiago – qui fut naguère Jacobo et se reconnaît maintenant en Santiago, l’apôtre au nom duquel se fit la Reconquête sur l’infidèle : Santiago y cierra España – est un homme des bois, plus encore, il s’identifie à la sylve :

La forêt l’encerclait de toutes parts, pourtant elle ne l’effrayait pas. Il aimait y chasser parmi les arbres énormes et surtout y marcher jusqu’à l’épuisement pour ne plus avoir à penser. La forêt l’avait accepté… Il n’a pas peur de la forêt qui l’a accepté.

Ce descendant de Juif – errant – portugais s’est tellement assimilé au paysage qu’il a fait souche en prenant pour compagne une Indienne oyampi, qu’il aime d’un amour absolu – « elle était ma femme, ma seconde peau », dira-t-il plus tard, au comble de l’émotion – et qui tracera son chemin au milieu des dangers et des alarmes, elle qui lui donnera aussi deux enfants et l’instruira dans sa langue et ses mœurs. C’est pourquoi, marchant sur tant de corps qui jonchent son chemin hasardeux, il survivra à toutes les épreuves : c’est un héros.

Lorsque Yuma, la belle oyampi, meurt, il sait l’honorer selon ses rites, et le voilà qui se met à « frotter avec du charbon de bois le visage de Yuma… Tiago avait jeté dans l’âtre une poignée de fibres de liane ka’alé, comme Yuma l’avait réclamé avant de mourir. Il n’en comprenait pas la signification, mais il respecterait sa dernière demande ».

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On ne peut que rattacher ce thème à celui des deux tomes d’Idoles et icônes qu’Olivier Esnault a publiés en 2020 et 2021. Qu’est-ce que la foi et où est Dieu, s’interroge-t-il encore ici, en nous livrant la vision qu’une Oyampi peut avoir de la religion chrétienne : « Un homme cloué sur une croix leur permet de rencontrer les esprits ». Et s’il est vrai qu’elle ne juge, et encore moins condamne, cette dévotion, elle n’en critique pas moins ces rites et ces chants qui, dit-elle, « feraient peur à des urubus » ─ ces urubus, si fréquents dans le ciel des Andes et les romans de Vargas Llosa, sont tout bonnement des vautours ─ et Tiago qui l’entend et qui l’aime « appelle les hommes qui habitent dans les igrejas des urubus ou des  »robes noires » ! » Mais la mort de Yuma et de ses deux fils, victimes du vomito negro qui, comme la fièvre jaune, est la pire affection tropicale ─ « Toute lune est atroce et tout soleil amer » ─ laisse Tiago sans voix : « Il ne savait plus quelle divinité maudire ni selon quels rites se séparer de ses morts », et le romancier a cette phrase extraordinaire : « Tout était au-delà des mots », qui renvoie peut-être à la vision des cabalistes de Safed pour qui Dieu est inaccessible, l’ein-sof, le « sans limites ».

Mais l’homme ne reste pas seul, l’histoire et la forêt ne l’abandonnent pas et lui laissent la compagnie d’un esclave – n’oublions pas qu’on est encore au XVIIIe siècle. Mathieu est le pendant de Yuma, dans cette histoire qui mêle, finalement, trois catégories d’opprimés, les Indiens, les Juifs et les Noirs. C’est toute la force de ce récit de les réunir en une touchante fraternité. Et voilà Tiago et Mathieu traversant l’inextricable forêt pour rejoindre, comme la lointaine Terre promise, ce Brésil salvateur, où le Noir ne sera plus esclave et le judeu à l’abri des sauvages, ces Blancs dans la forêt qui s’acharnent à « détruire… pour avoir de quoi manger », eux qui, hier comme aujourd’hui, font « patiemment reculer la forêt à coups de coutelas ». Et voilà nos deux hommes, renforcés par leur amitié, qui luttent contre les éléments et remontent la « Grande Eau », ce « fleuve lointain » du titre : « Pendant près de quatre semaines, ils avaient pagayé à contre-courant, longeant des berges envahies par une végétation inextricable et qui se resserrait peu à peu. Les eaux sombres du fleuve avaient bercé leurs songes ».

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Le récit nous tient en haleine, quand les héros sont attaqués, ici par des Blancs, là par des Indiens, quand ils se voient ligotés, torturés, sauvés, sur un air d’épopée, comme un road movie tropical et guyanais. Pour accéder enfin, dans un paysage éclairci et accueillant, à ce nouvel Eden où s’abolissent le bien et le mal et pousse le seul arbre de la sagesse :

Du sommet du relief érodé par les pluies, les deux hommes regardaient vers le sud en direction du Rio Jari caché par l’interminable forêt. La chaîne de collines, aux couleurs grisâtres du granit, coupait l’Amazonie comme un serpent géant. Pour la première fois depuis des mois, les deux hommes n’étaient pas étouffés par les arbres… Tiago et Mathieu pouvaient commencer à croire en la possibilité de fouler le sol du Brésil. Libérant leurs peurs et leurs espoirs, ils hurlèrent vers le ciel sans oiseaux.

Splendide récit, inspiré et troublant, qui, souterrainement, prend sa source dans la voix de Rimbaud. Et l’auteur, qui a mis en exergue de son récit deux strophes du Bateau ivre, signale en note qu’il a introduit frauduleusement, ou malicieusement, et poétiquement, cinquante vers du poète de Charleville. Au lecteur de les chercher dans cette superbe chasse au trésor à travers la forêt amazonienne : à lui les « fleuves impassibles », les « clapotements furieux des marées », et puis ces « flots… rouleurs éternels de victimes », et « l’eau verte » et « les vomissures » et « les morves d’azur »… Olivier Esnault est ici un peintre inspiré, un barde enivré de tous ces paysages de Guyane où il a passé tant d’années, lui qui enseigna là-bas l’histoire et la géographie, pour en rapporter tant d’images.

L’histoire, justement. Comment oublier Cayenne, ses tourments, son bagne, son enfer ? Aujourd’hui, nous ne gardons que l’image heureuse de Kourou et de la fusée Ariane. Mais hier, ce fut ce monde des enchaînés, des « assignés », de la « Tentiaire » où tant de proscrits purgeaient leurs peines… L’auteur restitue toute sa violence à cet enclos punitif où persiste l’esclavage des Blancs que la Métropole expédiait par milliers : d’abord le bagne, puis l’assignation qui rivait à vie tant de réprouvés et de maudits. Plusieurs textes jalonnent ce récit que l’on avale comme un tord-boyau, sous l’image métaphorique de cette « demoiselle » qui n’est qu’une libellule dévorant un insecte :

Une demoiselle fondit, en un éclair bleuté, sur un gros bourdon se gorgeant du nectar d’une fleur d’hibiscus… Gracieuse avec son corps allongé et ses paires d’ailes transparentes, elle n’en attaquait pas moins avec férocité l’inoffensif insecte. Plus massif que la demoiselle, le bourdon parvint à s’envoler mais l’élégante prédatrice, accrochée à lui, le dévora vivant en plein vol .

Et c’est le prélude à la misère des hommes affrontés, maîtres et esclaves, matons et bagnards, et aussi, culminant au sommet d’une suite haletante de récits, l’incroyable monologue du « tsantza », digne du conte fantastique de l’axolotl de Cortázar. Après qu’un coupeur de tête de la terrible tribu des Yanoama s’est épris de la tête blonde d’un bagnard évadé, au point de la lui trancher et proprement l’évider, la tanner, la bourrer pour la réduire en molle petite tête de singe, voilà cette tête, cette tsantza, qui se met à parler et nous explique que son existence prend fin au musée de Cayenne : cet homme, qu’on a aperçu dans un récit précédent, une tête brûlée purgeant une peine pour assassinat, rapporte ce que fut sa vie turbulente, son errance, sa souffrance, et ce désir de tout bagnard d’échapper à Cayenne, au bagne et au malheureux sort, pour finir, à toute extrémité, par retourner au point de départ. Qui peut échapper à son destin ? Quelle idole, quelle icône, pourrait opérer le miracle ? Non, que non pas, et le discours se déploie, dans la triste ellipse du renoncement :

En définitive, un Indien des bords de l’Orénoque a exécuté la sentence qui avait été écrite pour moi depuis belle lurette. Au terme d’un long périple, ma tête, telle une vilaine antiquité, trône dans une petite cage de verre au musée du chef-lieu de la Guyane française à laquelle le bagne a laissé une triste renommée, amplement méritée. Fatalitas !

Ainsi se clôt ce double récit : d’un côté, l’homme se sauve, de l’autre, il est damné. Qui peut dire le bien et le mal, et qu’est-ce finalement que l’homme, cet insecte, cet acarien, ce « ciron » dont parlait Pascal ? Olivier Esnault, dans une langue flamboyante, qui a parfois les accents d’un prophète d’Israël ou de ce « voyant lumineux » de Rimbaud, nous restitue un monde implacable, de souffrance et de haine, dans le destin absurde d’un coup de dé dont nul n’est responsable et qui jamais ne dévie de sa course folle : « et Tiago sut que Celui-dont-on-ne-profère-pas-le-nom jouait encore une sinistre plaisanterie à des innocents »… Œuvre de moraliste, de sage désabusé, mais surtout livre de poète.

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Olivier Esnault, La Remontée du fleuve lointain, Éditions Maïa, 17€

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Albert Bensoussan
Albert Bensoussan est écrivain, traducteur et docteur ès lettres. Il a réalisé sa carrière universitaire à Rennes 2.

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