La Première Guerre mondiale vue par les peintres de Bretagne : L’art témoin de son temps

 

On connaît les ravages causés par la « der des der » aux Bretons. Une belle expo aux Champs Libres rend compte de cette tragédie (voir notre article). Le musée du Faouët, quant à lui, aborde un autre angle : la restitution par les artistes qui s’y engagèrent et voulurent en témoigner avec leurs armes : pinceaux et crayons.

Depuis les années 1860, la Bretagne attirait les artistes en quête d’exotisme et de vie peu chère – et pas seulement Pont-Aven ! Concarneau était aussi fort prisée. Le pastelliste américain Charles Fromuth (1858-1937) y coulait des jours heureux depuis 1890, quand il écrit le 1er août : « la guerre aura bien lieu ». Trois jours plus tôt, il était occupé à « emballer quatre pastels pour Dresde, d’où doivent me parvenir deux mille cinquante francs. Des rumeurs de guerre sont subitement dans l’air. Tout le monde est inquiet ».

 Le Gout-Gérard, Inquiétudes diplomatiques
Le Gout-Gérard, Inquiétudes diplomatiques

Effectivement, le 2 août 1914, l’ordre de mobilisation est annoncé. L’affiche portant l’« ordre de mobilisation générale » a été reproduite par le peintre suisse Marius Borgeaud (1861- 1924) dans un tableau de 1917, intitulé La Mairie. Alfred Klots, Américain installé à Rochefort-en-Terre (autre destination tendance !) et aussi Xavier Josso, Robert Micheau-Vernez, illustrent le départ des conscrits et les adieux déchirants à leur famille, sur les quais d’une gare ou la place d’une église.

Les soldats bretons sont envoyés principalement dans les Ardennes. Parmi les artistes mobilisés, le Malouin Jean-Julien Lemordant (qui venait de réaliser le magnifique décor peint de l’opéra de Rennes inauguré le 1er juin par le président de la République Raymond Poincaré – voir notre article) est blessé à l’épaule par un éclat d’obus, le 22 août. Le 4 octobre, il reçoit une balle à la tête et est laissé pour mort sur le champ de bataille pendant trois jours.

Mathurin Méheut (1882-1958) et Xavier Josso (1894-1983) connaissent leur baptême du feu plus tardivement. Le premier adresse près de mille lettres à sa femme, dont 200 illustrées. Josso aussi, agrémente volontiers de dessins le courrier adressé à sa famille. Pour eux, dessiner permet de ne pas rompre avec leur raison de vivre et constitue une échappatoire à la violence quotidienne.

Daucho
Daucho, Mort en 1918

Le sergent Méheut met son savoir-faire au service de ses supérieurs, en leur transmettant des plans de repérage des positions de l’ennemi. Promu lieutenant, il rejoint en novembre 1915 le service topographique du 10e corps d’armée, puis le service cartographique de l’état-major de la 1re armée. Parallèlement, il réalise quantité de dessins et d’aquarelles d’un grand intérêt documentaire, et toujours d’un sens esthétique unique, comme dans un guetteur. Bois de la Gruerie, où il représente en gros plan au bord d’une tranchée, une majestueuse sauterelle perchée sur une brindille, à deux pas d’un « poilu » en faction.

Dans les moments de repos, Xavier Josso dessine quelques scènes de combats et d’assauts héroïques – œuvres rarement datées que l’artiste a pu réaliser après le conflit. Le plus souvent, la vie du « poilu » au front est décrite entre deux alertes : l’attente dans la tranchée, le guet de la sentinelle, le sommeil récupérateur, la pluie, la toilette et l’épouillage (ou « chasse aux totos »), le courrier, les jeux (de cartes, surtout), le bricolage ou artisanat de tranchée, l’approvisionnement et la popote. Josso croque ses camarades. Méheut fait des esquisses de troupes en marche, reproduit « Notre tranchée », « Notre abri », « L’Entrée de notre trou », etc.

Nicot
Nicot, Étude de poilu

André Jolly (1882-1969) peint le 17 juin 1917 « Ma crèche ». Ce fils d’un libraire-imprimeur de Charleville qui avait découvert Pont-Aven en 1900, y avait succombé aux charmes d’une institutrice et s’était fixé avec elle à Névez. Son problème de santé – arythmie cardiaque – le reléguait à l’arrière, mais il demanda à partir au front. Il fut affecté au Service de repérage et d’observation terrestre (SROT) en Alsace. Ses qualités de dessinateur lui permirent de dresser des panoramas situant avec précision les positions ennemies. Entre juin et octobre 1917, lorsque « le temps s’obstine à rester couvert dans les lointains », André Jolly réalise une série d’aquarelles très colorées, décrivant avec minutie le bric-à-brac des installations de fortune, aménagées en hâte « dans la verdure ». Avec quoi ? Il commence par faire « une récolte de roseaux pour dessiner à la plume à l’instar des Japonais et de Van Gogh qui faisait sa cueillette aux environs d’Arles ». Il les épluche le soir, à la lampe, et les fait sécher près du fourneau, cela « donne un trait très amusant, très souple et doux ». À la guerre, comme à la guerre !

 Camille Godet
Camille Godet, Somme 1916

Henry Cheffer (1880-1957), fils du graveur Émile Cheffer – cousin de Rodin – avait obtenu en 1906 le second grand prix de Rome de gravure. Amoureux de Douarnenez, il y avait acheté un terrain face à la mer, à Tréboul en 1913. Ses œuvres sur la guerre sont reproduites dans l’Illustration et, plus tard, sur des timbres postaux.

Autre artiste installé en Bretagne, mais né à Strasbourg, donc dans une Alsace annexée depuis 1871 par l’Empire allemand, Jean-Georges Cornélius (1880-1963) s’était fait connaître en fournissant des illustrations à des revues dont le but avoué était la défense de la culture française en Alsace-Lorraine. Formé auprès de Gustave Moreau, René Ménard et Luc-Olivier Merson, il y révélait ses qualités de dessinateur et sa passion pour le Moyen Âge. En 1910, il découvrait la Bretagne où il achètera le petit manoir de Boursoul en Ploubazlanec, près de Paimpol. Engagé comme brancardier, il fut envoyé sur le front lors de la première bataille de la Marne. En mai 1916, au retour d’une permission, Cornélius, qui a perdu l’usage d’un œil dès le début de la guerre, se trouva affecté dans un hôpital au service des brûlés – souvent victimes des lance-flammes. Nommé caporal et muté dans l’artillerie, il se réjouit de sortir de l’atmosphère terrible de l’hôpital. Tout au long du conflit, il ne cesse de dessiner et peindra à l’huile sur carton, vers 1924, des sujets de guerre à la fois puissants et terrifiants, tirés de son expérience. Les Brancardiers (Champagne 1917) courbent l’échine au fond de la tranchée pour charger sur une civière un grand blessé aux bras écartés comme un Christ en croix.

LEVY-DHURMER
Levy-Dhurmer – Journée nationale des tuberculeux

Durant la Guerre, deux types de missions artistiques aux armées furent successivement mises en place par l’État. Seuls pouvaient y prétendre les artistes d’âge mûr mobilisés dans les services auxiliaires ou dans la réserve de la territoriale, ainsi que ceux dégagés des obligations militaires. L’initiative des premières missions revient, fin 1914, au musée de l’Armée. Son directeur obtient du ministère de la Guerre, le 24 novembre, l’autorisation de mettre en place un service de peintres aux armées. Il s’agissait de « fixer par des dessins et des peintures d’artistes français, se documentant sur les lieux mêmes, les épisodes les plus intéressants des combats, les types des combattants, les portraits de leurs chefs ». Transportés aux frais de l’administration, les artistes, tous volontaires, ne perçoivent aucun salaire ni aucune indemnité et devaient assurer leur subsistance ! Leurs candidatures étaient retenues en fonction de critères « de bon esprit et de bonne moralité », et sans doute aussi de leurs capacités financières…

Le Parisien Joseph-Félix Bouchor (1853-1937) – qui avait beaucoup travaillé en Bretagne et au Faouët en particulier – fut l’un des trois passagers de la première voiture partie de Paris dans le cadre des missions. On le retrouvera sur tous les fronts, tout au long de la guerre. Le reportage que constitue l’ensemble de son travail est d’un intérêt documentaire exceptionnel.

Borgeaud
Borgeaud – Le grand blessé

Espérance-Léon Broquet, dit Broquet-Léon (1869-1935), également parisien de naissance, vivra l’entre-deux-guerres à Concarneau où il réalisera des décors, notamment pour le Grand hôtel de Cornouailles. Le musée national de la Coopération franco-américaine conserve de sa main une série de dessins au fusain réalisés en Champagne et datés de 1914 et 1915.

Autre Parisien de naissance et Concarnois d’adoption, Henri Guinier (1867-1927), ingénieur des Arts et Métiers et second prix de Rome de peinture, a consacré une grande part de sa production à la Bretagne, à partir de 1901. Non mobilisable en raison de son âge, il a, semble-t-il, consacré son savoir-faire au service de la section de camouflage. En 1919, lorsque le Salon des artistes français reprend, Henri Guinier expose une toile, allégorie de La France victorieuse.

La mobilisation a entraîné partout le départ des hommes âgés de vingt-trois à quarante-huit ans, modifiant profondément la physionomie démographique. Une évidence quand on voit le tableau de Lucien Simon (1861-1945), Sortie de messe à Pont-l’Abbé, peint en 1916. On ne voit sur le parvis de l’église paroissiale Notre-Dame-des-Carmes, que des femmes, des enfants et des hommes très âgés.

Victor Prouvé
Victor Prouvé, Affiche journée mondiale des tuberculeux

Un regard original porté sur la guerre est celui du peintre suisse Marius Borgeaud. Il avait découvert Rochefort-en-Terre en 1909 et y séjournait chaque année pendant plusieurs mois, prenant pension à l’hôtel Lecadre où il disposait d’un atelier. Ses sujets favoris sont des intérieurs, qu’il explore à l’infini. Quoique discrètes, les allusions à la guerre sont fréquentes dans les intérieurs de bistrots et de chambres peints à Rochefort de 1915 à 1919 et on les retrouve encore de 1920 à 1922 au Faouët, nouveau port d’attache de l’artiste.

Dans un autre registre, Maurice Denis a traité le sujet de Saint-Georges et le dragon à plusieurs reprises au cours de sa carrière. Dans le contexte de la guerre, cette allégorie de la victoire du bien sur le mal a une résonance particulière. L’action a pour cadre Perros-Guirec sur la Côte de granit rose où l’artiste passe tous les étés en famille à la villa Silencio. En 1917, alors qu’après l’échec de l’offensive du Chemin des Dames, la guerre semblait plus que jamais enlisée, Denis peignit une nouvelle version du sujet de Saint-Georges comme si le combat était sans cesse à recommencer. Montant en hauts panaches d’écume à l’assaut des rochers, la mer agitée souligne l’intensité de l’affrontement.

Dès le début de la guerre, la Bretagne devint une importante « région sanitaire ». Dès août 1914, des hôpitaux étaient partout improvisés, pour la prise en charge des nombreux blessés transportables qui affluaient depuis les zones des combats. Au Faouët, qui comptait environ 3 700 habitants avant-guerre, l’école des frères, le couvent des ursulines (actuellement le musée) puis le manoir de Kerihuel sont ainsi réquisitionnés. Familier des lieux, Charles Rivière (1848-1920) date d’octobre 1914 une vue de la place Bellanger sur laquelle figurent des convalescents, parmi lesquels un zouave et un soldat de l’armée d’Afrique. Certains cherchent le réconfort au café et au bureau de tabac, tandis que le pharmacien François Bégasse, reconnaissable à sa blouse blanche, les observe depuis la porte de son officine. Parfois, des épouses de peintres se dévouent au service des blessés. Avec l’aide du Dr Lucas, membre fondateur de l’Œuvre des filets bleus, Renée Le Gout-Gérard met ainsi sur pied un hôpital, le 77 bis de Concarneau, à l’intérieur de la Ville-Close. De son côté, d’octobre 1918 à avril 1919, Alfred Klots mit le château de Rochefort-en-Terre à la disposition de la Croix-Rouge américaine, pour y ouvrir une maison de convalescence à destination des soldats américains.

Jolly
Jolly, Ma crèche

En 1915, Théophile Deyrolle (1844-1923), créateur du centre pictural de Concarneau, dessine l’affiche de la Journée du Finistère, destinée à recueillir des fonds pour les soldats mobilisés, tuberculeux ou prisonniers. Fidèle à son inspiration régionaliste, il associe dans un même élan une famille cornouaillaise à un « poilu » et à un fusilier marin de l’amiral Ronarc’h. Les effroyables conditions de vie et d’hygiène des tranchées ont favorisé le développement d’une épidémie de tuberculose. En février 1917, une Journée nationale des tuberculeux anciens militaires, placée sous la présidence d’honneur de Raymond Poincaré, ne connut pas le succès escompté en raison d’un vif froid hivernal. L’opération est renouvelée le 4 mars suivant. Lucien Lévy-Dhurmer (1865-1953), peintre et pastelliste symboliste qui a plusieurs fois séjourné en Bretagne, en conçut l’affiche dans un style très japonisant.

Aux premiers jours du printemps 1918, on apprend la mort de Jean-Corentin Carré. Septième de neuf enfants, né le 9 janvier 1900 dans une famille modeste du Faouët, le jeune homme s’était engagé le 27 avril 1915 sous une fausse identité pour dissimuler son âge véritable ! Breveté pilote le 9 septembre 1917, il avait trouvé la mort le 18 mars 1918 dans le secteur de Verdun. Le souvenir de Jean-Corentin Carré inspire les artistes Charles Rivière (1848-1920), Jean Bouchaud (1891-1977) et Victor Prouvé (1858-1943). Le premier, qui avait fait la connaissance du jeune héros lors d’une permission, offrira à l’école communale du Faouët, le 16 décembre 1918, une toile intitulée La Chute de l’avion en flammes, aujourd’hui conservée au musée du Faouët. Le Journal de Pontivy entreprit d’écrire l’histoire du héros à partir de son cahier de guerre et de divers témoignages. Le récit publié en une brochure de soixante pages et illustré par quatre planches de Jean Bouchaud, sera diffusé dans les écoles du département. Le ministère de l’Instruction publique confia au Nancéen Victor Prouvé, réfugié à Carnac avec sa famille, le soin de réaliser « à la gloire de Jean-Corentin Carré », une affiche patriotique destinée à être diffusée dans toutes les écoles de France.

Au moment où l’on célèbre le centenaire de l’assassinat de Jaurès, cette exposition donne un éclairage singulier sur cette époque de folie guerrière mondialisée.

 

Exposition La Première Guerre mondiale vue par les peintres de la Bretagne, Musée du Faouët, 1 rue de Quimper 56320 Le Faouët (40 km de Quimper), Tél. 02 97 23 15 27, info@museedufaouet.fr, www.museedufaouet.fr
Du 28 juin au 11 novembre 2014

 

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Marie-Christine Biet
Architecte de formation, Marie-Christine Biet a fait le tour du monde avant de revenir à Rennes où elle a travaillé à la radio, presse écrite et télé. Elle se consacre actuellement à l'écriture (presse et édition), à l'enseignement (culture générale à l'ESRA, journalisme à Rennes 2) et au conseil artistique. Elle a été présidente du Club de la Presse de Rennes.

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