Philippe Gonzalez, sociologue des médias à l’Université de Lausanne, propose un regard décalé et stimulant sur le protestantisme suisse et ses campagnes d’évangélisation. Une réflexion dont l’intérêt dépasse les frontières helvètes.

Le protestantisme évangélique entretient un lien étroit avec ce que les historiens et les sociologues appellent la publicité. La diffusion et l’essor de l’évangélisme reposent sur la possibilité d’annoncer librement sa foi en public. Les campagnes d’évangélisation sont liées à cette liberté de communiquer : il s’agit d’investir une tribune depuis laquelle on peut s’adresser à une large audience.

L’espace public : un lieu où se rendre visible
Le Jour du Christ survenu en 2010 fournit une illustration de cette visibilité. Lors de la manifestation, l’espace du Stade de Suisse à Berne a été aménagé de façon différenciée : une estrade permettait de voir et d’entendre les orateurs, alors que les spectateurs occupaient la pelouse et les gradins. Cette première scène était toutefois enchâssée dans une seconde : grâce à la couverture médiatique de l’événement, les propos des intervenants devenaient audibles pour un public qui n’était pas présent dans le stade. Au gré de sa médiatisation, le Jour du Christ se mue en une scène d’apparition des évangéliques de Suisse au sein de l’espace public helvétique – voire mondialisé, par le moyen du web.

L’espace public : un lieu où on est mis en scène
L’espace public est donc ce promontoire sur lequel des acteurs sociaux peuvent se rendre visibles au plus grand nombre afin d’y porter un message. Et les médias constituent des relais centraux dans ce dispositif de mise en publicité. Pour reprendre la métaphore théâtrale, ils sont une scène sur laquelle les acteurs peuvent se produire en public. Mais – et c’est d’autant plus vrai lorsqu’il s’agit de médias classiques (journaux, radio, télévision) – ils sont également les metteurs en scène : les journalistes cadrent les acteurs avec lesquels ils interagissent selon une certaine optique. Du coup, ces acteurs vont devenir les personnages d’une pièce, d’un drame censé représenter ce qui arrive à notre société.

L’espace public : un lieu de débat
Pour autant, l’espace public est davantage qu’un lieu où l’on peut se rendre visible et publiciser sa cause. Dans nos sociétés, il s’agit aussi de l’arène dans laquelle s’exposent et se confrontent des points de vue pluriels dans l’idée de délibérer à propos des orientations collectives que prendra la communauté politique.

A cet égard, le recours à la publicité lors de la Réforme et des Réveils est éclairant. Ces mouvements sont liés à la diffusion de nouvelles technologies de communication, dont l’imprimerie. L’imprimé permettait de fixer les arguments par écrit et de les diffuser à large échelle. Ces arguments, mis en circulation par les Réformateurs pour s’affranchir de la tutelle de l’Eglise romaine, ont profondément transformé l’ordre social. De façon similaire, en soulignant l’importance de vivre une conversion personnelle, les revivalistes formulaient une critique de l’identité religieuse héritée et du lien trop étroit qui unissait les « Eglises nationales » à l’Etat.

Le témoignage, une arme à double tranchant

Dès lors, l’espace public se révèle une formidable chambre d’écho des idées et de l’atmosphère qui imprègnent notre société. Les propos qui y sont échangés entrent à leur tour en résonnance avec les courants qui traversent l’opinion publique. La publicité est alors à double tranchant, en particulier pour le chrétien soucieux de faire passer un message dans les médias en usant d’un genre de parole qui se réclame de l’authenticité, le témoignage.

Ce risque est d’autant plus grand lorsque le croyant considère le micro ou la caméra du journaliste comme une simple tribune, sans tenir compte du fait qu’en s’exprimant publiquement, il participe à une mise en scène – nécessaire à toute forme de représentation publique – et qu’il devient un personnage participant d’une histoire collective qui engage la société dans son ensemble.

Adapter sa communication
Revenons au témoignage. Celui-ci constitue une forme centrale de l’évangélisme : par son biais, le chrétien communique publiquement l’action de Dieu dans sa vie ; il dit aussi son appartenance à une communauté croyante. On ne témoigne pas n’importe comment, ni n’importe où. Toutes les façons de partager sa foi ne se valent pas. Ainsi, devant une assemblée plutôt conservatrice, le récit d’expériences charismatiques aura tendance à susciter l’indifférence, le malaise, voire l’hostilité. A l’inverse, dans une autre Eglise, l’absence de telles expériences sera perçue comme un manque qu’il conviendrait de pallier. L’adhésion du chrétien à une communauté transite donc par des manières partagées de dire son vécu spirituel.

De même, on ne témoigne pas de la même façon selon qu’on se trouve face à des coreligionnaires ou en présence de collègues agnostiques. Ces différents publics appellent une communication adaptée. On dira parfois d’un croyant inattentif à ces différences qu’il assomme ses interlocuteurs d’un « patois de Canaan » : il use d’un langage en vigueur au sein des Eglises et fortement connoté sur le plan culturel, mais qui demeure complètement opaque pour les personnes sans arrière-plan évangélique.

Cependant, au sein de l’espace médiatique, l’écueil du « patois de Canaan » n’est pas la seule difficulté. Il ne suffit pas de recourir à d’autres mots pour mieux communiquer. Le chrétien doit encore réfléchir à la portée et à la signification que vont acquérir ses propos une fois qu’ils seront mis en scène médiatiquement, réinscrits dans une histoire qui dépasse son simple engagement ecclésial et adressés à un public profane.

Dire sa foi dans un contexte où le religieux est désuet
A maints égards, le témoignage se révèle ambigu. Il entretient d’importantes affinités avec d’autres formats auxquels sont habitués les consommateurs de médias : confessions médiatiques ou blogs intimes. La similitude est toutefois trompeuse, car elle ne porte que sur la forme ; elle ne décrit rien encore de la mise en scène à laquelle participe le témoin. Quel personnage sera-t-il appelé à jouer au sein du récit médiatique ? Comment son histoire de vie sera-t-elle rapportée à l’histoire collective d’une nation qui se sécularise toujours davantage ?

Nos sociétés sécularisées continuent à user du discours religieux. Pourtant, elles s’en servent pour dire autre chose que la signification investie par les croyants dans ces mêmes mots. Ainsi, lorsque des médias généralistes relaient les témoignages d’évangéliques, ce n’est pas pour se mettre à l’écoute de leurs réponses, mais bien pour penser les interrogations qui taraudent le public – et en particulier pour faire sens de cette « anomalie » que constitue ce reste de croyants qui demeure, alors que la religion n’apparaît plus comme le système de sens capable de soutenir nos sociétés, mais seulement comme une question problématique qui ne cesse de refluer.

Communiquer : d’abord écouter ?
L’essor d’Internet contribue aujourd’hui à atténuer la force de la mise en scène qu’effectuent les journalistes sur la parole de leurs interviewés. Les nouveaux médias nous offrent la possibilité de jouer à notre tour le rôle de metteurs en scène. Mais parler au travers d’autres canaux, cela peut signifier avoir une moindre portée, s’adresser à un public moins large.

A bien y regarder, si court-circuiter les journalistes permet peut-être un accès plus facile et maîtrisé à l’espace public, il ne suffit pas d’avoir voix au chapitre pour être perçu comme pertinent. Pour susciter l’intérêt de ses contemporains autrement que sur un mode sensationnaliste et, ce faisant, contribuer à la réflexion commune, il faut être en mesure de dialoguer avec eux. Or, pour établir un véritable dialogue, il convient de réfléchir à la culture qu’ils habitent, à leurs questions et à leurs aspirations.

En dernier ressort, communiquer, ce n’est pas forcément se donner à voir. C’est peut-être et avant tout apprendre à se mettre à l’écoute.

Phlippe Gonzalez avec FREEblog

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Nicolas Roberti
Nicolas Roberti est passionné par toutes les formes d'expression culturelle. Docteur de l'Ecole pratique des Hautes Etudes, il a créé en 2011 le magazine Unidivers dont il dirige la rédaction.

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