Grandir et vivre en l’absence d’amour parental ? Dans son nouveau roman à deux visages Profession du père Sorj Chalandon nous montre que c’est possible. Possible, mais ô combien difficile !

 

profession du père Sorj ChalandonOn n’imaginait pas trouver Sorj Chalandon dans le registre du récit familial d’une enfance broyée et martyrisée. Même après son premier ouvrage « Le Petit Bonzi », publié il y a maintenant dix ans et qui traitait déjà de l’enfance, celle d’un petit garçon bègue dans les années soixante. On pensait plutôt que l’ancien journaliste de Libération poursuivrait les traces de ses romans, au succès immense et mérité, s’appuyant sur des lieux ou des événements qu’il a connu comme reporter ; à l’image de ses deux exceptionnels ouvrages traitant de la guerre civile en Irlande (« Mon traître » et « Retour à Killybegs ») ou de son dernier roman de nombreuses fois récompensé « le quatrième Mur » situé au Liban.

D’emblée, on devine que l’on va pénétrer dans le domaine de l’intime, du souvenir, du « je ». Et l’on prend tout de plein fouet. Les phrases vous tapent dans le ventre, vous empêchent de respirer. C’est qu’il frappe fort le père avec ses poings, mais aussi avec ses mots. Des mots, souvent pires que les coups, qui assènent des meurtrissures indélébiles. Il délire ce « mari de ma mère », espion de la CIA, ami de Ted, chargé d’abattre de Gaulle, de soutenir Salan, demandant à son fils Émile de poursuivre sa lutte en inscrivant à la craie sur les murs de la ville le signe OAS. Lorsque l’école demande la profession du père d’Émile ce dernier explose : « “Écris la vérité :‘agent secret.’ Ce sera dit. Et je les emmerde”. Et pourtant il a déjà été pasteur pentecôtiste, ceinture noire de judo, parachutiste. Mythomane. Jusqu’à la folie. Il va associer son fils à ce délire lui demandant de poster des lettres de menaces, de planquer, de pratiquer une gymnastique quotidienne. À défaut, les coups pleuvent, l’armoire de la chambre devient “maison de correction” devant une mère qui nie la réalité et ne cesse d’excuser son mari :“tu sais comment est ton père”. Un leitmotiv permanent comme une excuse sans fondement qui permet peut-être de survivre.

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Retrouvez Sorj Chalandon à Rennes aux Champs libres samedi 24 octobre 2015

Dans ce huis clos terrifiant, car personne n’est jamais rentré dans cet appartement aux volets constamment fermés, la lecture est logiquement pesante, lourde. Et on ne retrouve pas la grâce des ouvrages précédents de Chalandon : ce registre de la maltraitance de l’enfance a déjà été traité avec des similitudes dans la période et les thèmes comme le père, plus inconsistant et léger de Lionel Duroy dans Le Chagrin, père étrangement partisan lui aussi de l’Algérie Française et pro OAS, ou le récent  En finir avec Eddy Bellegueule d’Édouard Louis ou, encore, plus ancien mais toujours disponible, dans le  Les pieds bleus de Claude Ponti (plus connu comme illustrateur incontournable de livres pour enfants et… pour adultes). Les violences, les pathologies sont différentes, mais l’effet produit sur le lecteur reste identique : incompréhension, terreur, malaise, incrédulité. Et Sorj Chalandon reste dans ce registre. Lyon remplace Paris ou une commune de la Somme. La mère ici s’efface au lieu de sombrer dans un délire profond. Mais partout les violences, les coups de ceinture, les mots assassins, le dénigrement, le rabaissement. L’absence terrifiante d’amour. Et les deux questions invariables : comment cela est-ce possible ? Comment un enfant peut-il se construire après avoir vécu cela ?

En répondant à cette question Sorj Chalandon, cinquante ans plus tard, apporte alors sa véritable originalité d’écrivain et son talent. Cette ellipse d’un demi-siècle, le lecteur la comblera de lui-même, car le petit Émile est devenu un homme, un père. Et miracle : il a réussi à vivre, à se construire, à avoir un métier, “réparateur de tableaux” ; et même, semble-t-il, à être heureux. L’écrivain quitte alors le registre du récit descriptif pour, avec sa prose magnifique, évoquer l’intime, la brisure, la souffrance. Comme pour Émile, ces retrouvailles, un demi-siècle plus tard, sont pour le lecteur le moment, si ce n’est de l’explication, au moins celui du recul, de la mise en perspective. Les sentiments remplacent enfin les faits. Et Chalandon est un maître en la matière. Il n’appuie jamais même là où cela fait mal. Il ne juge pas. Mais ses mots touchent au plus profond, sachant dire l’indicible, exprimer la tendresse, la douceur comme si ses mots prenaient l’exact contre-pied de son manque d’amour, comblaient le vide.

Devenu père, Émile dit souvent “je t’aime” à son fils. Il le caresse, l’embrasse, lui raconte des histoires le soir avant d’aller au lit, offrant ce qu’il n’a pas eu. Devenu écrivain, Chalandon nous raconte, se raconte pour avec ses mots d’aujourd’hui pour combler sa souffrance d’hier. Jamais il ne juge. Il cherche juste à moins souffrir. Et les mots deviennent alors un formidable remède pour Émile et Chalandon. Un remède de tendresse et de douceur.

 Profession du père Sorj Chalandon, Grasset, août 2015, 320 pages, 19 €

 

Après trente-quatre ans à Libération, Sorj Chalandon est aujourd’hui journaliste au Canard enchaîné. Ancien grand reporter, prix Albert-Londres (1988), il est aussi l’auteur de six romans, tous parus chez Grasset. Le Petit Bonzi (2005), Une promesse (2006 – prix Médicis), Mon traître(2008), La Légende de nos pères (2009), Retour à Killybegs (2011 – Grand Prix du roman de l’Académie française), Le Quatrième Mur (2013 – prix Goncourt des lycéens). Pour ce roman, Profession du père, Sorj Salandon faisait partie des 5 finalistes du prix du roman FNAC 2015, de même qu’Alexandre Seurat pour la Maladroite, dont nous parlions ici.

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Eric Rubert
Le duel Anquetil Poulidor sur les pentes du Puy-de-Dôme en 1964, les photos de Gilles Caron dans le Quartier latin en Mai 68, la peur des images des Sept boules de cristal de Hergé, les Nus bleus de Matisse sur un timbre poste, Voyage au bout de la Nuit de Céline ont façonné mon enfance et mon amour du vélo, de la peinture, de la littérature, de la BD et de la photographie. Toutes ces passions furent réunies, pendant douze années, dans le cadre d’un poste de rédacteur puis rédacteur en chef de la revue de la Fédération française de Cyclotourisme.

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