Qu’est-ce que punir ? Du châtiment à l’hypersurveillance de Tony Ferri, L’Harmattan, nov. 2012. 256p. 26,50 €

Depuis Surveiller et Punir de Michel Foucault, paru en 1975, bien peu de nos contemporains se sont emparés de l’univers carcéral. Tony Ferri, qui est conseiller d’insertion et de probation, a le mérite de relancer le débat sur la position de l’intellectuel sur un sujet pourtant de plus en plus capital dans nos sociétés. Qu’est-ce que punir ?est un ouvrage de synthèse de sa thèse de philosophie soutenue en 2012 à l’université Paris VIII sous la direction d’Alain Brossat, auteur notamment de Pour en finir avec la prison ?

Dans ce livre, Tony Ferri s’inscrit dans le courant de pensée foucaldienne et de son maître de thèse qui, parmi d’autres, s’emploie à de trouver une solution aux nombreux problèmes que pose la prison actuelle. Il y interroge, au fil de ses chapitres, l’apparente continuité historique d’un soi-disant progrès pénal. Ce progrès existe-t-il véritablement ? Il est vrai qu’en partant de la peine-châtiment, qui prévalait sous l’ancien régime, à la peine-prison moderne comme mode d’exécution de la peine à partir du XIXe siècle, on est parvenu à une sorte de basculement technocratique au début du XXIe siècle avec l’intronisation de la peine électronique, laquelle préfigure un monde d’hypersurveillance.

Une première interprétation de l’histoire pénitentiaire inviterait donc à admettre l’existence d’un progrès pénal instillé par quelques ruptures importantes : ruptures avec la guerre – l’après 1945 ayant bouleversé le Paradigme pénitentiaire –, avec le sectarisme sociétal – les avancées de 1968 ayant débouché sur des avancées fondamentales dans les années 70 –, avec l’ancien monde – l’émergence de la technique, de l’ère moderne, de la mondialisation ayant changé les modalités d’exécution des peines –, et avec la pauvreté – l’élévation du niveau de vie ayant amélioré les conditions de détention. En ce sens, il y aurait réellement un continuum à base démocratique qui influerait sur un progrès pénal. L’auteur remarque d’ailleurs que sous l’ancien régime, la sanction pénale avait pour but de marquer vivement les esprits en éliminant l’individu radicalement du corps social, alors que la pénalité contemporaine se donne, elle, clairement pour objectif la réhabilitation des détenus.

Mais une seconde interprétation, plus implicite, nous inciterait  à y regarder de plus près, comme le suggère Foucauld lorsqu’il affirme que « son problème est de définir les systèmes implicites dont nous sommes prisonniers » et « voudrait rendre apparent l’inconscient culturel, pour mieux y échapper ». En fait, à travers le changement opéré par l’histoire, de la violence de l’Ancien Régime et de la peine prison jusqu’à la mise en œuvre de la détention comme une tentative de réhabiliter le condamné, se dégage un renversement complet de perspective dans la manière de traiter ce dernier et son infraction. Il n’est plus question de surveiller l’individu mis à l’écart de la société, mais de l’épier désormais dans sa vie quotidienne.

En amont de l’ère de l’hypersurveillance, il s’agissait de faire disparaître le condamné. Avec l’ère de l’hypersurveillance, la pénalité s’exprime dorénavant selon l’exigence de rendre invisible et indétectable la technologie du pouvoir de punir. On est là dans le non-dit, dans l’implicite, le caché, la sophistication de l’argumentaire pro domo, la mystification du modèle de la réhabilitation.

Tony Ferri explique en effet que, même si les modalités de la peine ont changé sous l’effet de la modernité et des promesses électorales, on assiste plutôt, avec l’exemple du bracelet électronique, à un maquillage des intentions réelles, à un déplacement en fait, à un décentrement des mécanismes d’emprise. Par analogie, on dirait que la prison est à la peine capitale ce que le Placement sous surveillance électronique (PSE) est à la prison.

Il y a un renversement de paradigme : celui du camp à celui du réseau ou de formation en étoile. L’enjeu d’emprise n’est plus de surveiller les condamnés dans un espace clos, mais de contrôler en catimini cet ensemble d’individus où ils sont, en les pistant continûment. Ceci présageant une époque de l’hypersurveillance, qui est le pendant machiavélique de l’esclavage de l’antiquité. Le nouveau condamné n’est plus répertorié par un numéro d’écrou mais par une empreinte ADN, par une puce électronique et par un rating de dangerosité établi par les services pénitentiaires. Le travail des conseillers d’insertion pénitentiaire se réduit désormais à établir une hasardeuse note de dangerosité, à attribuer un PSE ou à sanctionner par un retrait de la mesure. À ce titre, les personnels des services pénitentiaires d’insertion et de probation, par leur ancrage dans un rôle et des missions purement pénitentiaires, au service d’un pouvoir politique dominant, apparaissent comme les composants d’un avatar de l’image du bourreau dans les temps modernes.

Les détenus, les libérés, les ex-condamnés, les potentiellement condamnables en deviennent des déchets redondants, à savoir des êtres dont on ne veut plus dans la société car ils sont irrécupérables, de trop.

C’est là qu’intervient l’engagement de l’intellectuel face au sécuritarisme et l’hypersurveillance. Le philosophe plaide pour une conception sartienne de l’engagement de l’intellectuel qui doit se mêler des choses qui ne le regardent pas, bien que, paradoxalement, ce soit des affaires qui devraient l’intéresser au plus haut point. Malheureusement, l’image du penseur moderne s’est dilué dans les sons et les lumières du tube cathodique et s’est ringardisée face à la communication outrecuidante des hommes politiques. Ces derniers sont devenus les nouveaux savants par lesquels toute idée nouvelle doit passer, bien qu’elles aient été plagiée sur d’autres ou ailleurs. En pratique, la prise de décision se fait dorénavant toujours à l’échelon politique et technocratique par des administratifs rémunérés à vie pour tenir l’administration pénitentiaire dans un cadre historique sécuritaire sans êtres soumis à aucune obligation de résultats…

On présente donc une mesure, par exemple le bracelet électronique, comme une évolution positive pour les détenus et la société. Mais en vérité le but ne serait-il pas de dissimuler les vraies intentions : par exemple de gérer les flux pénitentiaires ou de rendre moins cher l’enfermement ? Et peut-être, comme le suggère Tony Ferri, d’instituer l’ère de l’hypersurveillance. Pour l’auteur, l’un des dangers de l’hypersurveillance est d’ordre technocratique. Il réside dans le fait qu’elle tend à précipiter la pénalité dans une dérive du « tout statique » et du « tout électronique » au détriment de tout autre considération. Il souligne également un autre danger : préparer les hommes à accepter une hypersurveillance à l’échelle sociale.

Voilà le nœud gordien qui se noue entre social et délinquance. Pour certains, il faut responsabiliser le délinquant sans qu’il ait d’excuses sociales. D’autres reconnaissent l’inconsistance des politiques à pouvoir instaurer des cadres pénaux et sociétaux justes. Car, si l’on prenait sérieusement en compte la délinquance en col blanc, en fusionnant par exemple, à l’image de nombreux pays, la branche pénale et administrative de la justice, on doublerait rapidement le nombre de prisonniers. Qu’est-ce qui est finalement plus important pour la société ? De condamner et d’emprisonner de petits délinquants ou de punir la délinquance financière, économique, politique et celle sourde des ronds-de-cuir opérant sous le couvert de l’État ?

C’est là qu’intellectuels, élus, associations et citoyens peuvent agir en s’unissant, à l’exemple du Groupe d’informations sur les prisons des années soixante-dix. Un nouvel esprit doit naître. Il s’agit de rénover l’univers carcéral en refondant la manière de punir et d’exécuter les peines. Beaucoup de monde s’accorde à reconnaitre que la peine-prison est morte depuis que les États-Unis ou la Chine l’ont transformé en systèmes carcéraux inflationnistes et injustes. Il convient donc mettre en réseau ces gens afin de persuader les politiques de ne pas écouter les échos démagogiques du peuple railleur et incohérent, mais de prendre des risques calculés pour le plus grand bénéfice de la société future.

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