Pierre Tevanian(1) est de gauche. C’est une caractérisation un peu courte certes (il n’y qu’en France où cette réduction est tellement en vigueur), mais c’est déjà assez pour introduire un libelle adressé particulièrement à son « camp ». Mais pas seulement. La pomme de discorde tient essentiellement à l’usage intensif qui est fait d’un bord comme de l’autre du (trop) fameux « opium du peuple » de Karl Marx. Au prétexte de combattre un retour en force rampant de la religion. Au risque d’un « consensus laïciste » sans substance.

haine_religionPierre Tevanian est conséquent. De gauche, il entend bien rendre aux mots leur importance et leur sens. Sur un terrain différent (mais pas si éloigné), il entreprend, tel Eric Chauvier et ses « mots-boites-noires » (2), de défaire les habitudes pleutres qui détournent, déforment et corrompent les paroles et les pensées qu’elles abritent et transmettent. Ce que l’auteur adresse à la gauche, ce n’est pas tant une accusation de haine qu’un reproche. Reproche qui se trouve être fondé sur les doctrines mêmes de la gauche. Reproche d’inintelligence et d’inadéquation à la raison d’être même de la gauche, mais aussi au réel, aux faits têtus et indécrottables. Constat aussi d’une sorte d’autohypnose autour d’un discours fantôme, impensé, qui conduit à une contradiction quasi ontologique pour la gauche française : une forme de racisme… Ainsi, c’est en particulier autour des affaires d’exclusions des femmes musulmanes voilées que Pierre Tevanian détecte et débusque à son origine la manipulation langagière frauduleuse et les dérives qui en découlent.

« La religion est l’opium du peuple : relisez Marx ! » C’est en ces termes qu’au début de l’année 2010, le NPA (Nouveau Parti anticapitaliste) fut renvoyé à ses chères études par un chœur politique et médiatique unanime. Le motif ? La candidature, jugée saugrenue, d’une jeune militante qui avait le mauvais goût d’être musulmane et de porter un foulard. » (4e de couverture)

 L’auteur continue en notant que, depuis lors, le conseil sarcastique est repris rituellement (et le mot est pertinent…) par l’ensemble de la gauche française dès que des musulmans essaient d’investir le champ politique (mais nous constatons que c’est aussi le cas désormais avec les autres religions). À noter que ce mantra semble tout aussi satisfaisant en bouche du côté de la droite.

Toujours est-il que cette analyse permet à Pierre Tevanian de dresser un excellent rappel de ce qui touche à l’espace public, au respect de l’autre et des autres. Toutes choses, dont on nous rebat constamment les oreilles, mais avec des mots et des concepts si pervertis, si boiteux, si sophistisés (au lieu d’être sophistiqués comme le croient leurs promoteurs) qu’on en finit par dire le contraire de ce que l’on croit et penser l’inverse de ce que l’on dit. Athéisme mal pensé et laïcisme pur et dur d’un côté, déguisement mal fagoté de christianisme civilisationnel de l’autre. Entre les deux semble se nouer l’unanimisme grossier de la foule prête à expulser un « autre » devenu indéfendable au regard de la globalisation médiatisée.

Ce qui de l’espace public, doit être neutre, c’est donc l’espace, pas le public – et l’on peut même dire que l’espace doit être neutre pour que le public puisse ne pas l’être. (p. 111)

Pierre Tevanian ne se prive pas d’expliquer en termes clairs et précis ce que recouvre véritablement la pensée marxienne. Il va plus loin et remet à l’heure quelques vieilles pendules qu’il est bon de remonter. Ce faisant, il démontre que les intelligences révolutionnaires antérieures possédaient une connaissance plus accrue que nos actuels indignés de l’anthropologie et ne faisaient certainement pas de l’anti-religion un fer de lance. En cela, les conceptions de Marx sont déjà au-delà de celles de Feuerbach qui considérait que l’idée de transcendance divine venait d’une sublimation des meilleures parts de l’humain. Donnez à l’humain la possibilité de développer positivement toutes ces dernières et il n’aura plus besoin de dieux, ils tomberont d’eux-mêmes.

Comment donc ne pas voir que le système de la globalité marchande a su mieux que quiconque détourner les masses du Temple pour suivre dehors les marchands qui en étaient chassés ? Et que les « anticapitalistes » seraient bien inspirés de réfléchir et de s’instruire du fait religieux plutôt que de se laisser dicter leur conduite en cette matière par les compagnons de route du « tout financier ». Tel Laurent Fabius, par exemple. Ou Michel Onfray, assez bien portraituré dans ces pages en athée tonitruant contre les minoritaires et bien souple avec ses collègues libéraux-libertaires(3)…

Comme William Blake l’avait bien pressenti (contre les panthéistes et naturalistes de son temps) : « il n’y a pas de religion naturelle ». Quant à Augusto Del Noce, tout prouve qu’il s’est égaré en conceptualisant une « irréligion naturelle ». Le phénomène est anthropologique et culturel, dans les deux cas. Dès lors, on peut se demander si le « consensus laïciste » actuel (p.111) ne pourrait pas finir par ressembler à une religion de l’État à l’antique… Comme l’homme de la cité ne pouvait blasphémer parce que la religion était d’État, l’homme contemporain sera empêché de prier parce que le laïcisme est d’État. Le fait religieux sacralisant n’a pas besoin forcément besoin d’un dieu. C’est, d’ailleurs, la limite de la démonstration de Pierre Tevanian, car, s’il nous expose très bien le « comment », le pourquoi demeure dans l’obscurité…

Comme tant de story-telling, cet athéisme new-wave ne veut donc rien dire. Celui qui est vendu et proposé au bon peuple n’est qu’une « blague supérieure », une mécanique de dérivation, au mieux un effort désespéré de ne pas désespérer en cherchant à tout crin un unanimisme fédérateur sur le dos de certaines minorités, voire en les montant les unes contre les autres. Cet athéisme facilité ne comporte aucune inquiétude métaphysique authentique. L’athéisme comme slogan est un opium qui calme et endort l’intranquillité face à une impuissance quant au réel.

L’athéisme new-look et tendance « à la française » fait porter le regard ailleurs, vers un ciel dont on est certain qu’il est vide. On ne peut que se féliciter avec emphase de ce savoir qui ne nous a rien coûté, qui ne coûte plus rien et qui nous coûte d’autant moins qu’établi en certitude pharmacologique estampillée « sans risque pour la santé » on ne le questionne pas. Pas du tout. Pas sûr que ceux qui le subissent comme une oppression de plus une fois la fumée anesthésiante dissipée soient encore du côté de leurs « supposés » libérateurs. Toutes drogues à ses effets bénéfiques et ses revers. Mais l’athée ne croient pas aux maléfices. Quant à la gauche, c’est à elle de savoir de quel côté elle penche. Qu’elle profite donc d’avoir dans ses rangs des esprits qui ne sont pas encore pris dans les brumes des nouveaux mythes contemporains.

Pierre Tevanian, La Haine de la religion, comment l’athéisme est devenu l’opium du peuple de gauche, La Découverte, 2013, 133 pages, 10€

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(1) Pierre Tevanian est professeur de philosophie, auteur de Dévoilements, La Mécanique Raciste et La République du mépris. Il est également l’un des créateurs, avec Sylvie Tissot, et animateurs du très intéressant site Les Mots sont Importants (LMSI).

(2) Eric Chauvier est docteur en anthropologie, chargé de cours à l’université Victor Segalen Bordeaux 2 il est l’auteur entre autres des très stimulants Que du bonheur et La crise commence où finit le langage, tous deux publiés chez Allia en 2009. On pourra aussi se régaler de réflexion avec le très particulier Contre Télérama, Allia, 2011.

(3) M. Onfray est loin d’être le seul penseur de gauche à être pris à partie dans ces pages. Les principaux « ténors » de cet athéisme de gauche, libérateur par contrainte, doivent (devraient) se sentir visé. Sans doute dans le cadre d’un livre fallait-il éviter de réactiver les polémiques mais il est étrange que ne soit pas fait mention de celle, instructive, qui donna lieu à de belles passes d’armes avec la très médiatique Caroline Fourest :

Thierry Jolif

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Thierry Jolif
La culture est une guerre contre le nivellement universel que représente la mort (P. Florensky) Journaliste, essayiste, musicien, a entre autres collaboré avec Alan Stivell à l'ouvrage "Sur la route des plus belles légendes celtes" (Arthaud, 2013) thierry.jolif [@] unidivers .fr

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