La catégorie Pensée approfondie réunit des textes qui requièrent de la part du lecteur une disponibilité et un bagage intellectuels certains. Unidivers a retenu ces derniers en raison de leur intérêt et de leur proximité avec sa ligne éditoriale. Que leurs auteurs en soient ici remerciés. Aujourd’hui, nos pages accueille un article sur le temps au présent par Pierre Coulmin dont nous avions déjà publié une analyse de la crise grecque qui sortait des sentiers battus.

Pour atteindre le passé, ce n’est pas du passé qu’il faut partir mais du présent et de lui seul. C’est dans le présent que se trouvent les informations sur le passé, non dans le passé qui n’existe plus et qui nous est définitivement inaccessible… Cette intelligence du temps situe son objet dans le présent ; elle identifie le présent comme le nœud du temps où s’imbriquent passé, présent et « à venir ». (Laurent Olivier. Le sombre abîme du temps, Le Seuil. Paris. 2008).

Cette citation de Laurent Olivier, je l’ai déjà utilisée dans un texte intitulé Voyage dans le temps. Texte prolongé par une suite : Rebond du voyage dans le temps. Essais qui s’appuient sur les écrits de Walter Benjamin, Jacob Taubes, Giorgio Agamben, Aby Warburg…
Dans ces deux textes, j’ai procédé par dichotomie entre la question des progrès dans la connaissance de l’émergence de l’humain et celle de l’approche du présent, de l’image, de la mémoire et de l’histoire. Ce deuxième pan s’efforçant surtout d’approfondir la question du temps messianique analysée par Walter Benjamin, Jacob Taubes et Jacques Derrida qui élargit ainsi ce concept : Le messianique sans messianisme (ou messianisme sans contenu) est le concept étrange qui guide la quête d’une démocratie à-venir… Marx est l’événement unique d’un messianisme de type nouveau qui a imprimé sa marque inaugurale dans l’histoire.

 Le présent texte reprend la problématique en s’appuyant certes sur les thèses messianiques pour tenter d’encore en élucider le sens. L’objet essentiel en est de tenter d’approfondir le concept de temps, d’histoire et d’image dialectique. Ce qui nécessite de revenir à la source de ces investigations. Pour ce, il me sied de partir d’un grand ancêtre de la théorie du temps. Il s’agit d’Augustin (354-413), ce « père de l’église » qui s’est longuement penché sur cette question du temps, du passé, de l’avenir et du présent, notamment dans le chapitre onze des Confessions. (Le Seuil, Paris, 1982). J’ai souvent préféré la traduction des moines du Monastère Saint-Benoît de Port-Valais. Augustin écrit là un texte d’une grande rigueur. Il va évidemment de soi que la recherche d’Augustin sur le concept de temps s’intègre dans sa réflexion sur l’éternité, ce temps hors du temps, éternité de Dieu et de la création. Augustin déploie une éblouissante maestria rhétorique. Ce qui n’enlève rien à la solidité de son raisonnement. Son examen méticuleux du passage du temps le fait arriver à une conclusion majeure : il n’est de temps qu’au présent. Ainsi, pour Augustin, la conscience du temps tient tout entière dans le présent puisque le passé n’est plus et le futur pas encore, ce qui, au passage, marque une vraie proximité avec le concept de temps saturé d’« à-présent », énoncé par Walter Benjamin, lorsqu’il identifie le présent comme le lieu spécifique où se joue la reconnaissance du passé. Mais revenons à Augustin, dans le chapitre XI des Confessions.

Or, ce qui devient évident et clair, c’est que le futur et le passé ne sont point ; et, rigoureusement, on ne saurait admettre ces trois temps : passé, présent et futur ; mais peut-être dira-t-on avec vérité : il y a trois temps, le présent du passé, le présent du présent et le présent de l’avenir. Car ce triple mode de présence existe dans l’esprit ; je ne le vois pas ailleurs. Le présent du passé, c’est la mémoire ; le présent du présent, c’est l’attention actuelle; le présent de l’avenir, c’est son attente – XI-20 (26) – ( traduction des moines du Monastère Saint Benoît de Port-Valais).

 Affirmation qu’il précise quelques paragraphes plus loin lorsqu’il prolonge son interrogation sur la mesure du temps :

D’où j’infère que le temps n’est qu’une étendue, qu’un étirement. Mais quelle est la substance de cette étendue ? Je l’ignore. Et ne serait-ce pas mon esprit même ? Car, ô mon Dieu ! Qu’est-ce que je mesure, quand je dis en termes imprécis : tel temps est plus long que tel autre ; ou de manière mieux définie, ce temps est double de celui-là ? C’est bien le temps que je mesure, j’en suis certain ; mais ce n’est point l’avenir, qui n’est pas encore ; ce n’est point le présent, qui est inétendu ; ce n’est point le passé, qui n’est plus. Qu’est-ce donc que je mesure ? Je l’ai dit ; ce n’est point le temps passé, c’est le passage du temps – 26 (33).

C’est en toi, mon esprit, que je mesure le temps… oui, c’est en toi que je mesure l’impression qu’y laissent les réalités qui passent ; impression survivante à leur passage. Elle seule demeure présente ; je la mesure, et non les objets qui l’ont fait naître par leur passage. C’est elle que je mesure quand je mesure le temps, donc, le temps n’est autre chose que cette impression, ou il échappe à ma mesure – 27 (36).

 Ainsi, l’esprit est la mesure du temps : L’avenir n’est pas encore; qui le nie ? Et pourtant son attente est déjà dans notre esprit. Le passé n’est plus, qui en doute ? et pourtant son souvenir est encore dans notre esprit. Le présent est sans étendue, il n’est qu’un point fugitif ; qui l’ignore ? et pourtant l’attention est durable ; elle par qui doit passer ce qui court à l’absence… Un long avenir, c’est une longue attente de l’avenir ; un long passé, c’est un long souvenir du passé.

 Le « temps au présent », ainsi défini, devient nécessairement l’objet d’une polysémie. Il peut être l’image même de la vacuité de l’instant, comme un déni de l’histoire et de l’enchaînement des causes. Cette évanescence, cette instantanéité fugitive et incolore tranche avec la question du retentissement du présent, dans les faits matériels ou dans la mémoire. Comme le rappelle si bien la préface de Jean Foucault pour le recueil Haïti Haïcris (pour mémoire du séisme de Port-Au-Prince, anthologie, Corps Puce, 2010), lorsqu’il énonce : cent mille morts à deux cents mille morts peut-être pour une minute de secousse. Recueil où je relève encore ce tercet de Claude Held :

En soixante secondes
les choses de la vie qui faisaient leur possible
disparaissent

 Michel Lebris dans Nous ne sommes pas d’ici (Grasset, Paris, 2009, p. 244-245), s’attarde longuement sur ce temps exhaussé du présent qu’il appelle le temps aventureux et qu’il définit d’abord comme une coïncidence troublante entre la courbe du Destin et celle d’une liberté humaine. Il se réfère à Schiller, à Hegel, à Hölderlin qui font de cette rencontre l’essence de la tragédie grecque. Lebris élargit son propos et sa perception du « temps aventureux » qu’il appréhende comme la récurrence, dans le temps de l’histoire, d’une autre temporalité, d’un autre temps, lui, vertical qu’il assimilerait à une dimension particulière d’éternité. Éternité particulière en ce sens qu’il faut la concevoir comme l’éternité dans l’instant que l’on retrouve dans la fulgurance du poème, dans le choc de l’imprévu ou d’une foudroyante intuition, dans un instantané hors du temps qui marque pour la vie entière. Ce pourrait aussi bien être le « coup de foudre » que la brusque intuition créatrice de l’artiste ou du penseur. C’est probablement le concept de temps saturé du présent de Walter Benjamin qui se rapproche le plus de ce temps aventureux que propose Michel Lebris.

  Il convient, cependant de mettre les analyses sur le temps et l’histoire, bien plus, la pensée même d’Augustin en perspective. Ce que fait Henri-Irénée Marrou (1904-1977), historien magistral de l’antiquité et philosophe qui se présente ainsi : Technicien de l’histoire « ancienne », je réussis à connaître Cicéron – ou saint Augustin, comme un ami connaît des amis ; ils cessent pour moi d’être abolis dans le passé et grâce à l’effort de résurrection de leurs historiens, vivent à nouveau sous les yeux de ma pensée, et leur qualité d’« Anciens » n’est qu’une variété subtile de leur existence actualisée à nouveau.

 Marrou souligne qu’Augustin est un homme de l’Antiquité en ce sens que sa pensée se nourrit de la tradition platonicienne : sa philosophie est une philosophie de l’être et de l’essence, qui vise à approcher l’Éternel.

 Dans une philosophie de l’essence, le temps apparaît toujours un peu comme un scandale. Le temps, c’est cette chose fluide, insaisissable, où l’être n’intervient que dans l’instant insaisissable, ce présent mystérieux qui est comme écrasé entre un passé irrévocablement englouti et un futur sur lequel nous ne pouvons pas encore tabler. (H. I. Marrou, L’ambivalence du temps et de l’histoire chez Saint Augustin, 3e partie : les deux significations du temps).

 Il note encore cette idée-force de la pensée augustinienne qui s’appuie sur une explication de l’histoire fondée sur un double visage l’un sinistre, l’autre riant, tourné l’un vers le Bien et l’épanouissement de l’être, l’autre vers le Mal, la dissolution, la destruction. Pensée que, en dépit des césures que j’ai pratiquées dans son texte, se prolonge de cette façon :

Ainsi, de quelque point de vue qu’on se place, histoire profane, histoire sacrée, personnelle ou collective, toujours le temps vécu par l’homme apparaît affecté d’une redoutable ambivalence : il est vecteur et facteur à la fois d’espérance et de désespoir, le moyen par lequel s’accomplit le mieux-être et en même temps cette blessure inguérissable ouverte au flanc de l’homme, par où son être s’écoule et se détruit. 

 Il sera nécessaire de revenir sur cette ambivalence lors de l’examen du temps messianique…

 L’étude de la mesure du temps renvoie bien sûr à la question de l’histoire. Non pour en faire une analyse exhaustive. De longues années de réflexion et de recherches érudites n’y suffiraient, même si nombre d’éminents historiens ont souvent pris le parti de couronner leur carrière et leur production scientifique par un livre de réflexion sur l’histoire et le métier d’historien. Avec le risque récurrent pour les historiens de s’emprisonner dans la « cuisine » de l’histoire. J’entends par là la quête passionnée de la vérité des sources et de la problématique judicieuse. Démarche scientifique nécessaire si ce n’est qu’elle ne fait souvent qu’enfermer le récit historique dans la certitude de son approche. En témoignent, pour effleurer des questionnements contemporains, les pseudo-débats sur l’identité nationale qui ont favorisé la polémique entre les partisans du courant anti-Lumières et ceux qui se placent dans le courant des Lumières. Cela dit, pour reprendre l’analyse de Zeev Sternhell, (Les anti-Lumières. Une tradition du XVIIIe siècle à la guerre froide. Gallimard, Paris, 2010). Ceux-là, les anti-Lumières jugent que l’individu ne saurait s’identifier que dans et par son appartenance à une communauté nationale, soutenue par son histoire, en proposant l’ostracisme pour ceux qui ne seraient pas de cette communauté. Les autres considèrent qu’il faut s’en tenir à la définition du citoyen, individu autonome, acteur de ses choix, ce qui est le principe même de la démocratie comme principe d’intégration. De plus, il reste à espérer que l’émergence d’un projet de « maison de l’histoire », issue des débats sur l’identité nationale ne sera pas le creuset d’une histoire « officielle » qui pourrait devenir machine à anathème.

 Mais revenons à cette question première où s’entremêlent mesure du temps et unicité de l’histoire. Paul Ricœur, dans Histoire et vérité (Le Seuil, Paris, 1967, p. 212-215) remet en cause, de manière dirimante ces deux approches.

 S’il y a plusieurs lectures possibles de l’histoire, c’est peut-être qu’il y a plusieurs mouvements enchevêtrés « d’historisation », si j’ose m’exprimer ainsi.
Nous poursuivons à la fois plusieurs histoires, dans des temps dont les périodes, les crises, les repos ne coïncident pas. Nous enchaînons, abandonnons et reprenons plusieurs histoires, comme un joueur d’échecs qui joue plusieurs parties, renouant tantôt avec l’une, tantôt avec l’autre
.
Ce à quoi il ajoute : S’il me fallait pousser plus loin l’élucidation de cette illusion majeure de l’unicité de l’histoire, je n’hésiterais pas à dire qu’il s’y dissimule une illusion tenace sur le temps. Nous supposons qu’il y a une trajectoire continue, une unique durée, qui synchronise l’histoire, que ce soit celle des deux cités de saint Augustin, ou l’histoire des sciences et des empires, l’histoire de la philosophie, ou de l’art.
En
réalité nous empruntons aux intuitions de la mécanique le modèle du mouvement uniforme et continu sur lequel se règlent toutes les durées. Ainsi voulons-nous que les événements de toute l’histoire ponctuent un unique, indifférencié et continu, qui serait la coulée du temps.

Coulée du temps unique, indifférenciée et continue dont Paul Ricœur réfute le modèle de diverses manières. D’abord en s’appuyant sur Gaston Bachelard qui, dans La dialectique de la durée, énonce ainsi sa théorie des « superpositions temporelles » : Le temps a plusieurs dimensions, le temps a une épaisseur. Il n’apparaît continu que sous une certaine épaisseur grâce à la superposition de plusieurs temps indépendants. Réciproquement toute psychologie temporelle unifiée est nécessairement lacuneuse, nécessairement dialectique. Ce qui implique que le temps psychologique et le temps vécu sont le plus souvent diachroniques.

Ce concept de superpositions temporelles recoupe la notion de non-contemporanéité émise par Ernst Bloch dans son livre Héritage de ce temps, publié en 1935, réédité à Paris, Payot, 1977. Parlant des groupes sociaux, il estime que tous ne sont pas présents dans le même temps présent. Dans cet ouvrage, il réaffirme que le présent contient du passé : traditions maintenues ou réaffirmées , anachronismes des styles de vie, obsolescence des genres de vie…

Ensuite, Paul Ricœur étaie sa démonstration en s’appuyant sur l’histoire des découvertes scientifiques, des inventions instrumentales, des techniques du travail qui ne sont, somme toute, qu’une discontinuité et qu’il est pourtant aisé de coucher sur le même axe de durée, que nous confondons sans grand dommage avec le temps de la mécanique, réglé sur le mouvement des astres… Là est l’occasion de l’illusion ; un unique rythme historique, en collusion avec le temps de la mécanique, fournit le canevas des dates.

Certes, l’historien, dans son appréciation du temps, va plus loin que les dates. Ainsi le fait Fernand Braudel dans la préface à son ouvrage La Méditerranée et le Monde méditerranéen à l’époque de Philippe II (Armand Colin, Paris ; 1990, p. 16-17), lorsqu’il présente une vue d’ensemble de son travail. Il distingue trois parties, trois temps, trois histoires :

–                La première met en cause une histoire quasi immobile, celle de l’homme dans ses rapports avec le milieu qui l’entoure ; une histoire lente à couler et à se transformer, faite bien souvent de retours insistants, de cycles sans cesse recommencés. Je n’ai pas voulu négliger cette histoire-là, presque hors du temps, au contact des choses inanimées.

–                Au-dessus de cette histoire immobile, se distingue une histoire lentement rythmée : […] une histoire sociale, celle des groupes et des groupements. Comment ces vagues de fond soulèvent-elles 
l’ensemble de la vie méditerranéenne, voilà ce que je me suis demandé… en étudiant successivement les économies et les États, les sociétés, les civilisations, en essayant enfin, pour mieux éclairer ma conception de l’histoire, de montrer comment toutes ces forces de profondeur sont à l’œuvre dans le domaine complexe de la guerre. Car la guerre, nous le savons, n’est pas un pur domaine de responsabilités individuelles.

–                Troisième partie enfin, celle de l’histoire traditionnelle, si l’on veut, de l’histoire à la dimension non de l’homme, mais de l’individu, l’histoire événementielle : une agitation de surface, les vagues que les marées soulèvent sur leur puissant mouvement. Une histoire à oscillations brèves rapides, nerveuses… Ultra-sensible par définition… Méfions-nous de cette histoire brûlante encore, telle que les contemporains l’ont sentie, décrite, vécue, au rythme de leur vie, brève comme la nôtre. Elle a la dimension de leurs colères, de leurs rêves et de leurs illusions.
 Ainsi sommes-nous arrivés à une décomposition de l’histoire en plans étagés. Ou, si l’on veut, à la distinction, dans le temps de l’histoire, d’un temps géographique, d’un temps social, d’un temps individuel.

On voit bien – et Marrou l’explicite brillamment – que l’appréciation du temps et de l’histoire chez Augustin a partie liée avec l’Antiquité en ce sens que sa pensée se nourrit de la tradition platonicienne : sa philosophie est une philosophie de l’être et de l’essence, qui vise à approcher l’Éternel. On ne peut aussi qu’adhérer à l’hypothèse de Paul Ricœur qui souligne la modélisation du temps sur les principes de la mécanique : En réalité nous empruntons aux intuitions de la mécanique le modèle du mouvement uniforme et continu sur lequel se règlent toutes les durées. Ainsi voulons-nous que les événements de toute l’histoire ponctuent un unique, indifférencié et continu, qui serait la coulée du temps.

Peut-on, par analogie, imaginer ou percevoir que le concept d’histoire et l’appréhension du temps subissent l’impact des théories contemporaines sur l’espace-temps ? Encore conviendrait-il de présenter, même de manière sommaire, ces théories. Il n’est pas question, cependant, par incompétence, de spéculer sur la physique quantique ou sur les théories de la relativité, restreinte ou générale. Non plus que sur les « flèches du temps » qu’elles soient gravitationnelles, radiatives, géologiques, quantiques ou cosmologiques, ni de distorsion espace-temps, ni de « trou de ver » dans l’espace-temps (Un trou de ver est un « tunnel » reliant un trou noir et un trou blanc. Concept élaboré à partir des équations de la relativité générale, en 1935, d’Einstein et de Rosen). Car chacun sait, sans aucun doute, qu’un « trou de ver » posséderait deux entrées distinctes de plusieurs millions d’années-lumière reliées dans l’espace-temps par un tunnel beaucoup plus court qui autoriserait d’énormes raccourcis temporels…

Ainsi, nous le savons, depuis plus d’un siècle, d’éminents spécialistes en mathématiques, en physique ou en astrophysique, prennent le temps comme objet premier de recherche.

L’un des plus éminents astrophysiciens et cosmologistes est Stephen Hawking qui allie hauteur de vue scientifique et souci de diffusion pédagogique de connaissances pourtant ardues. Dans son livre Une brève histoire du temps. Du big bang aux trous noirs, (Flammarion, Paris, 1989), il note au chapitre IX, intitulé La flèche du temps : Au début du siècle, les gens croyaient en un temps absolu. Chaque événement pouvait être répertorié de façon unique par un nombre appelé «temps», et toutes les bonnes horloges s’entendaient sur l’intervalle de temps entre deux événements. Cependant, la découverte que la vitesse de la lumière était la même pour tout observateur, indépendamment de son éventuel mouvement, nous conduisit à la théorie de la Relativité, et là, il fallut abandonner l’idée d’un temps unique et absolu…

L’accroissement du désordre avec le temps, ou entropie, est un exemple de ce que l’on appelle la « flèche du temps », indiquant une direction au temps. Il y a au moins trois flèches du temps différentes. D’abord, il y a la « flèche thermodynamique » du temps, la direction du temps dans laquelle le désordre ou l’entropie croît. Ensuite, il y a la « flèche psychologique ». C’est la direction selon laquelle nous sentons le temps passer, dans laquelle nous nous souvenons du passé mais pas du futur. Enfin, il y a la « flèche cosmologique », direction du temps dans laquelle l’univers se dilate au lieu de se contracter…

Il me plaît encore de citer David Anderson, astrophysicien, spécialiste de l’espace-temps : Nous ne voyons pas l’espace, le temps et l’univers tels qu’ils sont, nous voyons l’espace, le temps et l’univers tels que nous sommes.

Malgré le caractère hautement spéculatif de la théorie générale de la relativité, et sa déconnection apparente avec la vie au quotidien, – Encore que, parlant du Système de Positionnement Général ou GPS, Stephen Hauwking rappelle que ce système fonctionne grâce à un réseau de satellites nantis d’horloges dont la précision n’est due qu’à une correction de la dérive temporelle liée à la théorie de la relativité. Dérive apparemment infinitésimale (un tiers de milliard de seconde par jour), mais correction indispensable à la fiabilité du système, puisque l’erreur non corrigée engendrerait une erreur d’appréciation de la position de 9,656 kilomètres par jour ! – Il serait étonnant qu’il ne découle pas de cette théorie diverses formes d’impact sur les réflexions et les pratiques d’autres disciplines dont l’objet s’arrime au temps. Comme il en est de l’histoire, de l’histoire littéraire, voire de l’ensemble des sciences humaines et probablement aussi des théoriciens du temps messianique.

À la manière par exemple de Bakhtin, ce critique littéraire qui analyse les œuvres romanesques et dramatiques au travers du concept de « chronotope ». Mikhaïl Bakhtin introduit ce concept dans le domaine de la critique littéraire, dans les années 1920, en empruntant le terme à la physique et aux mathématiques et notamment à la théorie de la relativité d’Einstein. Il l’utilise dans un sens métaphorique. Le chronotope ou « temps-espace » est une catégorie de forme et de contenu basée sur la solidarité du temps et de l’espace dans le monde réel comme dans la fiction romanesque. La notion de chronotope fond les indices spatiaux et temporels en un tout intelligible et concret. C’est le « centre organisateur des principaux événements contenus dans le sujet du roman ». Par exemple, selon lui, un des chronotopes essentiels du roman français du XIXe est celui du salon dans les travaux d’écrivains comme Balzac et Stendhal, tandis que le chronotope du chemin est métaphorique des romans de chevalerie.

On en perçoit aussi la marque dans les quelques lignes d’Histoire et vérité. (op. cité) de Paul Ricœur :

Mais d’autres rythmes historiques s’enchevêtrent, qui ne se couchent pas exactement sur l’axe du progrès des sciences et des techniques. Des cycles civilisateurs s’ouvrent et se ferment, des pouvoirs se lèvent, se consolident, le temps exige ici des catégories autres que celles de la sédimentation et du progrès : notions de crise, d’apogée, de renaissance, de survivance, de révolution ; temps de nœuds et de ventres (en un sens, ce temps est plus apparenté à la structure périodique des phénomènes de la microphysique qu’à la structure linéaire du temps de la cinématique et de la mécanique rationnelle).

 D’évidence, les imprégnations les plus fortes des théories liées au temps, à la relativité générale et aux théories quantiques se retrouvent surtout dans un ensemble de considérations sur « le contrôle du temps ». Expression qui désigne d’abord la question du voyage dans le temps. Sachant que beaucoup de scientifiques font l’hypothèse, comme l’affirmaient déjà Einstein et Hawking qu’il sera toujours impossible de voyager dans le passé, en raison principalement que cela briserait le principe de causalité (ou flèche du temps), à savoir qu’un effet doit être précédé d’une cause. Ces réserves entendues, on conçoit que cette potentialité du voyage dans le futur puisse faire naître passion et frénésie, auxquelles Stephen Hawking s’est lui-même livré. Au point d’avoir risqué sa crédibilité dans des affirmations péremptoires, comme celles qui suivent, parues dans un article de Mail on line le 3 Mai 2010, titré : Comment construire une machine à voyager dans le temps.

 Bonjour. Mon nom est Stephen Hawking physicien, cosmologiste et un peu rêveur. Bien que je ne puisse pas bouger et que je sois obligé de parler à travers un ordinateur, dans mon esprit je suis libre. Libre pour explorer l’univers et poser les grandes questions, telles que : Le Voyage dans le temps est-il possible ? Peut-on ouvrir un portail vers le passé ou trouver un raccourci vers l’avenir ? Peut-on compter utiliser les lois de la nature pour devenir les maîtres du temps ?
Le Voyage dans le temps était autrefois considéré comme une hérésie par les scientifiques. J’avais l’habitude d’éviter d’en parler de peur d’être étiqueté. Mais maintenant, je ne suis plus si prudent. En fait, je suis plus comme les gens qui ont construit Stonehenge. Je suis obsédé par le temps. Si j’avais une machine à voyager dans le temps j’irais rendre visite à Marilyn Monroe ou j’irais encore voir Galileo qui a tourné son télescope vers le ciel. Peut-être que j’irais même voyager jusqu’au bout de l’univers pour savoir comment notre histoire se termine.
Pour voir comment cela pourrait être possible, nous devons regarder la quatrième dimension…
Car il y a un autre type de longueur, la longueur dans le temps. Si un être humain peut survivre pendant 80 ans, les pierres de Stonehenge, par exemple, ont résisté à des milliers d’années. Et le système solaire va durer des milliards d’années. Tout a une longueur dans le temps ainsi que dans l’espace. Voyager dans le temps, c’est voyager à travers cette quatrième dimension.

 Bien entendu, de telles perspectives suscitent l’incrédulité. Mais aussi la passion et l’enthousiasme comme c’est le cas pour les habitants, sans doute aussi pour les « cosmologistes » mais sûrement plus encore pour les auteurs de science-fiction, ainsi que l’avait déjà imaginé H.G. Wells avec son roman La machine à explorer le temps. Sans doute y a-t-il derrière cette fascination, une volonté, un espoir désespéré de maîtriser le temps pour en définitive le vaincre ou sinon le travestir, le charger d’espérance en se concentrant sur le temps saturé du présent et ainsi affronter et retarder sinon vaincre la mort.

L’approche du temps et de l’histoire par le temps messianique est sans doute susceptible d’ouvrir de nouvelles pistes de connivence avec le présent dans l’usage du temps. Bien des raisons plaident en faveur du fait d’achever – peut-être provisoirement – ce texte sur Le temps au présent, par l’analyse du temps messianique.

D’abord un rappel, car il est nécessaire de définir le terme « messianique ». Pour les communautés chrétiennes primitives des trois premiers siècles, le temps messianique est le temps d’attente précédant le retour du messie en gloire et en majesté, lors de la « parousie ». Donc un temps sans doute proche, chargé d’attente, d’espoir et aussi de la crainte du Jugement. Mais souligne J. Taubes (Le temps presse, du culte à la culture, Le Seuil, Paris, 2009), dans le paradoxe d’un événement perpétuellement remis, d’un événement qui n’est pas arrivé. En étudiant le messianisme, des auteurs aussi différents que Benjamin, Taubes, Agamben, et bien d’autres tentent d’approfondir, sinon d’élucider leurs interrogations sur la mémoire, l’histoire, le temps, et notamment sur le temps qui reste, titre d’un livre de Giorgio Agamben. Et rien ne remplace la lecture de Walter Benjamin : Sur le concept d’histoire (Gallimard, collection Folio essais, Paris 2000).

Et il faut aussi préciser ce qu’on entend par Histoire messianique. Voici la définition qu’en donne G. Agamben dans Histoire et mémoire : L’histoire messianique se définit avant tout par deux caractères. C’est une histoire du Salut, il faut sauver quelque chose. Et c’est une histoire dernière, c’est une histoire eschatologique, où quelque chose doit être accompli, jugé, doit se passer ici, mais dans un autre temps, doit donc se soustraire à la chronologie, sans sortir dans un ailleurs.

Michael Löwy rédige ainsi la notice bibliographique de l’ouvrage de Gérard Ben Sussan Temps messianique, temps historique et temps vécu, (Vrin, Paris, 2001) pour la revue des Archives de sciences sociales des religions. Son projet est ambitieux : confronter la conception messianique du temps avec celle des philosophes modernes. Le messianisme trouve son origine dans les textes de la tradition juive, comme la Bible, le Talmud ou la Kabbale, mais il est réinventé par la philosophie juive moderne, de Rosenzweig à Levinas, et de Moses Hess aux « marxistes messianiques » (Ernst Bloch, Walter Benjamin). En fait, il déborde les limites que lui assigne la pensée juive stricto sensu et peut donc être énoncé rigoureusement par la philosophie.

Cela ne clôt évidemment pas la liste des auteurs qui ont écrit sur le messianisme. Il y manque notamment Jacques Derrida : « Le messianique en général (sans contenu) est la structure formelle, indéconstructible, de la promesse émancipatoire, qui conditionne un autre concept du politique et de la démocratie. Le messianique sans messianisme (ou messianisme sans contenu) est le concept étrange qui guide la quête d’une démocratie à-venir… Ce qui est dire clairement son refus d’intégrer le messianisme philosophique autrement que comme quête d’un espoir d’une démocratie à venir.

Il faut aussi mentionner que Sartre, tout en insistant sur son athéisme et la finalité révolutionnaire de son discours, a accepté l’idée de considérer son engagement politique comme « messianisme politique », sans que cela n’ait guère influé sur son œuvre de philosophe.

L’incipit de la revue Lignes présente ainsi son numéro 27 du 10 octobre 2008 intitulé Temps historique, temps messianique. Ce numéro se propose d’interroger l’état d’exception que représente le temps messianique au moment précis où il semble faire son apparition dans le tissu même du temps historique. Fracture, intrusion, rupture, accélération, déchirure, impatience, invitation, enchantement, révolution…, il s’agit toujours d’une épreuve de déformalisation du temps lui-même suscitant un effet de diachronie, de décrochage, de détournement ou de renversement, là où le temps historique fait valoir sa souveraineté.

En définitive, la compréhension du temps messianique ne saurait être complète sans examen de l’image dialectique. Elle est ici sobrement définie par Walter Benjamin : L’image dialectique est une fulgurance, qui sauve l’« Autrefois » dans le « Maintenant » de la connaissabilité. Il convient bien sûr de s’appuyer d’abord sur la définition-matrice de l’image dialectique telle que l’a proposée Walter Benjamin : L’« image dialectique » est cette image libérée du passé et du temps chronologique, c’est une image au présent qui permet la réalisation d’une mémoire dynamique et créatrice de l’humanité, c’est une image « qui n’est point passage mais arrêt et blocage du temps ». Ainsi l’image n’est plus étranglée entre le passé et l’avenir, mais elle proclame sa force d’« à-présent ». Pour reprendre l’analyse qu’en fait Georges Didi-Huberman, l’image dialectique réunit les modalités de la présence et de la représentation. Il la compare à une puissance de collision qui met en contact des choses et des temps, qui les télescope, les désagrège. Selon G. Didi-Huberman, (Devant le temps, Minuit p 117), l’image est une saccade dans le rythme de l’histoire, elle trace une césure dans la continuité.

Ce concept d’image dialectique renvoie l’histoire au temps présent. Tout comme le fait Augustin qui juge lui aussi qu’il n’est d’histoire qu’au présent. J. Taubes, G. Agamben, J. Derrida, E. Levinas et combien d’autres accordent une puissante importance à cette image dialectique. Comme si elle avait un rapport d’incandescence avec le monde…

Chacune de ces descriptions est aussi une métaphore du temps en miettes, d’une sorte de cassure du temps qui n’est pas sans évoquer les fissures temporelles de la continuité du temps. Mais on se prend à constater que la plupart des commentaires, qu’il s’agisse de ceux de Georges Didi-Huberman, de Giorgio Agamben, de Gérard Ben Sussan portant sur « l’image dialectique » soulignent certes son indifférenciation entre passé et présent – ce qui pourrait s’entendre comme annihilation du passé – mais ont tendance à se réfugier dans l’hyperbole, comme si la difficulté à définir l’image dialectique ne pouvait trouver solution que dans une approche par le mystère, l’indicible, la surenchère de la métaphore et de l’aphorisme.

Après recherche d’exemples significatifs d’images dialectiques – mais on pourrait aussi bien évoquer l’idée de survivance, due à Aby Warburg qui parle aussi de Nachleben (vie posthume) des images, on constate que des exemples nombreux peuvent être pris dans la photographie et le cinéma. Il en est ainsi d’un court-métrage de Jean-Luc Godard, de 1982, intitulé Lettre à Freddy Buache. Il s’agissait pour J. L. Godard d’honorer une commande des élus de Lausanne pour commémorer le 500e anniversaire de la ville. Sachant que la ville s’est construite entre deux lieux, le lac et la montagne, Godard propose un montage d’images illustrant cette approche : Lausanne, c’est du gris au centre, du vert en haut et du bleu en bas. Il tente ainsi de produire des images résumant la ville, images dialectiques des temps et de la ville. Autre exemple : Notamment À propos de Tristes tropiques, ces images retrouvées à Sao Paulo de vieilles bobines filmées par Claude Lévi-Strauss sur les tribus dont l’observation a donné matière à son livre Tristes tropiques. La découverte de ces images, que l’on croyait perdues, sur des tribus désormais disparues apparaissent donc comme images dialectiques multipliées par cette rencontre du passé doublement ressurgi et du présent.

Le jeu d’influence réciproque entre ce que nous voyons de l’image et ce qu’elle nous montre de nous est aussi une dimension renouvelée de l’image dialectique qu’explore Georges Didi-Huberman dans Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, (Éditions de Minuit, Paris, 1992) : Mais il aura fallu établir une notion plus fine de l’« image dialectique », revisiter celle « d’aura » – prise à Walter Benjamin – et mieux comprendre pourquoi ce que nous voyons devant nous regarde toujours dedans….

Le devenir du concept d’image dialectique est d’autant mieux promis à reconnaissance que, pour reprendre un lieu commun, nous baignons dans des sociétés et des cultures de l’image, par la photographie, le cinéma, et par la prolixité des moyens couplés à internet, au point de risquer la submersion et au risque, pour se référer encore et encore à W.Benjamin (L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée) de la profusion, de l’affadissement des messages.

Conclure ce texte, c’est d’abord se poser la question de savoir s’il est parvenu peu ou prou à son propos initial qui est d’approfondir le concept de temps et d’histoire. Si la réponse est plutôt positive, c’est assurément dû aux intellectuels sur lesquels je me suis appuyé. Qu’il s’agisse d’Augustin, d’Henri-Irénée Marrou, de Paul Ricœur, de Fernand Braudel, de Gaston Bachelard mais aussi d’auteurs messianiques. Ces auteurs que Michael Löwy cite dans son analyse de l’ouvrage de Gérard Ben Sussan Temps messianique, temps historique et temps vécu, il s’agit d’auteurs messianiques qui se réclament, de la bible, du Talmud, de la Kabbale. D’autres de la philosophie juive moderne, tel Levinas. D’autres encore de marxistes messianiques comme Ernst Bloch, Agamben ou Walter Benjamin. La tentation de juxtaposer puis d’opposer ces deux groupes, voire ces deux continents intellectuels vient naturellement à l’esprit. Ce serait une entreprise d’une grande complexité du fait de multiples compagnonnages et complicités intellectuelles entre Ricœur, Lévinas, Marrou, Bachelard, Benjamin… et d’autres. Ce regroupement m’apparaît plutôt comme un creuset de courants intellectuels et philosophiques prenant leur source dans des cultures spécifiques au long passé commun.

L’interrogation vient plutôt d’une rencontre écourtée dans les recherches sur l’histoire messianique qu’Agamben définit comme une histoire dernière, une histoire eschatologique, où quelque chose doit être accompli, jugé, doit se passer ici, mais dans un autre temps, doit donc se soustraire à la chronologie, sans sortir dans un ailleurs. Et que Gérard Ben Sussan complète ainsi : chaque instant peut ouvrir sur l’éternité. On ne peut anticiper sur l’avenir. Il est imprévisible. La logique temporelle du messianisme est celle du « peut-être », c’est-à-dire, de l’incertitude et de l’indéterminable (Temps messianique, temps historique et temps vécu).

Histoire incomplète en ce sens qu’il me paraît y manquer une réflexion sur la fin des temps, sur les fins dernières. Pourtant, en matière d’histoire eschatologique, Augustin dans la Cité de Dieu XIII, 10 énonce brutalement les faits : À partir de l’instant où l’on a commencé d’être en ce corps mortel, rien ne se passe en lui qui ne travaille à conduire à la mort.

L’analyse de Marrou, se référant au corpus théologique de la chrétienté est plus nuancée mais tout aussi décisive : Ainsi, de quelque point de vue qu’on se place, histoire profane, histoire sacrée, personnelle ou collective, toujours le temps vécu par l’homme apparaît affecté d’une redoutable ambivalence : il est vecteur et facteur à la fois d’espérance et de désespoir, le moyen par lequel s’accomplit le mieux-être et en même temps cette blessure inguérissable ouverte au flanc de l’homme, par où son être s’écoule et se détruit…

Ainsi juge-t-il de la Parousie, à la fois retour du Christ glorieux à la fin des temps… Mais cette Parousie si désirée est aussi le Jugement dernier, le Jour de Yahvé, jour grand et redoutable, que les prophètes d’Israël nous annoncent avec crainte et tremblement, « Dies irae, dies illa »…

Les auteurs messianiques ont pourtant traité de la mort. Non sans réticences : Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence dit Wittgenstein au début de son Traité logico-philosophique. Il s’inscrit ainsi dans la lignée d’Héraclite qui, parlant de la mort énonce : Nous voulons en parler, mais c’est pour dire qu’il faut nous taire. À ma connaissance, Emmanuel Lévinas est de ceux qui en parlent le plus sobrement : La mort est le sans-réponse… La mort est écart irrémédiable : les mouvements biologiques perdent toute dépendance à l’égard de la signification, de l’expression. La mort est décomposition ; elle est le sans-réponse. (in : Dieu, la mort, le temps, Paris, Grasset, 1993). Comme s’il s’agissait de parler d’abord de la mort dans une analyse froide et clinique, pour ensuite souligner la collusion totale entre le mort et le survivant comme le fait Jacques Derrida lors de sa salutation – méditation funéraire à Lévinas, ce qui est son « adieu » à Lévinas en reprenant des passages mêmes de l’ami qu’il salue : La mort dautrui qui meurt m’affecte dans mon identité même de moi responsable […] faite d’indicible responsabilité. C’est cela, mon affection par la mort dautrui, ma relation avec sa mort. Elle est, dans ma relation, ma déférence à quelquun qui ne répond plus, déjà une culpabilité, une culpabilité de survivant.

Mais jai dit que je ne voulais pas seulement rappeler ce quil nous a confié de l’à-Dieu, mais dabord lui dire adieu, lappeler par son nom, appeler son nom, son prénom, tel qu’il s’appelle au moment où, s’il ne répond plus, c’est aussi quil répond en nous, au fond de notre cœur, en nous mais avant nous, en nous devant nous – en nous appelant, en nous rappelant: «à-Dieu ».Adieu, Emmanuel. (Jacques Derrida, adieu à Emmanuel Levinas)

Cette complicité entre le mort et le survivant sensible dans l’ensemble des textes entrelacés entre Derrida et Lévinas pour l’adieu à Lévinas, révèle mieux que tout l’apport incomparable d’une haute spiritualité dégagée de toute religiosité d’appartenance. Et le caractère inéluctable et fatidique de l’à-présent de la mort.

Il n’est guère que le poète, dans le choc de l’imprévu, la foudroyante intuition et l’instantané hors du temps, pour restituer le double mouvement de mise à distance et d’identification du mort et de la mort. Ainsi le fait Maurice Regnaut dans cette évocation, parue dans LBLBL, Lettre II à Martin Dort, (éditions Dumerchez. Paris 2001) :

Qu’importe tout. Toi. Tu es mort. Ton corps. Soudainement si vite amaigri. Si vite affaibli. Si vite. Oui. Ton corps. Incinéré alors. Sur cette musique aimée. Ô Voyage d’Hiver. Ô Sonate Posthume. Et réduit. Ton corps. À ce tout petit peu de cendre. Éparpillé. Au Jardin du Souvenir. Herbe à hurler. Ô toi. Présent dans ma parole. Ici. Partout ailleurs absent. Te revoir ne sera donc plus possible. Et je t’en veux. C’est vrai. Je t’en veux amèrement. De t’être absenté ainsi. À jamais. D’être ainsi parti. À jamais. De nous avoir ainsi quittés. À jamais. De ne plus pouvoir ainsi nous revenir. Nous parler. Je t’en veux. Oui. T’en veux. Toi. Pourtant. Toi. Ami. Toi.

Remémoration qui prolonge le « temps présent » en dépit des fins de la mort.

 Pierre Coulmin
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