Il est des intellectuels dont la fréquentation même uniquement livresque vous donne des envies d’amitié. Alors quand ceux-ci vous racontent leur vie, sans hésitation vous les écoutez. Ou les lisez. À quatre-vingt-quatre ans, l’historien Paul Veyne a confié ses souvenirs à des feuilles de papier : Et dans l’éternité je ne m’ennuierai pas. Le lecteur non plus.

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Peut-être avez-vous eu la chance de le voir en septembre à « la Grande librairie », sur la Cinq ? Il conversait avec Emmanuel Carrère notamment sur le christianisme et ses origines. C’était un de ces moments magiques où vous avez le sentiment rien qu’en écoutant de devenir intelligent. Car brillant, Paul Veyne l’est assurément. Professeur honoraire d’histoire romaine au Collège de France, il est un des plus éminents spécialistes en la matière au monde. Et pourtant à quatre-vingt-quatre ans, il conserve à l’image de Jean d’Ormesson (à qui il succède parfois dans la chambre d’un palais vénitien et découvre ses bouteilles d’encre laissées là!), un œil pétillant, vif, coquin, celui de la gourmandise de la vie, du savoir. De la modestie aussi, soucieux de faire partager sans écraser. Soucieux de l’autre.

Il est donc normal qu’au moment des bilans d’une vie bien remplie, il écrive, non pas des « Mémoires », mais ce livre au titre étrange, « Et dans l’éternité je ne m’ennuierai pas », un livre qui batifole, sème, s’éparpille pour le plus grand bonheur du lecteur.

La seule concession faite à la rédaction de Mémoires réside dans le fait que Paul Veyne commence par… le commencement à savoir sa naissance en 1930 dans « le Midi de la France, dans un milieu presque populaire ». On peut même affirmer que les deux premiers chapitres fondateurs de la vie de l’historien renferment deux clés de l’ouvrage, deux clés de sa vie. D’abord, la mauvaise conscience liée au choix familial favorable à l’Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale, choix que Paul Veyne adolescent reprit un moment à son compte, et qui constitue un fil rouge: adulte aurais je eu le courage de la Résistance ? Aurais je fais le bon choix ?

Et surtout cette découverte, à l’âge de huit ou neuf ans, d’une pointe d’amphore romaine qui va décider du choix de sa vie et lui révéler son obsession majeure : être ailleurs, être « autre ». Car cette époque romaine est « révolue », « abolie », n’existe plus. Et toute la volonté de Paul Veyne au cours de son existence va être de vivre ailleurs, dans un monde abstrait celui de l’intelligence, de l’érudition qui permettent d’embrasser le monde au-delà de sa réalité propre. Il ne s’agit pas de repli sous un monde abstrait, protecteur de la vraie vie, mais plutôt d’un voyage personnel dans un univers totalement disparu. Aussi est-il heureux quand enseignant, il sait qu’il disposera désormais du viatique nécessaire pour faire ses recherches et mener sa vie dans le forum romain.

Paul VeyneÀ la quête de cet « ailleurs », Paul Veyne, est ainsi capable au volant d’une voiture de se laisser absorber par la beauté des nuages, de perdre dans cette contemplation toute notion de conduite et de devoir s’arrêter sur le bord de route pour laisser le véhicule à sa compagne. Il se passionne pareillement pour les courses en montagnes dont il écrit «qu’elles n’appartiennent pas à notre terre ».

Ciel, montagne, cet « ailleurs » il le trouve partout et ce « papillonnage » fait le bonheur du lecteur sous le charme de cet éloge indirect du plaisir de la culture. On passe ainsi de la différenciation marquée chez les Anciens entre les notions de «désir » et de « plaisir » à des réflexions sur le processus d’élection au Collège de France ou encore à de superbes pages sur l’Alpinisme.

Parfois le texte se fait confession et l’on pénètre plus dans l’intime comme ses expériences d’état extatique ou d’angoisse, comme les doutes accompagnant les choix politiques, « communiste sous protection américaine », le passage de la « révolution » de Mai 68 à Aix en Provence. L’historien garde par rapport à ses engagements une certaine distance, une ironie bienfaisante, car il n’est pas monté sur les barricades en 68, mais a préféré se suspendre au garde fou de l’immeuble au-dessus de ses étudiants abasourdis.

Ailleurs, mais vivant. Vivant Paul Veyne l’est assurément et ne renferme pas dans sa bibliothèque ou dans un quelconque temple coupé du monde. Il participe à la vie, il aime les femmes, il rencontre des amis, René Char, Michel Piccoli, Michel Foucault et il a des échecs : il apprend l’italien avec des opéras qu’il écoute en boucle, mais au final ne ressent rien d’exceptionnel à l’audition de la musique. Nous voilà rassurés ! Paul Veyne a des lacunes.

Au moment des bilans l’écriture laisse voir des blessures comme cette phrase terrible de sa mère, « ce qu’il y a, c’est que tu aimes lire, mais que tu n’es pas intelligent », blessures qu’il esquive rapidement à l’exception de ce dernier chapitre où il revient avec pudeur, mais une honnête précision sur les principaux drames de sa vie.

Un savant, un « honnête homme », un érudit, n’est pas forcément un être ennuyeux et fade. Paul Veyne est curieux de tout ; il veut tout savoir sur tout. Apprendre, comprendre, tout embrasser. Dans ce livre il nous fait partager cette soif de culture jamais rassasiée pour notre plus grand plaisir. Il aime la culture vivante et surtout souhaite la diffuser au plus grand nombre sans pédantisme ou obscurantisme. Paul Veyne ferait un excellent rédacteur à Unidivers.

 

Paul Veyne Et dans l’éternité je ne m’ennuierai pas, Éditions Albin Michel, septembre 2014, 19€50

 

Paul Veyne, pour Et dans l’éternité je ne m’ennuierai pas, est en lice pour le Prix Renaudot (catégorie Essais) et le Prix Décembre.

(*) Le Royaume de Carrère vous a époustouflé ? Poursuivez la découverte des origines du christianisme avec « Quand notre monde est devenu chrétien » en Livre de Poche de Paul Veyne.  6€60. Le livre du romancier s’achève à la fin du 1er siècle, celui de Paul Veyne reprend l’histoire deux siècles plus tard. D’un livre à l’autre, on passe ainsi de la naissance du concept à celui de son officialisation comme religion par la conversion de Constantin, conversion sincère et non politique argumente l’auteur. Différent, mais complémentaire.

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Eric Rubert
Le duel Anquetil Poulidor sur les pentes du Puy-de-Dôme en 1964, les photos de Gilles Caron dans le Quartier latin en Mai 68, la peur des images des Sept boules de cristal de Hergé, les Nus bleus de Matisse sur un timbre poste, Voyage au bout de la Nuit de Céline ont façonné mon enfance et mon amour du vélo, de la peinture, de la littérature, de la BD et de la photographie. Toutes ces passions furent réunies, pendant douze années, dans le cadre d’un poste de rédacteur puis rédacteur en chef de la revue de la Fédération française de Cyclotourisme.

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