La vie me rappelle un cierge très fin qui brûle un jour de tempête ; le plus étonnant, c’est qu’il ne s’éteint pas aussitôt, et qu’il ne s’éteint, malgré tout, pas toujours. (p.523)

Événement éditorial, la parution en français des Lettres de Solovki de Paul Florensky, apporte un éclairage nouveau, troublant, émouvant  et hors du commun sur la vie des hommes au prise avec l’une des entreprises concentrationnaires la plus délirante de l’Histoire. Contrairement à l’immense Archipel du Goulag ou aux textes splendides et crépusculaires de Chalamov, ces lettres ne sont ni une autopsie dénonciatrice ni une mise en récit de la souffrance insidieuse.

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Tu ne comprends pas le sentiment de ton père qui veut que ses enfants soient non seulement irréprochables, mais soient d’une très grande valeur. Ce n’est pas pour les autres, mais pour soi qu’il faut être ainsi, et peu importe ce qu’en penseront les autres : il faut être et non paraître. Avoir une humeur claire et limpide, une perception globale du monde, cultiver une pensée désintéressée, afin de pouvoir dire à l’aube de la vieillesse qu’on a pris tout le meilleur de la vie, assimilé les choses les plus nobles et les plus belles du monde, qu’on n’a pas souillé sa conscience, ce que les gens font si volontiers, et qui, quand la passion s’est éteinte, laisse un profond dégoût. (p. 624)

L’homme qui s’exprime ainsi est enfermé depuis près de 3 ans. Il écrit à l’une de ses filles. Séparés loin de lui, il a cinq enfants, une épouse et une mère. Ces quelques lignes résument l’émouvant contenu de ce livre, le souci constant, l’amour porté aux siens, à leur vie, à leur progrès, infiniment plus qu’à sa propre vie, qu’à son sort. Florensky est incarcéré, plus exactement « retenu » sur l’île principale de l’archipel des Solovki.
Parqué dans un ancien monastère transformé en camp. Son crime ? Être ce qu’il est. Un reproche vivant au régime qui s’est instauré dans son pays. Mathématicien, physicien, botaniste, géologue, philosophe, philologue, poète, prêtre orthodoxe et théologien audacieux, inventif et sensible. Un esprit scientifique aussi brillant ne pouvait pas être, selon la critériologie marxiste-léniniste, un pilier, voire un héros du nouveau régime.
D’ailleurs, homme dévoué et désintéressé, Florensky travailla, tant qu’il lui fut possible, non pour, mais avec l’État. De 1921 à 1928 (à cette date il est alors exilé à Nijny-Novgorod), c’est sur la recommandation de Trotsky en personne qu’il prend une part active au Plan d’État pour l’Électrification de la Russie. Il refusa néanmoins de se défaire de sa soutane de prêtre. Il déclara adhérer « à une vision philosophique et scientifique du monde » qu’il a développée « et qui contredit l’interprétation vulgaire du communisme », mais cela ne l’empêche pas de « travailler honnêtement au service de l’État ».

Cet Etat qui visait lui à conduire, d’une poigne de fer, l’humanité vers le bonheur. Telle était la devise inscrite à l’entrée du camp des Solovki, centre nerveux de la conception et de la diffusion virale du Goulag. À l’origine, avant que le matérialisme-dialectique n’impose sa rentabilité économique, la rééducation était la finalité de ces camps. La vaste bibliothèque du monastère avait été conservée. Le père Paul y trouvait de quoi satisfaire son exigeante curiosité. Mais, bien que le travail y fut contraint, on accordait encore des moyens ; sous la direction du père Paul, des réalisations surprenantes voient le jour à partir de presque rien. Il étudie les algues avec une minutie déconcertante. Mêlées aux considérations sur les conditions de détentions, ses descriptions ont un caractère poétique et enchanteur qui ne manqueront pas d’émouvoir même les moins réceptifs au langage scientifique. Il invente encore la marmelade d’algues, des colles, des résines synthétiques, il obtient pas moins de sept brevets d’invention. Pressentant leur importance, il étudie l’énergie éolienne et l’eau lourde, il donne des conférences, des leçons et encouragent dans cette voie de connaissance et d’espérance ses codétenus.

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Ces Lettres de Solovki offrent en outre une multitude de dessins exécutée par Paul Florensky, souvent avec les moyens « du bord ». Ce sont le plus souvent des illustrations, des planches botaniques. Paradoxalement, les techniques artisanales qu’il doit inventer pour réaliser ces dessins leur confèrent une dimension authentiquement artistique. Le plus émouvant demeure un pastel aux splendides couleurs incendiaires représentant un lever de soleil sur les îles Solovki. Cri silencieux de victoire de l’âme face aux délires tortionnaires de ceux qui tout en prétendant la nier voulaient la mécaniser. Dans la lettre n°81 des 23 et 24 novembre 1936, l’auteur écrit cette profession de foi qui résonne comme une condamnation de ceux qui voulaient le conduire au bonheur forcé :

Le concept non accompagné d’une image, l’abstraction seulement abstraite, cela n’a aucun prix et c’est plus nuisible qu’utile pour le développement de l’esprit, cela devient un dogme desséchant, cela rend l’esprit étroit, le prive de liberté et de création, se sera au mauvais sens du terme, un système… La foi dans les systèmes est de la superstition. […] N’importe quel schéma peut être bon, s’il n’est pas mal construit. Mais la conception du monde n’est pas un jeu d’échecs, n’est pas une construction de schémas dans le vide, sans le soutien de l’expérience et sans orientation vers un but dans la vie. Si astucieusement qu’il soit construit, un schéma sans ce fondement et sans ce but est sans valeur. (p. 521)

Le censeur dormait-il ? Trouvait-il assommant ou déprimant l’espoir insensé qui irriguait les lettres d’un homme que tout donnait perdant, que tout condamnait ? Tout ceci outrepassait-il la compréhension dialectique des hommes inféodés au système ? Toute cette poésie*. Toute cette joie, toute cette beauté qui refusait de s’éteindre, de s’abaisser paisiblement devant la nouvelle réalité. Cette joie qui, imperceptiblement, semble continuer à nous dire que les murs les plus élevés, les contraintes les plus douloureuses sont avant tout en chacun de nous. Que les constructions idéologiques les plus froides et les plus sévères, celles qui se veulent purement rationnelles et scientifiques finissent toujours par se briser ou se dissoudre contre le plus petit, le plus invisible des atomes, cet atome qu’est l’âme (Alexandre Wat).

Témoignage vivant de l’indestructibilité de l’âme vivante, de la force de l’amour créatif et dynamique dont elle est capable  contre toute volonté dominatrice, tout déterminisme cloisonnant et sclérosant. Prière presque inaudible de cette humble beauté qui se terre jusqu’à sembler invisible et qui irradie soudainement, mais aux yeux du cœur seulement.

Expatrié de l’humanité, séparé dans une île soumise à la destruction des hommes par les hommes. Emprisonné dans l’avilissement programmé des hommes et de la nature par d’autres hommes, Paul Florensky par cette attitude que chacun des mots de ses lettres fait vibrer jusqu’à nous s’est uni intimement à cette humanité qu’aujourd’hui on porte au pinacle, mais qu’on offense quotidiennement. Le 8 décembre 1937, le père Florensky était exécuté au camp des Solovki.

Paul Florensky, Lettres de Solovki, 1934-1937, éditions L’Age d’Homme, collection Classiques slaves, 747 pages, Lausanne, 2012

* Durant son incarcération, Paul Florensky entreprendra deux rédactions d’un poème épique qu’il intitule ORO. Le jeune héros de ce poème lui ressemble étrangement dans sa volonté de conquête « amoureuse » de la connaissance au service des autres… Ce poème inachevé est ici publié après les lettres. Il en révèle magnifiquement toute l’humaine profondeur.

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Thierry Jolif
La culture est une guerre contre le nivellement universel que représente la mort (P. Florensky) Journaliste, essayiste, musicien, a entre autres collaboré avec Alan Stivell à l'ouvrage "Sur la route des plus belles légendes celtes" (Arthaud, 2013) thierry.jolif [@] unidivers .fr

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