Comment se débarrasser de notre dépendance vis-à-vis du pétrole et du charbon ? Économiste, directeur de recherche émérite au CNRS, Patrick Criqui apporte quelques éléments de réponse à cette interrogation cruciale. Il intervient vendredi 23 mars dans le cadre du forum Changer l’économie aux Champs Libres de Rennes.

Unidivers : Patrick Criqui, quelle place les énergies carbonées occupent-elles aujourd’hui dans notre société ?

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Patrick Criqui

Patrick Criqui : Actuellement, les énergies carbonées occupent une place essentielle. Depuis les débuts de la Révolution industrielle, elles connaissent une croissance continue. Elles représentent aujourd’hui 80% de l’approvisionnement total en énergie.

Les matières fossiles, comme le pétrole ou le charbon, concentrent des quantités d’énergie importantes sous une masse réduite, facilement transportables, et d’un coût modéré par rapport aux usages qu’elles permettent. Le gros problème, c’est que le carbone, pris dans les gisements en sous-sol, une fois brûlé, produit de l’énergie mais aussi un déchet une fois qu’il est oxydé : le CO2. Et ce CO2 part dans l’atmosphère.

Dès la fin du XIXe siècle, les travaux du scientifique suédois Svante Arrhenius a démontré les impacts sur le climat. Dans le dernier quart du XXe siècle, la communauté scientifique a pris conscience des conséquences délétères que ce changement climatique avait à l’échelle de la planète. L’ambition, désormais, est de défaire dans les 30 ans à venir un système énergétique qui a mis deux siècles à s’installer. L’enjeu : inverser la proportion des énergies carbonées et non carbonées dans notre société.

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Ce graphique présente : (i) sous forme de flèches, les flux de carbone entre les réservoirs sur la période 1990-1999 en milliards de tonnes d’équivalent CO2 par an ; (ii) entre crochets, la taille des réservoirs en milliards de tonnes d’équivalent CO2 et leur variation sur la période 1750-1994. Réservoirs et flux pré-industriels sont en noir. Ceux qui sont liés au développement des activités anthropiques à partir de 1750 sont en rouge.

Mais n’est-il pas déjà trop tard pour changer les choses ?

Patrick Criqui : C’est tout l’enjeu. Les énergies carbonées intrinsèquement libèrent des déchets dans l’atmosphère, le CO2. On n’a pas un problème de ressources, mais de déchets. Une possibilité consiste à récupérer ces déchets et de les enfouir dans le sous-sol. Pour l’instant, sa mise en oeuvre reste limitée… Peut-être qu’on n’arrivera pas à atteindre l’objectif de 2 degrés [défendu par la COP21]. Quand bien même, il faut continuer les efforts afin d’agir le plus fortement et rapidement possible ; parce que si on ne fait rien, ce sera pire.

Existe-t-il des solutions au service de cette nécessaire transition énergétique ?

Patrick Criqui : On distingue souvent trois grands piliers de la transition. Le premier, la sobriété énergétique, consiste à ne pas consommer de l’énergie quand c’est inutile, et à la consommer ensuite le mieux possible. La deuxième option, c’est d’utiliser des énergies décarbonées. Pour l’électricité, il faut donc utiliser des énergies renouvelables, comme le solaire, l’éolien, l’hydraulique, mais on peut aussi recourir au nucléaire. L’énergie nucléaire représente un certain nombre de risques, mais n’émet pas de CO2. Il faut aussi viser à décarboner le gaz : on évoque de plus en plus les conséquences du gaz biologique. On peut également produire, par exemple, de la chaleur à partir de la combustion des déchets. Le troisième volet consiste à changer la manière d’utiliser l’énergie et remplacer des vecteurs carbonés par des vecteurs décarbonés. L’électrification du transport fournit un bon exemple de solution qui permet de limiter l’utilisation du pétrole sous forme d’essence.

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Cette transition vers une énergie électrique ne génère-t-elle pas de nouveaux problèmes ? Les énergies renouvelables ne sont pas toujours disponibles, elles sont parfois peu efficaces, nécessitent des matières premières qui se raréfient aussi…

Patrick Criqui : Ce sont des problèmes réels. Mais il s’agit de les penser dans une dynamique de progrès technique. Cette dynamique a été très importante depuis les années 1980, les choses se sont beaucoup améliorées. Les premiers panneaux solaires, par exemple, restituaient autant d’énergie qu’il en fallait pour les produire. Désormais, cette énergie grise est remplacée par la production d’électricité des panneaux en moins de 3 ans.

En ce qui concerne la dépendance aux matériaux critiques, tels que les métaux rares, ceux-ci sont quand même assez abondants au final. Ce sont des matériaux très polluants dont il faut constamment améliorer la production, pousser au recyclage. Mais le progrès technique me laisse penser qu’on sera capable de résoudre ces problèmes. Quand il y aura des tensions sur l’approvisionnement : le prix augmentera, on trouvera des nouveaux gisements, des alternatives…

 

Je ne pense pas qu’on se précipite vers des problèmes plus importants avec cette transition énergétique, sachant qu’elle va en plus s’effectuer dans un contexte des nouvelles technologies de l’information. Ces technologies consomment beaucoup d’électricité mais permettent une utilisation plus optimisée et localisée de l’énergie. Cela contribuera à à la résolution des problèmes.

On pourrait être confiants si on avait 50 ans devant nous ; la grande difficulté reste la rapidité des changements en cours. Le problème du changement climatique est un problème de baignoire et de robinet : la baignoire se remplit rapidement et on peut craindre qu’on ne fermera pas le robinet assez vite…

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De quels territoires peut-on s’inspirer pour réaliser cette transition énergétique ?

Patrick Criqui : Certains pays ont fortement développé les énergies renouvelables, sans doute parce qu’ils bénéficient de ressources naturelles favorables. On cite souvent le Danemark, même si ses interconnexions avec le réseau européen, qui sont aussi importantes que son réseau national, facilitent la chose. Il y a aussi la Suède qui possède beaucoup d’hydraulique et des forêts en nombre astronomique favorisant le chauffage par bois. Le Brésil a aussi beaucoup d’hydraulique.

Pour l’Allemagne, c’est plus compliqué. Les Allemands ont à la fois décidé de réduire leurs émissions et de sortir du nucléaire à travers un développement massif des renouvelables. Ils ont réussi à le faire, mais utilisent encore beaucoup de charbon. Résultat : leurs émissions sont stables depuis une dizaine d’années, mais on ne sait pas s’ils pourront suivre leur chemin jusqu’au bout. La question du stockage est donc primordiale afin de favoriser le développement des énergies renouvelables intermittentes. Le stockage est aujourd’hui un enjeu crucial qui montrera si ce développement est possible ou pas.

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Il y a le risque aussi que des intérêts puissants, par exemple ceux de l’industrie pétrolière, entravent cette transition…

Patrick Criqui : Le problème de l’inertie des systèmes socio-techniques est à mon avis une dimension plus importante que le jeu des lobbys et des intérêts. Les entreprises se comportent différemment. Des géants du pétrole ont financé des études pur dire qu’il n’y a aucun problème avec le réchauffement climatique. L’élection de Donald Trump rejoint cela : on développe le charbon et on se fout du reste du monde. Mais il y a aussi des entreprises qui jouent la carte à fond des nouvelles énergies. Et entre les deux, on a un géant pétrolier français qui va s’inscrire dans ces objectifs de transition énergétique tout en cherchant de nouveaux gisements de pétrole. Ce qu’il faut surtout changer, ce sont les systèmes de transport, les habitudes de consommation.

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Pour produire plus, on a besoin de toujours plus d’énergie. Est-ce que vous pensez que la poursuite de la croissance est compatible avec la transition énergétique ?

Patrick Criqui : Je crois. D’un part, dans les pays industrialisés, la croissance n’est plus ce qu’elle était. 2% constitue déjà une bonne croissance, alors que cela représente la croissance des gains de productivité. La croissance dans ces pays correspond donc à l’évolution technologique. Dans les pays émergents, la croissance est de rattrapage, elle est donc plus rapide. Mais plus ils se développent, plus cette croissance ralentit.

Après, la question se situe dans le contenu de la croissance. Dans bien des cas, les gouvernants sont attentifs au niveau de croissance, au PIB, mais on pourrait accorder tout autant d’importance au niveau d’emploi. On peut imaginer ainsi à plus long terme une gestion du temps de travail pour partager l’emploi. Ce qu’il faut, c’est une croissance modérée, équitable, pas trop inégalitaire, tout en ayant une décroissance des matières premières et des énergies carbonées. Ça existe déjà. Dans la plupart des grands pays, la consommation d’énergie est stable ou décroissante. Mais il faudrait que ce découplage entre énergie carbonée et croissance évolue plus rapidement.

Pour terminer, je voudrais rajouter que ces questions sont un défi majeur pour l’humanité, parce que ce sont les conditions de vie de nos enfants, petits-enfants… Ça va arriver très vite. L’humanité ne disparaîtra pas, mais les conditions de vie risquent de devenir de plus en plus difficiles. La société n’arrivera à faire cette transition qu’à une condition : qu’à tous les niveaux de la gouvernance, il y ait de bonnes volontés et des actions efficaces, que ce soit aux plans international, européen, national, local. Le nouveau local est très important, notamment pour les transports, les énergies renouvelables, l’habitat. Il faut donc une cohérence entre les sommets internationaux, les politiques nationales et locales. C’est plus ou moins le cas aujourd’hui, mais on a des marges de progression.

En France, même si les résultats ne sont pas toujours là, on a organisé le sommet de Paris, il y a une loi de transition énergétique – qu’on peut discuter, mais qui au moins existe – et il y a des initiatives locales. Ce qui manque surtout, ce sont des moyens de financement pour appliquer ces politiques au niveau local.

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Informations pratiques :
Conférence Peut-on se passer du Pétrole ?
Le 23.03.2018 à 13h30
les Champs Libres, salle de conférences

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