Dernière nuit de garde pour le commandant de police Eloi Ephraïm Evariste Pilon qui terminera ce vendredi 13 sa longue carrière. Pas fâché d’en avoir fini et de pouvoir enfin s’occuper de sa fille, de profiter de son temps libre, de lire les poètes qu’il aime… Sauf que rien ne va comme prévu ; le sort (le sort, vraiment ?) le met sur le chemin d’un terrible tueur en série. LE tueur dont il a rêvé toute sa carrière en lisant des polars américains, celui qu’il aurait voulu chasser et mettre sous les barreaux. Mal barré… car pour l’instant, c’est lui qui se retrouve avec le canon de l’arme du tueur sous le nez. Et qui doit l’écouter sous peine de ne pas finir la nuit.

« Le commandant fut happé par l’idée que, dans une ironie malencontreuse du sort, il était en train de vivre ce qu’il avait ardemment désiré au fil de sa longue et monotone carrière : la rencontre avec un tueur considérable, une bête de sang demeurée inconnue des forces de police. Et c’était là, durant la merde de ce vendredi 13, ultime nuit de garde de sa longue carrière, qu’il découvrait son existence, et qu’il se retrouvait soumis au bon plaisir de ce que la Martinique avait sans doute produit de plus épouvantable ».

Et il en a à dire, ce tueur ! Il va passer la nuit à raconter sa vie, dans tous ses détails. Il avoue tous ses crimes. Il est « un massacreur, un égorgeur de chose, un défonceur de chair, un déchireur de peaux, un briseur de vertèbres, un démanteleur de hanches, d’épaules et de cous, un écarteleur de poitrine, un dérouleur de boyaux et, parfois, en certaines circonstances, un très goulu buveur de sang » – vous voilà prévenus.

Mais il est aussi tout à fait atypique. ll aime lire Césaire, s’essayer à la poésie ou cuisiner avec le sang de ses victimes. Psychopathe ? Dingue ? Oui et non. Veut-il se faire absoudre de tous ses crimes en les décrivant par le détail ? Ou bien juste partager sa pauvre vie, faire comprendre ses motivations ? En tout cas, il déroule le fil. Et on comprendra pourquoi il a choisi de le faire dans l’oreille du commissaire et pourquoi ces deux-là se ressemblent plus qu’il n’y paraît…

Hypérion Victimaire, martiniquais épouvantable, Patrick Chamoiseau
Hypérion Victimaire, Martiniquais épouvantable de Patrick Chamoiseau

Il faut ajouter que ce roman se passe à Fort-de-France. Le lecteur y sera transplanté dès la première page. Les bruits, les odeurs, les cris, la crasse, la beauté – tout est mêlé et indissociable. De même que la langue extrêmement chantante du narrateur (qui intercale celles du tueur et du commissaire, chacun animé des remords et des souvenirs différents). Bien sûr, la ville et le pays ne sont pas décrits sous leur meilleur jour : violence, trafics, pauvreté, immigration, prostitution, alcool, drogue… tout part un peu à vau-l’eau dans les vapeurs du rhum. Mais quelle beauté dans la fange, quel charme dans ce monde interlope !

Impossible de lâcher ce roman d’une ligne tant la langue de Patrick Chamoiseau est chantante et colorée, mélangeant le français au créole, nous faisant voyager, et nous apprenant en passant tout un vocabulaire local truculent aux détours d’envolées lyriques jubilatoires. C’est un délice. Un vrai polar avec une intrigue bien ficelée, des morts à la pelle, du suspense et une fin pour le moins surprenante…

Alix Bayart

Patrick Chamoiseau Hypérion victimaire, Martiniquais épouvantable, Éditions La Branche, Vendredi 13, février 2013, 317 pages, 15 euros.

Patrick Chamoiseau est né à Fort-de-France en 1953. Auteur de romans, de contes, d’essais, théoricien de la créolité, il a également écrit pour le théâtre et le cinéma. Le prix Goncourt lui a été décerné en 1992 pour son roman Texaco.

Ce roman fait partie de la série Vendredi 13, initiée par les Editions Labranche. Cette série est composée de 13 romans (d’auteurs connus), et est destinée à être adaptée au cinéma. Chaque roman doit faire apparaître dans l’histoire le fameux vendredi 13…

Extrait

Inspectère, je suis un ami de la mort, ce qui ne veut pas dire que je n’aime pas la vie. En fait, c’est par la mort que la vie trouve la vie… en fait.

(Extrait de l’enregistrement du tueur)

UN MONSTRE AU PISTOLET D’ARGENT – «C’est pas que je veuille te choquer, inspectère, mais le problème c’est que je n’aime pas la jeunesse. Je dis jeunesse mais peut-être que j’abuse, et qu’il faudrait la précision. En fait, je n’aime pas la jeunesse de maintenant…»

Le supplicié fixait la gueule de l’énorme pistolet que le tueur lui pointait à hauteur de l’oeil gauche : il avait beau se répéter à lui-même (tel un mantra capable de conjurer le pire) «Je suis le commandant de police Eloi Ephraim Evariste Pilon», et le déclarer sur le même ton au tueur, et plusieurs fois de suite, et en lui demandant «Qui êtes-vous ? Qui êtes-vous ?…», cela ne réduisait en rien l’immense gueule du canon où toute son existence était sûre de sombrer. Le pistolet était une saleté argentée : il transfigurait les reflets de la lune en de sombres prédictions que le mental du commandant voyait grossir autour de lui. Avec un déploiement de force qui lui montait du ventre, lui nouait chaque épaule, consolidait son immobilité d’archange, le tueur tenait la lourde arme à bout de bras ; son index, crispé sur la gâchette, l’avait enclenchée de quelques millimètres, et la maintenait ainsi, au bord de l’explosion, avec une précision sadique et une détermination de même genre et modèle. Le commandant savait qu’entre lui et la mort – l’explosion de l’oeil gauche, la liquéfaction immédiate du cerveau, l’arrachement de tout l’arrière du crâne – ne demeurait plus qu’un infime tressaillement. Dans une pensée involontaire, disons une pointe de confusion mentale, il se demanda quelle place, ou quel espace, l’impact laisserait à la douleur ? Aurait-elle le temps d’être ressentie avant que le cerveau n’explose, ou alors serait-elle capable de lui griller le système nerveux dans une sensation à tout jamais inexprimable ? Il se demanda encore s’il aurait le temps de voir surgir la balle se ruant vers sa pupille, tellement tout paraissait figé dans une mosaïque d’ombres et de lumières sans âme. Dans l’alentour informe, il captait la moindre pointe des criailleries de grenouilles, des stridences de criquets, et le clapotis d’une pluie imperceptible qui ornait de friture la voix trop douce du tueur.

Le commandant n’eut pas de suite conscience que le monstre lui parlait : l’évidence était l’effrayant pistolet, d’autant plus redoutable qu’on le sentait graissé, lustré et mignonne d’une sorte monomaniaque. L’immobilité majestueuse du canon indiquait que rien dans les muscles de l’énorme bras du tueur n’échappait aune totale concentration. Le monstre paraissait impavide, ni impatient de tuer, ni excité à cette idée, ni même seulement troublé de mettre en joue un officier de police : l’arme semblait brandie par un démon de pierre, elle rayonnait d’une énergie de pierre, et paraissait fusionnée à l’index qui se maintenait aux limites du désastre. Malgré tout, la voix douce ondulait dans la nuit. Elle semblait provenir de nulle part, bien distincte des sonorités sourdes, en tout cas impossibles à nommer, que le commandant percevait tout-partout dans un reste d’entendement. Cette voix lui paraissait être un souffle de miel dans un clapotis d’eau de source et de feuilles mouillées ; ou alors un soupir mélodique, aux extensions improvisées mais qui, à la manière d’une mélodie de Bach, n’arrêtait pas d’entremêler des lignes de fuites diffuses. Le commandant fut happé par l’idée que, dans une ironie malencontreuse du sort, il était en train de vivre ce qu’il avait ardemment désiré au fil de sa longue et monotone carrière : la rencontre avec un tueur considérable, une bête de sang demeurée inconnue des forces de police. Et c’était là, durant la merde de ce vendredi 13, ultime nuit de garde de sa longue carrière, qu’il découvrait son existence, et qu’il se retrouvait soumis au bon plaisir de ce que la Martinique avait sans doute produit de plus épouvantable…

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