Juan Filloy est un écrivain argentin, mort à l’aube du XXIe siècle, après avoir passé pas moins de 106 ans sur cette terre, quasi inconnu en France jusqu’à la parution de ce roman à peu près unique en son genre, magnifiquement baroque, nimbé de surréalisme, de psychanalyse et de philosophie, Op Oloop, paru en 1934 en Argentine, peu ménagé par la censure de son pays à l’époque, et traduit en français…77 ans plus tard ! Délai d’autant plus injuste que Juan Filloy était profondément francophile.

OP OLOOP

L’homme a écrit une vingtaine de romans, parus, pour la plupart, sous des titres ne rassemblant pas plus de 7 lettres (c’est le côté « oulipien » de ce romancier hors norme). Celui-là, seul traduit en français à ce jour, Op Oloop , désigne un personnage improbable et loufoque. Qu’on en juge : un statisticien finlandais, Optimus Oloop, exilé en Argentine, dans la banlieue de Buenos Aires, ne vit que par et pour les mathématiques, mettant tout, et d’abord sa vie, sous le contrôle et l’empire des chiffres, une vie qu’il règle et ordonne « comme une équation mathématique […]. Pourfendeur infatigable de la spontanéité, Op Oloop était la méthode incarnée, la méthode faite verbe, celle qui canalise en profondeur les espoirs, les sensations et les désirs pour éviter les sursauts de l’esprit et les frémissements de la chair. »

Mais alors qu’Op Oloop calcule tout, mesure tout, contrôle tout, un grain de sable va définitivement enrayer cette belle mécanique de précision, et très exactement une femme, pas de celles qu’il a l’habitude de collectionner, comptabiliser et consommer au lupanar de son ami l’entremetteur Don Gasto Marietti, pas du tout, mais une femme toute autre, prénommée Franziska, de beaucoup sa cadette, âgée « de vingt-deux ans, trois jours et cinq heures », Finlandaise comme lui, « née à soixante-cinq degrés de latitude nord », fille du consul de Finlande en poste à Buenos Aires – et lui-même hostile à cette union -, dont il tombe tout simplement et éperdument amoureux, contre toute prévision statistique, contre tout calcul de probabilités, contre tout discours de sa méthode ! Le constat est implacable… et désespéré : « À quoi bon vouloir conquérir la suprême maîtrise (extrinsèque) de nos actes et (intrinsèque) des processus psychiques qui les régissent, si en un clin d’œil, tous nos efforts pour y parvenir se voient réduits à néant par un faux pas de l’instinct, […] par la vue, la seule vue, d’une femme ! ».

Et le roman développe ainsi, au long de ses 250 pages, les épisodes et aveux amoureux les plus tendres – « Franziska, puissent nos âmes torturées se soigner dans le silence ! Puissent-elles parvenir à la félicité portées par cette homélie de larmes ! Des larmes qui ne sont ni plus ni moins que de la tendresse décantée ! » -, mais aussi les plus sombres, annonciateurs du triste destin d’Op Oloop

« L’émerveillement amoureux a organisé le sabotage définitif de mon âme ».

Un banquet, à l’inattendu motif, ou prétexte, n’en disons pas plus, réunissant dans un houleux, riche et stupéfiant échange, cinq de ses amis – un proxénète, un contrôleur aérien, un ingénieur du son, un commandant de sous-marin et un psychanalyste, quel aréopage ! – nous envoie vers des terrains de discussions et polémiques aussi divers que le comportement amoureux, débattu dans une exubérance verbale tout à la fois lyrique et extravagante, les guerres et leurs funestes hécatombes – « Plus de trente mille cadavres reposent dans des prairies en fleurs, pétales de chair déchiquetées par les shrapnels et la mitraille » -, l’univers psychanalytique, qui fascine tant Juan Filloy – « Le délire systématisé se caractérise par un brouillage des sens accompagnés de pensées érotiques obsessionnelles » -, l’antiaméricanisme – « La cupidité des yankees a eu raison de la perle des Caraïbes [Cuba] » -, la prostitution, – « Ce qu’il faut, c’est rééduquer la prostituée jusqu’à la sanctifier dans la maternité. La dérive vaginale se redresse par l’accouchement » -, sans parler d’aphorismes et de grands principes de vie que nos amis s’échangent dans de vastes et virulentes discussions philosophiques.

L’humour, élégant ou provocateur, qui parcourt régulièrement le texte, mais aussi les trouvailles poétiques – « L’air fluide et grelottant s’enroulait comme une écharpe autour des arbres » -, aux confins du courant surréaliste – « Dans la nuit silencieuse, sous la voûte d’un ciel liturgique, le taxi se faufilait comme un scarabée » – achèvent de faire de ce roman un petit bijou littéraire et une révélation pour les nouveaux lecteurs francophones de Juan Filloy dont on s’étonnera qu’à ce jour aucun de ses 26 autres romans ne soient encore traduits en français.

Op oloop de Juan Filloy traduit de l’espagnol (Argentine) – excellemment – par Céleste Desoille, 2011, 256 pages, Éditeur Monsieur Toussaint Louverture, EAN 978-2953366440, prix : 18.50 euros.

JUAN FILLOY

Encore méconnu en Argentine il y a quelques années, Juan Filloy (1894-2000) écrivain génial et prolifique, auteur d’une œuvre féconde et acclamée, s’est imposé comme l’égal de son ami et admirateur Borges.

Les critiques n’ont pas hésité à qualifier cet amoureux du langage, champion du monde de palindromes (il en a publié plusieurs milliers), de «magicien pré-Oulipien». Jonglant élégamment avec la langue, Filloy révèle dans son œuvre l’être humain et ses vices. Maniant la satire et l’ironie à la perfection, il mêle à son jeu littéraire la philosophie, la psychanalyse et la science, scrutant le réel à travers un complexe et fascinant jeu de miroirs. À tel point qu’il gagnera l’amitié de Sigmund Freud à la sortie d’Op Oloop. Juan Filloy est mort quelques jours avant d’atteindre ses 106 ans, pendant sa sieste, réussissant ainsi le pari qu’il s’était lancé de vivre au cours de trois siècles différents.

Quand Op Oloop fut publié en 1934, deux choses se produisirent : d’abord, le livre reçut les éloges de Sigmund Freud ; puis, il fut interdit par l’administration publique de Buenos Aires pour “pornographie et atteinte à la morale et aux bonnes mœurs”.

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