Résistance est issu du latin Resistantia, qui finira par donner le verbe Résister à la fin du XIIIe siècle. Il recouvre divers sens, dont celui de s’opposer à une force pour ne pas la subir. C’est dans cet esprit que le Suisse Olivier Morattel a choisi d’endosser la casaque d’éditeur francophone, persuadé que les mots valent toutes les armes du monde, et qu’il est à chacun d’adapter faits et gestes à ses convictions. Homme de certitude et de foi, il nous a reçus chez lui, à La-chaux-de-Fonds, avec la promesse d’un entretien à mille lieues du prêt-à-penser redondant qui trop souvent nous endort

Jérôme Enez-Vriad : Vous dirigez la jeune maison d’édition qui porte votre nom. Comment décide-t-on de se lancer dans l’aventure éditoriale à une époque où les gens lisent de moins en moins ?

Olivier Morattel

Olivier Morattel : J’ai fondé Olivier Morattel Editeur en septembre 2009, il y a exactement quatre ans. Après avoir exercé les fonctions d’attaché de presse et d’agent littéraire, il m’est apparu naturel de franchir une étape supplémentaire en créant ma propre structure. Elle me permet aujourd’hui d’embrasser mes compétences de financier, de conseiller en communication et de gestionnaire de projet, en les rattachant à ma passion pour la littérature.

Vu de Suisse, quelle est la différence entre un éditeur français et un éditeur francophone hors hexagone ?

En France, les grands éditeurs sont centralisés à Paris et dépendent de multinationales. Tous sont contraints à une rentabilité et un retour sur investissement. En Suisse francophone, pour une population de 1,8 million d’habitants, nous avons plus de 80 éditeurs éparpillés sur le territoire, pour l’essentiel, indépendants, dont seulement 3 ou 4 font des bénéfices. Les autres équilibrent au mieux leurs comptes. De fait, en Suisse, l’édition relève davantage d’un hobby que d’un métier. Nous sommes peu à en vivre, en tout cas pas moi. Dans ces conditions, être éditeur c’est avant tout être passionné.

N’avez-vous pas le sentiment que la France imagine avoir le monopole de la francophonie ? 

Si, clairement ! Il n’y a qu’à comparer les journaux télévisés belges, suisses et français. Les premiers ont une ouverture beaucoup plus large sur le monde. Ici, en Suisse, nous captons toutes les chaînes hexagonales et sommes informés de la politique comme de l’économie française. À l’inverse, quand la France évoque les autres pays francophones, c’est vraiment qu’il y a un vrai scandale ou une énorme catastrophe.

Quelle est la spécificité francophone de la Suisse ?

Nous représentons 20 % de l’Helvétie et sommes une minorité comme les Québécois au Canada. Cela nous oblige à une cohabitation linguistique et culturelle. En outre, la Suisse romande est en majorité de confession protestante. Peu d’étrangers le savent, mais la Romandie est le seul endroit au monde où certains protestants sont d’origine latine. Un Ramuz et un Chessex sont des auteurs protestants. Cela s’observe dans leur écriture, serrée, rigide et relativement froide.

Quentin Mouron

L’un de vos auteurs vedettes s’appelle Quentin Mouron. À 24 ans, il en est à son troisième roman et la presse ne tarit pas d’éloges à son sujet. Votre sentiment sur ce garçon et sa toute jeune œuvre ? 

Quentin est pour moi un des meilleurs écrivains de sa génération. Il écrit comme il respire, a un style superbe et fait ce qu’il veut avec. Il est libre, n’a aucun plan de carrière, ni pour ses livres ni pour lui-même. En France, quelqu’un comme Cécile Coulon est dans cette veine rafraichissante d’auteurs jeunes et talentueux qui respectent l’écriture, tout en ne se prenant pas au sérieux.

Le roman de Jon Ferguson : La dépression de Forster, est votre première traduction.  Pouvez-vous en dire quelques mots ?

Dans ce texte, Jon Ferguson déconstruit le modèle américain avec une verve et un humour étonnants. Il pose des questions fondamentales quasi absentes du consumérisme actuel : qu’est-ce que le libre arbitre ? Quel choix fait-on réellement de sa vie ? Pourquoi parler quand on n’a rien à dire ? Son héros, Ted Foster, fait une dépression après avoir vu à plusieurs reprises un serpent écrasé sur la route. Un jour, la disparition du reptile ouvre une faille existentielle et toute l’absurdité du monde lui surgit soudainement. Cette asthénie subite le mène en clinique psychiatrique où il entre dans un mutisme durant 18 longs mois avant de se remettre à parler sans pouvoir réellement s’expliquer.  Il décide alors de prendre la plume.

Le pigeon (Die Taube) - Patrick Süskind

Contrairement à la nouvelle de Patrick Süskind : Die Taube (Le pigeon), dans laquelle un homme tombe face à face avec un pigeon qui va modifier son quotidien de manière constructive ; chez Jon Ferguson, l’élément perturbateur est un serpent dont chacun imagine que la symbolique n’est pas choisie au hasard. L’histoire eût-elle pu être identique s’il avait croisé un hérisson ou un lièvre ?

Oui, je pense. Car pour Jon Ferguson, le reptile est l’allégorie du cheval battu vu par Nietzsche à Turin, une scène qui fit basculer le philosophe dans la démence. Nietzsche ne parlera plus jamais après cet incident et, comme lui, Ted Foster devient muet. La différence est qu’il se remet à parler. La littérature permet tout et c’est en cela qu’elle est divine. 

Jon Ferguson est américano-vaudois, Quentin Mouron canado-suisse, et vos autres auteurs sont également suisses ; est-ce un choix de n’éditer que des écrivains « locaux » ou pensez-vous élargir votre catalogue avec des auteurs étrangers ?

C’est une bonne question. Mon propos est de défendre les auteurs romands avant la littérature romande. Je souhaite ouvrir mon catalogue à toute la francophonie. Ainsi, Quentin Mouron, Daniel Fazan et Jon Ferguson ont déjà un joli succès d’estime à l’international. Je ne suis pas fermé aux auteurs non-hélvétiques et reçois d’ailleurs de plus en plus de textes « étrangers ». La transition se fera naturellement.

Sur quels critères retenez-vous un manuscrit ?

Je suis très sensible à trois éléments fondamentaux : le style, la fluidité et la force des idées exprimées. Bien entendu, l’histoire est importante, mais elle ne prime pas ces trois jugements.

L’avenir du livre est-il numérique ou Gutenberg ?

Les pays francophones européens continueront majoritairement à lire des ouvrages imprimés, car nous avons cette culture du papier et de l’objet. En revanche, dans les pays anglophones où les ouvrages sont habillés de façon clinquante, et où le culte de l’objet est moindre, les livres numériques vont l’emporter ! Il n’y a qu’à voir ce qui se passe aux USA. 

Votre siège social est situé à La Chaux-de-Fonds, ville de naissance de Blaise Cendras et Le Corbusier. Vos choix éditoriaux semblent s’inscrire dans une modernité propre à Cendras, et l’épure lumineuse noire-blanc-rouge de vos couvertures ramène vers le travail de Le Corbusier. Ces deux références ont-elles une réelle influence sur votre travail, ou est-ce moi qui vais trop loin… ?

Bien au contraire, vous avez tout à fait raison, et cela me fait plaisir d’aborder ces deux grands artistes auxquels il faut ajouter Louis Chevrolet, fondateur de la marque de voiture éponyme, lui aussi né à La Chaux-de-Fonds. Cette ville est avant tout un état d’esprit. Elle influence mon travail à travers ses particularismes : plus haute ville d’Europe de population moyenne (30.000 habitants), et c’est aussi la capitale mondiale de l’horlogerie. Mais pour revenir à votre question, car j’ai tendance à digresser (sourire), je me retrouve effectivement dans la liberté de Cendras, dans sa manière de casser les codes tout en essayant de bâtir une ligne sobre et reconnaissable, comme Le Corbu. En cela, ces deux personnalités m’influencent terriblement. 

Olivier Morattel Editeur - Logo

Une explication quant au choix de votre logo qui n’est pas des plus banals  ?

Il s’agit d’un petit cerveau en équilibre sur l’angle d’un mur. C’est un de mes auteurs, Stéphane Bovon, dont je publie un roman d’anticipation illustré : Gérimont, qui l’a créé. Il sait que je recherche toujours à questionner le monde jusqu’à l’irraisonnable.

Le propre d’une maison d’édition est d’avoir quelque chose à dire, un message à faire passer, ce que l’on appelle une cohésion éditoriale. Quel message souhaitez-vous transmettre,  Olivier Morattel ?

J’essaie de publier des livres qui poussent le lecteur à se remettre en question. Le mènent dans ses retranchements les plus intimes. Pour autant, il s’agit de textes concrets et plausibles, une littérature tenue mais fluide. Mon but est de défendre la langue française et la liberté de ne pas être dans le « mainstream ».

Et si vous aviez le dernier mot ?

Je dirais qu’être éditeur indépendant aujourd’hui, c’est être rentré en résistance. Contre le politiquement correct. Contre le matérialisme exacerbé. Contre l’individualisme. Et surtout, contre le prêt à penser !

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Pour grossir, cliquez sur chaque titre

 Jon Ferguson - La dépression de Forster

 

Daniel Fazan - Millésime

 

Stéphane Bovon - Gérimont

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Jérôme Enez-Vriad
Jérôme Enez-Vriad est blogueur, chroniqueur et romancier. Son dernier roman paru est Shuffle aux Editions Dialogues.

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