Jeudi dernier, Olivia Rosenthal est venue à la rencontre de ses lecteurs au café des Champs libres pour présenter son dernier roman, Mécanismes de Survie en milieu hostile. Auteur des récits On n’est pas là pour disparaître, à propos de la maladie d’Alzheimer, et Que font les rennes après Noël, prix du livre inter 2011, celle qui publie aujourd’hui son dixième ouvrage aux éditions Verticales mêle toujours de façon originale et cohérente des passages documentaires à l’écriture de fiction. Ici, il est question d’expériences de mort imminente, de scènes de crime et de jeux d’enfants dépourvus d’innocence…

Comment accepter la perte d’un être cher ? Qu’éprouve-t-on au moment de mourir ? Faut-il entretenir sa propre souffrance pour rester fidèle à celui ou celle qu’on a perdu(e) ? Autant de questions universelles soulevées par Mécanismes de Survie en milieu hostile, dernier roman d’Olivia Rosenthal qui nous entraîne sur le chemin éprouvant du deuil. À travers cinq chapitres au premier abord sans lien, l’auteur livre en filigrane le récit d’un parcours sinueux et semé d’embûches dont on comprend finalement qu’il est celui d’une quête, celle du pardon accordé à l’autre et à soi-même, celle de l’apaisement après la mort de quelqu’un. Toutefois, difficile de rendre compte en quelques lignes de ce « roman-puzzle » sans linéarité chronologique, et âpre d’interprétation. Face à ce récit d’apprentissage, le lecteur doit « savoir s’abandonner, accepter de ne pas être tenu par la main, avant de se voir éclairé au chapitre quatre sur le véritable enjeu du récit », d’après les mots de l’auteur. « Si on peut résumer un livre, c’est qu’on n’a pas besoin de le lire », répond d’ailleurs avec malice celle-ci lorsqu’on lui demande de présenter son roman. Olivia Rosenthal nous parle également d’un parcours d’écriture qui se fait chapitre après chapitre, adoptant la forme d’un « labyrinthe », et dont résulte la forme particulière du récit. Ainsi, la romancière explore de nombreuses pistes au moment de l’écriture, sans réelle connaissance antérieure de la tournure définitive que prendra le roman.

Plongé dans des univers différents et déroutants peuplés d’êtres sans visages manifestement hostiles, le lecteur doit d’abord se familiariser avec la prose énigmatique de la narratrice dont il ne connaît que très partiellement l’identité. Il lui faut ainsi patiemment relever les indices essaimés tout au long du texte, jusqu’à ce que l’enjeu réel du roman se décide à affleurer et l’amène à comprendre la situation concrète du personnage. Parallèlement confronté à des passages documentaires décrivant la mort, parfois à la limite du soutenable, il sera certainement plus d’une fois tenté de refermer le livre. Il lui faudra donc faire preuve d’endurance pour atteindre le dernier chapitre, hommage intense et bouleversant envers un être aimé disparu trop tôt.

Ce qui a motivé l’écriture de ce texte pour Olivia Rosenthal, c’est l’envie d’explorer la frontière entre la vie et la mort, et de se représenter le basculement entre les deux. Dans l’extrait au cours duquel on suit une partie de cache-cache entre enfants, le personnage qui se dissimule fait l’expérience de la disparition et de l’isolement, générateurs d’une irrépressible angoisse. Il lui a paru intéressant de relater ce souvenir commun à tous les enfants, assez désagréable en définitive selon elle, qui l’a d’ailleurs conduite à intituler ce chapitre La Traque. D’après l’auteur, l’enfance est la période de la vie où l’on se confronte constamment à des expériences limites, tandis qu’arrivé à l’âge adulte, on tend à se protéger davantage. « Se cacher, c’est comme faire l’expérience de la mort, car on disparaît (…) le jeu devient un exercice qui permet de connaître le monde ».

On peut en outre se questionner sur la nature du roman. Le premier chapitre, intitulé La fuite, se déroule dans une sorte de rêve aux contours flous, situé au cœur d’un univers apocalyptique. La question se pose de savoir si, avant de commencer ce livre, présidait la volonté de changer de genre, de s’engager vers la science-fiction. « J’avais l’idée de travailler à partir de ce modèle, mais très vite, ça n’a pas marché, je n’ai pas réussi à écrire un récit de genre. Pendant des mois, j’ai trituré ce chapitre », explique Olivia Rosenthal. « J’ai finalement laissé de côté ce texte pendant un certain temps ». C’est alors au moment d’une rencontre fortuite, dans un cadre totalement différent, que l’auteur fait la connaissance d’une femme ayant vécu un épisode de mort imminente à la suite d’un accident, et qui se souvient du moment où le médecin l’a déclarée morte. « Il y a toujours ces histoires, où les gens sont à la morgue, où l’on se rend compte alors que le pied bouge, etc. (…) cela paraît fantastique, mais cela arrive véritablement. » Le discours à propos des EMI (Expériences de Mort Imminente), dans lequel revient souvent la vision d’un tunnel et d’une lumière blanche, elle le rencontre alors régulièrement au cours de son travail d’interviews réalisées auprès de patients revenus d’entre les morts, et des médecins qui les ont assistés. C’est ainsi qu’elle se familiarise avec les points de vue intimes et scientifiques touchant à un phénomène qui la passionne, et autour duquel toutes ses recherches convergent désormais. « Et puis ça a été un déclic, ça renvoyait à ce premier chapitre que je n’avais jamais réussi à continuer, à ce récit de survivant qui résiste à tout (…) cette histoire de mort imminente, c’est ce que j’essayais en fait de raconter sans le savoir ». La mort devient finalement le sujet du livre, au travers duquel la romancière enchevêtre des passages documentaires, issus de ses interviews, avec l’histoire d’un personnage aux prises avec le deuil.

Le roman d’Olivia Rosenthal a aussi pour thème les empreintes. « Quand on commence à penser comme la médecine légale, on voit le monde entier comme une scène de crime. On cherche à tout déchiffrer. Tout ce qui a eu lieu a laissé une trace (…) À partir du moment où on entre dans la science, on est constamment dans le domaine de la trace. Ce livre parle de toutes les traces que nous emmagasinons, mais dont on croit qu’on les a oubliées ». Il en va ainsi des expériences de mort imminente, dont les visions sont interprétées à travers cet extrait documenté :

Certains patients, au lieu de marcher dans un tunnel, sont accroupis et se tiennent immobiles dans un trou à l’intérieur duquel ils ont la sensation de tomber inexorablement. D’autres, au lieu d’être seuls, sont accompagnés par une ou plusieurs silhouettes qui leur soufflent quelques mots à l’oreille. Ces variations résultent sans doute des traces individuelles que la vie antérieure du patient a pu laisser dans les différentes zones de son cerveau. Elles peuvent également être liées aux récits qu’ils ont entendus ou lus sur les EMI avant d’en être victimes, récits qui, à force d’être transmis, répétés, transformés et interprétés, ont fini par s’insinuer dans leur esprit, modelant par avance certains épisodes à venir de leur existence.

Plus étonnant, il s’agit également d’un livre sur les parasites. « Cela parle beaucoup du fait qu’à l’intérieur de soi il y a quelque chose qui nous mange. Un modèle que j’ai repris, c’est le film Alien de Ridley Scott, l’histoire d’un monde dans lequel un monstre a besoin pour exister, d’investir le corps d’un humain. Ce sujet, très courant dans les récits de science-fiction, raconte la peur d’être investi, soit de l’extérieur, soit de l’intérieur. » On peut penser ici aux extraits racontant la décomposition des corps trépassés, œuvre notamment des insectes qui s’en nourrissent. « On cherche aussi à savoir quelle est la différence entre son propre corps et le corps de l’autre. On fait alors des expériences pour avoir conscience des limites de son corps (…) C’est un thème qui est peut-être un peu obsessionnel chez moi ». On perçoit cette idée dans le chapitre La Traque, au cours duquel la narratrice poursuivie suit en réalité le chasseur comme une ombre :

Mon chasseur s’est levé. Il sort. Je quitte ma cachette, je trébuche, je me rattrape, j’essaye de me glisser le plus discrètement possible dans son ombre (…) Au lieu de me cacher, je me mets directement dans ses traces, si près qu’il ne me voit pas. Je lui colle à la peau, c’est ma méthode. Si tout se passe comme je l’imagine, il viendra un moment où, à force de me déplacer, de sillonner l’espace et de le raturer, je creuserai un pli nouveau où me loger, un pli intérieur et hors de portée (…). Et quand ce moment viendra, je ne serai plus ni à l’intérieur ni à l’extérieur, mais quelque part en moi-même, absolument protégée, inatteignable, invisible, sauve.

Dans chaque chapitre, l’auteur met par ailleurs en place des éléments qu’elle déconstruit dans les pages suivantes, faisant reposer son récit sur un jeu entre le dehors et le dedans. L’intérieur d’une maison, refuge dans le premier chapitre, devient ainsi hostile par la suite, puisqu’il faut trouver sans cesse un nouvel endroit pour se protéger d’un inconnu entré par effraction. Olivia Rosenthal explique qu’il s’agit bien d’un récit à propos des variations psychologiques liées à l’environnement; « On n’est pas dans le même état selon l’endroit où l’on se trouve. Ce que raconte le livre, c’est que l’environnement n’est pas un ami. Il nous enseigne comment faire pour l’apprivoiser lorsque celui-ci est par nature hostile. »

S’agit-il aussi d’un livre sur la trahison ? « Oui, en quelque sorte. On peut même dire plutôt sur l’abandon, comme le montre le chapitre 1, qui sera relu à la lumière du chapitre cinq. » Pour survivre dans un environnement dévasté et hostile, le personnage est en effet obligé de quitter son amie – dont on découvrira plus tard l’identité – sur la route. « Pour survivre, de temps en temps, on est obligé de trahir ». C’est l’occasion de faire le lien avec son précédent roman Que font les rennes après Noël, qui raconte l’histoire d’un enfant cherchant à se séparer de sa mère pour s’émanciper. Une étape nécessaire qui s’apparente à la trahison, et donc en même temps amène à se sentir très coupable. La culpabilité est donc au même titre un sujet central dans Mécanismes de survie en milieu hostile.

Olivia Rosenthal signe ainsi un roman dense, lequel, en lien avec le thème omniprésent du jeu de bascule entre la vie et la mort, aborde des sujets moins évidents qu’il n’y paraît : le rapport ambivalent au corps de l’autre, l’expérience de la culpabilité engendrée par la trahison ou encore celle de l’inadaptation à son environnement. Traumatisme vécu ici à l’adolescence et qui s’enracine jusque dans les expériences de l’enfance, le deuil transforme les espaces intérieurs et extérieurs en véritables no man’s lands qu’il faut reconquérir, se réapproprier. L’approche clinique et visuelle de la mort, la fuite vers l’inconnu, ou au contraire la perpétuation des gestes rassurants du quotidien sont des petits stratagèmes qu’on met en place pour se préserver. Mais, lorsque les souvenirs reprennent le dessus, il faut se libérer du mutisme, et la parole prend parfois le chemin de l’écriture.

Olivia Rosenthal Mécanismes de survie en milieu hostile, Collection Verticales, Gallimard, 21 août 2014, 192 pages, 16,90€

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