Odile Ferron-Verron, tout juste 77 ans, nous reçoit dans son atelier de Noyal-Châtillon-sur-Seiche. On y navigue entre les monstres d’acier. Cette artiste peint camions, vraquiers, grues, cargos. Elle glane ses modèles dans les ports et les friches industrielles. D’où vient cette passion pour les machines ? Quelle énergie va t-elle puiser au contact de ces carapaces de métal ? Portrait d’un gracile Titan au milieu de ses engins.

Il lui sera très difficile, commence t-elle par dire, de décrire ses tableaux ou de parler d’eux. « Je ne pense pas en mots », s’excuse t-elle. Elle est « impressionnée » par les artistes qui écrivent sur leurs œuvres ou parlent d’elles. Elle raconte que lorsqu’on lui demande où en est la toile sur laquelle elle travaille, elle répond juste : « ça suit son cours ». « Quand je commence, ça ne risque pas que j’en parle. Quelque chose s’envole avec les mots. C’est comme si les mots finissaient le travail ». Même une fois la peinture finie, ce sont les autres gens qui « disent », et elle est souvent étonnée de leurs idées. « Parfois il y a des malentendus aussi, mais ça me fait sourire » !

Odile Ferron-Verron
Pressentiment

Le grand malentendu

Un malentendu récurrent : « et c’est ma faute », s’accuse t-elle : « il y a un décalage entre mon travail, ce que mes toiles représentent, et ce que les gens voient en moi. », ajoute t-elle. Les gens qui voient ses toiles imaginent a priori un peintre : « un gros docker costaud » ! Elle précise, avec délicatesse: « Je ne me suis jamais dit que je peignais un thème réservé aux hommes, car la question du sexe de l’artiste ne m’effleure pas. D’où ma surprise le jour où on m’en a fait la remarque. Je n’ai pas consciemment cherché à bousculer les préjugés, mais je suis tout à fait contente que mon travail fasse évoluer les mentalités ».

Odile Ferron-Verron
Bollard III

Odile Ferron-Verron est passée par l‘Ecole des Beaux-Arts de Rennes (actuelle EESAB). Après son mariage avec Serge Ferron, rencontré pendant ses études, elle aux Beaux-Arts, lui en médecine, et une année marquante en Haïti où Serge est coopérant, il y eut naissance de leurs quatre enfants : il est apparu à Odile qu’il fallait choisir. La peinture ne pouvait pas s’exercer dans des petits recoins du temps, pour cette artiste possédée entièrement par ce qu’elle fait. Ni ses enfants pâtir de son « incapacité à faire deux choses à la fois », sourit-elle, de son besoin d’un temps long pour donner aux êtres une énergie indivise. C’est cette entièreté que l’on reçoit aussi d’elle : une grande attention portée à l’autre, avec la parole juste, qui touche et libère.

Elle conclut un pacte avec Serge : elle lâche les pinceaux, s’occupe de la maisonnée, mais son heure viendra, et alors, ce sera son tour à lui de soutenir pleinement son activité à elle.

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Pacte tenu, depuis de nombreuses années à présent : le docteur Ferron, qui a longtemps exercé la médecine générale à Rennes, a endossé depuis lors le rôle de roadie tant des expéditions photographiques vers les sites portuaires, comme Saint-Nazaire, que des explorations de chantiers de construction. Il a pris également la fonction de responsable technique du transport des tableaux, pour les expositions, et d’assistant pour les accrochages. À lui surtout la charge de la logistique domestique, afin qu’Odile Ferron-Verron puisse abattre son travail quotidien et ériger ses titanesques chantiers de peinture. Un pacte de vie réfléchi et respecté, à l’image d’un couple qui échappe aux catégorisations faciles, vécu avec une évidente joie et reconnaissance mutuelle.

Odile Ferron-Verron utilise pleinement ce temps de labeur, et se trouve dorénavant à la tête d’un immense cheptel pictural de bulldozers, de vraquiers, camions, pelleteuses, cargos, containers, plateformes off-shore : métaux hurlant un monde de va-et-vient, de travail incessant, pris dans les mutations de l’industrie, à la fois flamboyant d’activité et guetté par la rouille, la relégation, la délocalisation.

odile ferron verron
Mémoire.

Peindre l’énergie : végétale, puis industrielle

Avant les machines, il y eut pourtant le végétal. C’est un sujet de prédilection et un élément même de création: Odile Ferron-Verron a fait naître depuis les années 1970, à partir de rien, de boutures de buis, un splendide et original jardin à la française, dans le terrain de Noyal-Châtillon. Les haies taillées de topiaires forment autant de cadres rigoureux au centre desquels s’épanouit une nature qui prend tous ses droits. Mauvaises herbes « cadeaux des oiseaux », comme elle les célèbre, encadrées de strictes haies de buis foncé. Autant de tableaux, alliant la tradition choisie du jardin à la française et le choix non conventionnel des herbes folles et fleurs ébouriffées.

odile ferron verron
Chez Odile Ferron-Verron, avec un aperçu du jardin de topiaires.

« A une certaine période, j’ai peint des fleurs et des bouquets, sans me demander si ce sujet était réservé à un sexe plutôt qu’à un autre. Ensuite, le hasard m’a fait découvrir des friches où se mêlaient nature et industrie. Enfin, le végétal a fini par disparaître au profit du monde industriel ». Un glissement rare, des fleurs aux cargos et camions. Elle admet qu’il est difficile aussi pour une femme de peindre des fleurs sans être l’objet de stéréotypes. « Il faut être un homme pour peindre des fleurs ! » rit-elle, sans en faire la cause de son évolution picturale. Va pour les gros engins. Une autre énergie, aussi, un autre langage.

Les machines ont des choses à lui dire : elle en rencontre qui, parfois, incarnent ses pensées muettes. Elle est chez elle, quand elle est dans un chantier ou dans un port au milieu des cargos : tout est possible, tous les départs, toutes les constructions. Il s’agit de vivre, du dedans, une certaine énergie. Cette force est symboliquement incarnée par ces vastes machines de construction et de transport des matériaux. En les représentant, c’est elle-même non comme on la voit, mais comme elle est au dedans, qu’elle représente. « On se sent bien plus du dedans que ce qu’on est en apparence. L’apparence, c’est pas grand chose, quelque chose en plus ». L’essentiel, la vérité de l’être, est sous le pinceau.

Odile Ferron-Verron
Arkhangelsk

Le dégradé d’Odile Ferron-Verron, prouesse de géante

Son travail est titanesque par différents aspects ; d’abord les sujets traités, les énormes engins. Il y a aussi le hors-cadre, puisque tout déborde toujours et n’est vu que par morceaux, l’ensemble étant trop vaste pour la toile. On ne voit qu’un fragment de pont, une passerelle. Les dimensions des toiles enfin sont impressionnantes : de 150cmX150cm à bien plus, rarement moins. Pour finir, il y a indéniablement cette quantité hallucinante d’énergie et de méticulosité qu’il faut pour produire un de ces travaux d’Hercule.

Odile Ferron-Verron
Arpents d’Éternité, 162X97 cm

Ainsi, la prouesse qui impressionne peut-être le plus, ce sont ses dégradés de ciel. La transition progressive d’un bleu à l’autre en est parfaite, sans aucun trait visible, aucune touche décelable. Or elle utilise de la peinture à l’huile, et, en théorie, ce rendu à l’huile est impossible. Ce qui ne semble à l’oeil nu réalisable que de façon artificielle, imprimé avec l’aide de la production assistée par ordinateur (PAO), elle le fait à la main.

Et pourtant, sa main est sensible et visible partout, autant que son œil. L’œuvre n’a rien de photographique ou de mécanique, pour ultra réaliste qu’elle soit. Cela suppose d’allier une concentration obsessionnelle sur l’œuvre avec la capacité à l’abandonner constamment, pour la laisser sécher, des heures durant. L’huile séchant très lentement, elle ne permet pas de faire les seconds glacis, les superpositions, que demande le dégradé, sur la matière encore humide. Faire un tel travail de dégradé avec de l’huile, c’est un cas unique. Peut-être tient-elle sa patience avec l’image qu’elle peint de ses premières amours avec la tapisserie de haute-lisse, pratiquée dans sa jeunesse, et où l’image tissée monte si lentement.

Odile Ferron-Verron
Jules Verne

D’autant qu’Odile Ferron-Verron n’accouche que d’une toile à la fois ; elle n’occupe pas le temps du séchage en peignant plusieurs toiles en même temps. Une toile, c’est un engagement plein, une métaphore, une histoire à faire vivre ; il est rarissime qu’elle en mène deux de front ; cela ne marche pas ainsi.

Le respect du métier

Avant de peindre un sujet, elle le photographie sous tous les angles, abondamment. « Je ne veux pas peindre un engin, une machine, en dépit du bon sens. Je prends beaucoup de photos pour bien comprendre comment c’est fait. Ça me vexerait qu’un ouvrier qui travaille dans les chantiers prenne en défaut la machine, me dise qu’elle ne peut pas fonctionner comme ça ». C’est fondamental pour elle de respecter le sujet, et avec lui, les travailleurs, les ouvriers, ceux qui font tourner l’industrie des ports et des chantiers.

Elle songe à un exemple qui la fait rire. « Une fois, un capitaine de la marine marchande est passé dans une de mes expositions. Il a dit à propos d’une toile, Alésia, que j’avais peint la coursive du bateau trop étroite. Il a utilisé une expression, humour de marin : « même un marin malais n’y passerait pas » ! Pourtant le tableau était exact du point de vue de la perspective. Mais il avait raison par rapport à la compréhension de l’image. De là où j’étais par rapport à la coursive, on ne pouvait pas en voir la largeur, mais lui avait besoin de la ressentir. J’ai retenu la leçon : il faut que le marin voie où il peut passer en regardant mon tableau ».

Odile Ferron-Verron
Lady Nonna – avec sa coursive.

La « main du destin » : un godet de grue

Ses titres ne ressemblent souvent pas aux images qu’ils nomment. Une plate-forme qui rouille off-shore s’appelle « Mémoire ». Une bâche de chantier se nomme « Silhouettes ». Un conteneur défoncé est « Le voyage arrêté ». Une grue de chantier, dont on ne voit qu’un godet rouge trimballé par une chaîne qui grimpe dans le ciel : « Main du Destin ».

Méditations mécaniques Odile Ferron-Verron, peintures Cesson-Sévigné
Méditations Mécaniques

La « main du destin » est le motif emblématique d’Odile Ferron-Verron. Il est né d’une rencontre, avec un vrai godet qui se détachait dans le ciel, porté par une grue pour déverser son contenu dans un vraquier du port. Elle l’a croisé un jour, aperçu par la vitre du siège passager de la voiture, au bord de la route du côté de Saint-Nazaire. Elle a fait arrêter la voiture, a bondi, et mitraillé de photos sous tous les angles ce motif tombé du ciel. « C’est un moment qui m’a donné de l’élan ».

odile ferron verron
La Main du Destin, mine graphite

C’est le seul motif qu’elle puisse peindre et repeindre ; elle en est à plus de vingt représentations, jamais la même, jamais le même angle, ce godet fermé sur un matériau qui va être versé dans la trémie d’un vraquier d’où il sera transporté pour construire pont, route, parking : qui sait quoi, qui sait où ? Une « métaphore », dit-elle. « J’ai eu l’impression que toutes les questions qu’on se pose, c’était ça ; comme si ce godet au bout de sa chaîne avait été un immense point d’interrogation ». Respectons son vœu que les mots ne finissent pas le travail du peintre, ce qu’ils ne sauraient faire. Il n’y a pas de réponse, mais la question, peinte par l’artiste : une « main du destin » rouge qui descend du ciel. La voici.

Odile Ferron-Verron
La Main du Destin

Le site d’Odile Ferron-Verron

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Christine van Geen
Christine van Geen a enseigné la philosophie au lycée et à l'Université avant de fonder il y a cinq ans le "Lavoir - Ateliers Réunis", tiers-lieu à Rennes. Elle passe la main en janvier 2021 pour écrire dans le domaine de l'écologie politique et de la cuisine, tout en montant une activité de conseil en montage de tiers-lieux en milieu rural, les "Ateliers Réunis".

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