Retrouvez chaque lundi et jeudi jusqu’au mois de septembre deux nouveaux chapitres d’Une odeur d’incertitude, second roman de Jérôme Enez-Vriad.

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Après la pluie

Le lendemain tout s’enchaîna très vite. Une averse soulagea l’épais nuage qui venait de l’ouest, tirant Jérôme d’un mauvais rêve qui l’avait plongé dans l’abîme. Il rama avec le plat de la main jusqu’à ce que le lit de plastique touche le déversoir, sauta sur la terrasse et se dévêtit. Laver ses peines sous un jet de pluie c’était accepter le vertige de s’en remettre au ciel. Après tout, si Dieu ne pouvait rien à son infortune, comment lui-même eut-il pu mieux faire ? Plutôt que d’éponger ses inquiétudes, il préféra les nettoyer. En douceur. Sentir le vertige des gouttes sur sa peau. Et après avoir prévenu Felicia de l’occupation inhabituelle de la chambre, il déposa un billet dans les Reebok de Guido. Le long du chemin douanier qui menait à la plage, l’humidité dégageait une odeur d’humus saturé de violette, quelque chose proche d’un tronc moussu aspergé d’eau de toilette victorienne. À mesure que grandissait le chuintement du ressac, le vent nettoyait l’ombre des nuages sur le sable. Il n’y aurait pas davantage de tritons ni sirène que la veille, de telles sornettes Jérôme n’en voulait plus à ses habitudes, mais, dans un rebond de naïveté, il joua avec l’eau spumeuse au cas où « tu serais devenu écume » puis, furieux d’avoir été aussi naïf, sauta dans la voiture jusqu’à la première station-service. Ses mains salées collaient au volant comme la poisse à la malchance.

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  Signature

 Lorsqu’à nouveau je pénètre dans le commissariat, un rapide coup d’œil me renseigne sur l’absence de la fliquette. Le type à la main-sur-l’épaule me reconnaît. Cette fois il accepte de prendre ma déposition.

–               Je comprends votre inquiétude, commence-t-il raisonnablement, mais vous avez confié avoir eu une violente dispute avec votre compagnon, et il est pour l’heure difficile de qualifier son absence d’alarmante. C’est encore trop tôt.

Je souris. Petit air ironique pas vraiment narquois. Je souris. Manière comme une autre de me rencogner dans une courtoisie de surface. Je souris. Seulement plus pour longtemps car j’enrage d’avoir entendu ça. Non mais c’est vrai ! On se noie rarement sur plusieurs jours. Alors, « c’est encore trop tôt », c’est surtout trop tard, oui !

–               Vous savez, reprend-il après un bref silence, la loi européenne autorise une personne majeure à disparaître et il nous est impossible d’intervenir sauf si elle est recherchée par la justice ou en cas d’un danger éminent.

–               Et la loi insulaire ? La loi catalane ?

Il a l’air surpris.

–               Nous ne sommes pas en Catalogne monsieur, même si nous partageons la même langue.

Puis il regarde mon passeport.

–               Vous êtes Breton ? Seul un Breton ou un Corse pouvait répondre ça.

A partir de maintenant, il sera agréable et disponible.

 

Deux heures plus tard, nous en sommes au même point. Main-sur-l’épaule fait preuve d’une certaine délicatesse mais l’ingérence de ses questions ravive mon état de misère intérieure. Il les pose en baissant la tête pour masquer un certain embarras proche du malaise, au point que la forme demeure plus désagréable que le fond. Le pire n’est pas d’avoir affaire à une attitude clairement hostile mais à ces petits embarras de bonnes meurs qui sont le goutte-à-goutte de l’homophobie quotidienne, la plus nuisible parce qu’inconsciente, refoulée, instinctive. Il fait comme on ne lui a jamais appris : au moins pire d’une morale où l’indifférence n’a pas sa place. (J’entends ici par  indifférence, un état où l’on n’éprouve ni crainte ni admiration qui puisse conduire au jugement.) Pour lors, je fais bonne figure cependant qu’une interrogation plus banale m’étonne autant qu’elle m’amuse.

–               Sait-il nager ?

–               Bien sûr qu’il sait nager.

Mieux. Il a été classé quatre saisons de suite par la FFN. D’abord en cadet. Puis en junior. Depuis il s’entraine au minimum une heure par jour. Nous choisissons nos lieux de villégiature en fonction des possibilités de training : plages et piscines pour lui, fitness et musculation pour moi. Alors si quelqu’un sait nager ! Main-sur-l’épaule sourit, fait claquer sa langue en même temps que la touche entrée du  clavier, puis sa voix devient morne, on sait d’avance qu’il n’y aura aucune clef supplémentaire pour résoudre l’énigme, une voix de micro d’aéroport.

–               On nous allouerait davantage de crédit pour retrouver un seul Velázquez du Prado que pour tous les disparus du pays. Quant à savoir si votre ami s’est noyé… Le courant rejette les corps entre Valence et Barcelone, question de temps et c’est en général très long.  De la à imaginer le pire, je n’y crois pas. L’habitude. Faites-moi confiance.

J’entends la feuille de papier sortir de l’imprimante. Main-sur-l’épaule me tend un stylo que je laisse en suspens au bout de ses doigts, distrait par la relecture de cette phrase : En conséquence, le disparu susnommé est immédiatement inscrit au fichier des personnes recherchées. Puis un nom apparaît en majuscules à côté du mien : inspecteur Jaume Varas Suarez, envers qui je m’engage à prévenir immédiatement les services de police de toutes nouvelles que je pourrais avoir. Je prends le stylo et signe.

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Jérôme Enez-Vriad
Jérôme Enez-Vriad est blogueur, chroniqueur et romancier. Son dernier roman paru est Shuffle aux Editions Dialogues.

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