C’est un mot doux à l’oreille, presque méditatif : nunchi (눈치). Il signifie littéralement « mesure oculaire » en coréen. Il désigne une forme d’intelligence relationnelle implicite : percevoir les dynamiques d’un groupe, ajuster son comportement en conséquence, éviter les faux pas sociaux. C’est un art d’observation, d’écoute silencieuse, de lecture entre les lignes – à mille lieues des standards de communication directe dominants en Occident où il vient de débouler en force. Une pratique ancestrale ? Un soft skill relationnel ? Ou le dernier concept asiatique à être recyclé dans la centrifugeuse du développement personnel occidental ? Alors que la tendance explose sur TikTok, Instagram et dans les rayons « psychologie douce », le nunchi fascine autant qu’il interroge.
Le “nunchi”, mode d’emploi express
Le nunchi, c’est cette capacité sociale, profondément ancrée dans la culture coréenne, à décoder sans mots les émotions, les tensions, les rapports de pouvoir implicites. Observer le regard, la posture, l’ambiance d’une pièce. Capter ce qui ne se dit pas. Adapter son comportement, en silence. On pourrait dire : une forme d’intelligence émotionnelle situationnelle ultra-fine.
En Corée, c’est un art de vivre invisible, appris dès l’enfance. On ne l’enseigne pas, on l’absorbe. Il permet de maintenir l’harmonie dans une société fondée sur la hiérarchie, l’implicite et l’interdépendance.
« Le nunchi est la capacité de ressentir ce que les autres ressentent, sans qu’ils aient besoin de le dire. »
— Euny Hong, The Power of Nunchi
La ruée vers le nunchi, version New York-Londres-Paris
En Occident, le nunchi est devenu un mot magique. On le présente comme “le secret coréen de la réussite”, “le 6e sens émotionnel”, “l’arme anti-toxicité”, ou encore “la compétence-clé pour survivre aux dîners de famille”. Dans les librairies, les best-sellers comme The Power of Nunchi de Euny Hong s’arrachent. Sur Instagram, on lit : « Boostez votre aura en 5 étapes avec le nunchi ! ». Même les marques de cosmétiques et de bijoux s’en emparent.
Mais de quoi parle-t-on exactement ? D’un art d’écoute fine… ou d’un nouveau manuel d’adaptation silencieuse, marketé comme une potion magique pour « améliorer sa vibe » ?
Nunchi ou comment l’Occident s’achète une sagesse orientale de poche
Le nunchi s’inscrit dans une longue tradition occidentale de fascination (et souvent de simplification) pour les concepts asiatiques. Après le feng shui chinois, le wabi-sabi japonais ou encore le lagom suédois, voici donc l’art coréen de l’hyper-empathie silencieuse. Un exotisme psychologique prêt-à-penser.
Sauf que l’Occident le transforme. Ce qui était un code social collectif devient ici une technique d’optimisation de soi. : le nunchi n’est plus un code culturel communautaire, mais une « méthode » pour mieux communiquer, séduire, manager ou s’auto-réguler. Une technique de « soft power personnel ». Ce qui relevait d’un instinct culturel communautaire devient une stratégie pour mieux séduire, manager ou séduire sur LinkedIn.
« Les Occidentaux se ruent sur le nunchi comme ils se sont rués sur le hygge ou le wabi-sabi : non pour comprendre, mais pour combler un vide. »
— Hye-Ran Kim, sociologue à l’Université de Séoul
La tyrannie douce de l’adaptation permanente
Derrière l’esthétique du nunchi tel qu’exporté, il y a un paradoxe : on glorifie la capacité à s’effacer, à s’adapter aux autres, à sentir l’ambiance pour mieux se couler dedans. Une forme d’hyper-vigilance sociale, valorisée comme “épanouissante”.
Mais à quel prix ? Dans des sociétés où l’assertivité, l’expression de soi et la mise en avant sont devenues normes, est-ce vraiment libérateur de promouvoir une aptitude à se fondre dans les attentes implicites d’autrui ? Ne rejoue-t-on pas, en creux, une injonction à l’auto-censure chic, à la politesse performative ?
Un art discret pour temps incertains ?
Il serait injuste de rejeter le nunchi comme une mode vide. Il y a dans cette attention portée aux non-dits, dans cette éthique de l’écoute sans ego, un antidote à notre époque bruyante, bavarde, et saturée de signaux faibles ignorés. Le nunchi pourrait être une manière d’apprendre à être là, autrement. Moins dans l’affirmation que dans la présence. Moins dans le moi, plus dans le lien. Il demande du temps. De la présence. Et une certaine humilité.
Mais pour cela, encore faudrait-il qu’il ne soit pas réduit à un nouveau filtre Instagram pour RH en reconversion ou à une posture de personal branding spirituel.
« Le vrai nunchi est invisible. C’est une écoute active sans posture. »
— Sun-mi Park, thérapeute interculturelle
Le nunchi, tel que la culture coréenne le vit, est profondément relationnel, humble, communautaire. Tel que le monde occidental le récupère, il devient un levier de productivité interpersonnelle. Ce glissement n’est pas anodin. Il dit quelque chose de notre époque : affamée de sens, mais pressée d’en faire une méthode.
Loin des hashtags, le véritable nunchi ne se crie pas. Il s’éprouve dans le silence. Le nunchi ne s’enseigne pas en 5 points. Il se vit. Il se tait. Il s’apprend dans les plis de l’attention. Et c’est peut-être ce qui, justement, le rend si difficilement exportable.