Peu d’hommes du XXe siècle, siècle agité s’il en fut, peuvent se vanter d’avoir eu une vie aussi engagée au service de l’humanité qu’Henry Norman Béthune. Il y a dans cette vie héroïque quelque chose des personnages d’Hugo Pratt, personnages qu’il aurait pu croiser sur le long chemin qui l’amènera du Canada à la Chine en passant par la France de 14-18 et l’Espagne républicaine.

 

L’influence de son grand-père Norman Béthunenorman béthune ontario

Henry Norman Béthune est né en 1890, dans le Canada anglophone, à Gravenhurst (Ontario). La personnalité de son grand-père, chirurgien militaire pendant la Guerre de Crimée et compagnon d’Henri Dunant, le fondateur de la Croix-Rouge, guide sa jeunesse : il décide donc d’être chirurgien. Il entre à la faculté de médecine de Toronto, mais interrompt cependant ses études en 1911 pour enseigner pendant un an dans le cadre du Programme ouvrier : ce penchant social, ainsi que son ardeur au travail, lui vient probablement de la personnalité de son père qui était pasteur.

Les débuts de son engagement avec la Première Guerre mondiale

Engagé comme brancardier dès le début du conflit au sein du corps de santé de l’armée canadienne, ilMontreal Hospital sera blessé à Ypres en 1915. Après un séjour de trois mois à l’hôpital, il est de retour au Canada et y termine ses études de médecine en décembre 1916 puis s’enrôle dans la Royal Navy comme lieutenant-chirurgien à jusqu’à la fin du conflit. En 1919, il décide de repartir poursuivre sa formation médicale à l’hôpital pour enfants malades à Londres. En février 1922, il est admis au Royal College of Surgeons of Edinburgh et retourne au West London Hospital, où il est officier chirurgien résident.

norman béthune costotome
costotome du docteur Béthune

Un personnage complexe, passionné, créatif, mais aussi impulsif et impatient

C’est à Londres que Béthune rencontre, en 1920, Frances Eleanor Campbell Penney. À l’automne 1924, Béthune ouvre un cabinet privé à Detroit tout en enseignant la médecine, mais il est déjà en proie à des problèmes personnels avec son épouse. Béthune est un homme de génie, passionné par son travail, ses inventions, ses créations (il est également peintre et écrivain) ce qui lui laisse peu de temps à consacrer à son épouse. En outre, son caractère parfois irascible, impatient et dominateur finit de la lasser : elle le quitte dès 1925 puis demande le divorce en 1927. À la même période, en 1926, Béthune subit une autre épreuve : il a contracté la tuberculose et est hospitalisé au sanatorium Trudeau, à Saranac Lake, dans l’État de New York

Sa propre tuberculose le mène à des innovations exceptionnelles

Dans les années 20, la « peste blanche » est toujours mortelle, sauf peut-être pour quelques privilégiés à qui l’on prescrit du repos, de la nourriture saine et du bon air. Norman Béthune se pense donc condamné et fixe même sa date de décès à l’année 1932, il l’exprime sur des peintures qu’il fait pneumothorax béthunelui-même sur les murs du Sanatorium: The T.B.’s progress, composée de neuf dessins qu’il annote avec des morceaux de poésie. Mais ce médecin passionné ne baisse pas les bras pour autant : il décide d’approfondir ses connaissances de la maladie qui le ronge et dévore les articles à la bibliothèque du sanatorium; il y découvre ainsi l’existence de la technique controversée du « pneumothorax », seule alternative médicale, risquée, en l’absence des antibiotiques. L’opération effectuée au Royal Victoria hospital de Montréal est un succès. Le docteur Béthune s’installe dans cette ville en 1928 et travaille pendant plus de 4 ans comme assistant du célèbre Docteur Edward William Archibald à l’hôpital Royal Victoria. Années fructueuses pendant lesquelles Béthune publie plusieurs articles, mais surtout invente de nouveaux instruments chirurgicaux comme le costotome, instrument servant à la résection des côtes. Il améliorera également la machine qui lui a sauvé la vie : le pneumothorax artificiel. En 1933, Béthune trouve un nouveau poste à l’hôpital du Sacré-Cœur de Cartierville (Montréal), comme chef du service de chirurgie pulmonaire : désormais seul maître à bord, il multiplie les innovations et s’intéresse à la transfusion sanguine et à la conservation du sang.

Sa vision humaniste et avant-gardiste de la médecine pour tous

Le docteur Béthune n’est pas qu’un brillant médecin, il est également passionné par les arts. Il fréquente les milieux artistiques de gauche et créé même dans son appartement un atelier de peinture pour les enfants, the Children’s Art Centre. Ses fréquentations dans le milieu artistique lui font de plus en plus prendre conscience des inégalités sociales et de l’incidence du milieu socio-économique sur les patients dans une société ultraconservatrice qui ne propose aucune couverture médicale gratuite, il ouvre un dispensaire à Montréal pour soigner les plus pauvres :

« le pauvre meurt, car il n’a pas les moyens de vivre » écrira-t-il.

En 1935, il part en URSS à un congrès de physiologie, il est séduit par le modèle de santé russe (et cette théorie communiste égalitaire), il adhère donc au parti communiste dans la même année (mais ne le déclare publiquement qu’en 1937). En 1936, il publie, avec des confrères, le Manifeste du groupe Montréalais pour la protection de la santé publique, réquisitoire pour une couverture maladie universelle, reçue à l’époque dans une certaine indifférence, mais qui sera adoptée pour partie en 1966 par le gouvernement canadien et sera à la base du système de santé.

Son départ pour la guerre civile espagnole

En 1936, Béthune déclare : « La bêtise gagne trop vite. L’Allemagne, l’Espagne, le Japon, cela se propage partout. Si nous ne les arrêtons pas tout de suite, ils vont transformer le monde en boucherie ». Grâce au soutien du Canadian Committee to Aid Spanish Democracybethune guerre civile espagne, il s’embarque le 24 octobre pour l’Espagne avec les volontaires nord-américains des Brigades internationales. Ayant déjà constaté lors de son expérience de brancardier en 1917 que beaucoup de soldats mourraient d’hémorragie avant d’avoir être pu être pris en charge par l’équipe médicale, il décide que ce sont les équipes elles-mêmes qui doivent aller au-devant des soldats blessés. Dès le mois de décembre, il invente le concept de collecte de sang « mobile », le Servicio Canadiense de Transfusion de Sangre et innove en matière de transport et de conservation du sang, innovations qui feront date dans l’histoire de la médecine en temps de guerre et qui inspirera les unités américaines MASH. Le docteur Béthune laissera un témoignage poignant de l’horreur de la guerre civile espagnole, notamment de la « Desbandá », épisode particulièrement meurtrier, dans un recueil intitulé « El crimen de la carretera Málaga-Almería » : « l’Espagne m’a laissé une cicatrice au cœur ». Suite à des critiques et à des suspicions d’espionnage, le Docteur Béthune démissionne et rentre au Canada en avril 1937, officiellement pour faire une récolte de fonds pour continuer la lutte antifasciste.

Départ pour la Chine envahie par le Japon

bethune-Dr. Bai Qiuen-operation-1938-model-hospital-songyankou« Je refuse de vivre sans rien faire dans un monde qui engendre la corruption et le meurtre. Je refuse de fermer les yeux, par passivité ou par négligence, sur les guerres que les hommes avides font contre d’autres »

Empli de son désir de changer le monde, épris de justice et soucieux d’apporter son expérience aux peuples colonisés, Béthune s’embarque à Vancouver le 8 janvier 1938 pour la Chine avec sa Canadian-American Mobile Medical Unit, qui comprend deux autres membres, Jean Ewen, infirmière canadienne, et Charles Edward Parsons, médecin américain (ce dernier refusera finalement de suivre le docteur Béthune et retournera aux États-Unis). Il rejoint la Huitième armée de route de Mao Zedong à Yan’an dans le nord de la Chine. Dans les conditions de mobilité de la guérilla, Béthune organise des antennes mobiles chirurgicales sur la ligne de front avec du matériel transporté à dos de mulet. « Comment pouvons-nous perdre lorsque Béthune est avec nous » est devenu un cri de ralliement de la Huitième Armée. En plus des soins médicaux, Norman Béthune se consacre à la formation d’infirmiers en six mois et de médecins en un an. Épuisé et dénutri, tandis qu’il opère sans gants chirurgicaux un soldat blessé, il se coupe accidentellement la main en octobre 1939. Il contracte alors une infection qui, en l’absence de pénicilline, se transforme en septicémie. Il meurt le 12 novembre 1939.

Norman Béthune : un héros en Chine

hommage mao béthune

Mao Zedong lui rendra un hommage vibrant dans un essai « Hommage à Norman Béthune » que les écoliers chinois se devaient d’apprendre par cœur. Plusieurs écoles, universités et hôpitaux portent son nom. Il faudra cependant des dizaines d’années pour que ce médecin héroïque trouve toute sa place dans l’histoire canadienne : son étiquette de « rouge » l’avait fait sombrer dans l’oubli et seul l’essor des relations diplomatiques avec la Chine dans les années 70 lui a redonné la place qu’il mérite.

Un médecin engagé mort au front à 49 ans

 Sa mort par blessure dans l’exercice de ses fonctions, rappelle celle d’une autre personnalité « révolutionnaire » de la médecine. Ignace Philippe Semmelweis (1818-1865), célèbre médecin-obstétricien austro-hongrois. Il démontra que le lavage des mains diminuait le nombre des décès causés par la fièvre puerpérale des femmes après l’accouchement ce qui lui valut l’ire d’une partie de la communauté académique de son époque qui ne croyait pas plus à l’infection bactérienne qu’à de simples règles d’hygiène. Le destin tragique de ce médecin visionnaire sera pris comme sujet de la thèse de médecine soutenue en 1924 par Louis Destouches alors étudiant en médecine à Rennes qui deviendra plus connu sous le nom de Louis-Ferdinand Céline. De là à comparer la personnalité de deux médecins, Norman Béthune et Docteur Destouches, il n’y a qu’un pas, car ils furent de flagrants opposés, par leur carrière et leur engagement. Il y a eu chez Destouches de réelles velléités et des ambitions médicales que ses accointances sociales et universitaires (oncle maternel, belle-famille) lui permettaient d’espérer : le choix de Semmelweis en tant que sujet de thèse, comme un saint patron que l’on se donne, son stage de recherche à la station marine de Roscoff, où il croisera le futur prix Nobel André Lwoff, de nombreux articles publiés lors de son passage à la SDN et ses conseils à des étudiants lors de sa pseudo incarcération au Danemark, laissent à penser que l’échec, la névrose furent peut être les moteurs de son génie, mais ceci est bien sûr une autre histoire…

 

Pour mieux vous imprégner de la vie de cet homme extraordinaire, on visionnera un excellent documentaire (1965) sur le docteur Norman Béthune par Donald Brittain, avec des images d’archives et des témoignages d’anciens confrères

https://youtu.be/LysuvXGS7Rc

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Marc Gentili
Marc Gentili vit à Rennes où il exerce sa mission de médecin anesthésiste. Il est passionné par les sciences humaines et le cinéma.

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