Créé en 2016, le Nâtah Big Band occupe une place à part sur la scène musicale rennaise. Le premier album du groupe, Caméléon (2018), présentait sa musique hybride qui allie la musique traditionnelle celtique aux styles du jazz et des musiques actuelles. Nâtah Big Band revient avec Drioma, son deuxième opus qui sortira le vendredi 12 juin 2020.

Depuis plus de 60 ans, la musique traditionnelle bretonne n’a cessé de se diversifier et de prendre des formes nouvelles, inspirant les jeunes générations : suite au renouveau initié dès le milieu des années 50 avec la « nouvelle musique bretonne », puis les vagues folk et rock celtiques des années 60 et 70, nombre d’artistes et groupes n’ont pas hésité à mêler ce répertoire à des influences extérieures, lui faisant prendre des directions plus contemporaines. C’est dans ce même mouvement que s’inscrit, à sa manière, le Nâtah Big Band.

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Le Nâtah Big Band. Photo: Eric Legret.

Cette formation est née sous l’impulsion de trois amis: Clément Dallot à l’accordéon, son frère Gabin à la bombarde et Rémi Bouguennec à la flûte irlandaise. En 2012, ce dernier rejoint les deux frères au sein du groupe Klegaden, qui tourne alors dans plusieurs festivals et festoù noz de la région. Un an plus tard, après l’arrêt de la formation, les trois musiciens s’installent à Rennes et deviennent des habitués des jams sessions de la ville. Ils y rencontrent le bassiste Daravan Souvanna, le batteur Basile Guéguen et le guitariste Kévin Pennec, avec lequel ils décident de se lancer dans un registre plus orienté jazz et musiques actuelles. Ainsi agrandi en sextet, le groupe prend ainsi le nom de Nâtah et donne une cinquantaine de concerts dans les festoù noz et à l’étranger

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Le Nâtah Big Band au festival Yaouank le 20 novembre 2016. Photo: Jérémy Kergourlay.

Entre temps, ils continuent de fréquenter les jams sessions des bars rennais, faisant la connaissance d’autres musiciens issus de tous horizons. Certains d’entre eux sont rompus aux musiques celtiques traditionnelles, tandis que d’autres sont plus familiers des registres funk et jazz. Suite à ces nouvelles rencontres, le sextet voit progressivement les choses en grand et nourrit l’ambition d’élargir la formation sous le format du big band.  Démarche que les musiciens concrétisent deux ans plus tard, le 20 novembre 2016 : ils sont alors invités à se produire sur la scène du festival Yaouank, dans un spectacle en co-production avec Jazz A L’Ouest, où ils se sont illustrés quelques jours plus tôt. Etoffé par l’arrivée  de 10 nouveaux membres, dont une section de cuivres, le Nâtah Sextet donne ainsi un premier concert sous sa nouvelle formule, celle du Nâtah Big Band.

Fort de cette expérience, le groupe poursuit sur sa lancée et enchaîne les prestations sur scène, dont un passage aux Tombées de la Nuit le 9 juillet 2017. Dans la foulée, ils enregistrent leur premier album Caméléon, dévoilé au grand public le 17 février de l’année suivante. Cet opus fait alors forte impression sur la scène musicale bretonne et le Big Band se voit récompensé, la même année, du Prix Coup De Coeur des Internautes par l’association Produit En Bretagne. Dans l’intervalle, ils se lancent dans une nouvelle tournée qui les amène notamment sur les scènes des Vieilles Charrues le 21 juillet, et du Festival Interceltique de Lorient les 3 et 8 août. Après un second passage en novembre 2018 au festival Yaouank à l’occasion du fest noz géant, ils marquent de leur présence les Trans Musicales le 8 décembre, avec une prestation précédée par une session live filmée au Musée de la danse par la radio KEXP de Seattle.

C’est au cours de cette tournée que le Nâtah Big Band dévoile certains morceaux de Drioma, son deuxième album qu’il élabore au cours de l’année suivante. Enregistré en septembre 2019 à Chauvigné, il sortira le 12 juin prochain sur le label L’Appentis Producteur.

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Le Nâtah Big Band au festival des Flambées Celtik de Fougères, le 2 février 2019. Photo: Denis Chaperon.

Le nom de cette œuvre Drioma, tiré de la mythologie slave, est celui d’une déesse des songes « qui va tantôt aider les enfants à s’endormir en les plongeant dans de beaux rêves, tantôt tourmenter les aînés en leur faisant faire des cauchemars ». Cette évocation du rêve est palpable dès l’introduction, portée par la mélodie très chantante de Rémi Bouguennec à la flûte, ainsi que les nappes d’accords réverbérés d’Edouard Ravelomanantsoa aux claviers. Cet aspect songeur s’incarne aussi dans la chanson titre de cet opus, « Drioma » : le discours musical alterne entre une atmosphère contemplative, renforcée par des accords planants de guitare électrique et une ambiance plus agitée, que retranscrit la rythmique entraînante de Basile Guéguen.

Mais pour le Nâtah Big Band, Drioma renvoie surtout à une double personnalité qui, comme le titre Caméléon du précédent album, évoque le contraste et l’aspect multi-facettes qui constituent les piliers de sa musique. De fait, le groupe a développé les éléments qu’il déployait dès son premier opus et qui font la force de son identité musicale. De façon manifeste, son esthétique s’inscrit directement dans le sillage des répertoires traditionnels celtiques. Cette influence transparaît bien sûr sur le plan instrumental par le rôle mélodique central assuré par Gabin Dallot à la bombarde, Clément Dallot à l’accordéon et Rémi Bouguennec à la flûte. Elle apparaît également à travers leurs contours mélodiques et leur phrasé sur des morceaux comme « Nebula » et « Caméléon 2 ».

La référence du groupe à cet héritage ne s’arrête pas là: dans le même esprit que l’opus précédent, cinq des morceaux de l’album sont structurés autour de rythmiques de danses traditionnelles celtiques. Ainsi, le titre « Caméléon 2 » est, comme son grand frère, construit autour du rythme de la danse vannetaise de l’ hanter dro, tandis que « Leviathan » s’appuie sur une rythmique de dañs plinn. Par ailleurs, l’ensemble rennais nous présente également ses versions réarrangées de deux chants du patrimoine musical breton traditionnel: « Barh En Turki » (« En Turquie »), interprété par Elouan Le Sauze, est la complainte d’un soldat prisonnier en Turquie et qui adresse un dernier adieu à sa famille, pour laquelle il espère un avenir meilleur. Dans un registre différent, le titre « Ar Veleien » (« Les prêtres ») se fait l’écho d’une méfiance à l’égard de certains hommes d’Eglise, dont la cupidité interroge quant à la profondeur de leur foi. 

Dans le même temps, la musique du Nâtah Big Band exploite de nombreux éléments issus des répertoires extérieurs aux musiques celtiques. Parmi eux, les rythmiques évolutives du batteur Basile Guéguen confèrent un aspect mouvant et expérimental à de nombreux morceaux, plus proches des musiques progressives. Certains titres mettent également en avant des inspirations puisées dans les courants  de la musique populaire afro-américaine : elles éclatent dès les premières secondes de « Nebula », qui articule entre autres des « cocottes » funkys réalisées à la guitare électrique, une ligne de basse au fort rôle mélodique de Daravan Souvanna, ainsi que les interventions percussives de la section de cuivres, qui évoquent à la fois la musique funk et les big bands de jazz. Dans un esprit similaire, la rythmique afrobeat de « Kholauss » est empruntée à une boucle de batterie tirée du morceau « Ghost Thud (For Mr Allen) » de Nate Smith, batteur américain renommé dans le champ du jazz contemporain. 

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Le Nâtah Big Band à Rennes au festival Yaouank 2018. Photo: Bruno Bamdé.

Cette synthèse stylistique réaffirme donc la ligne artistique fixée par le Big Band : à certains égards, sa proposition musicale accorde toujours une place certaine à la danse. En effet, l’aspect groovy  dégagé par les funkys « Nebula » et « Kholauss » invitent clairement au déhanchement et la présence des rythmes de danses celtiques devrait également ravir les adeptes. Mais on remarque que plus largement, l’esthétique du groupe ne peut se réduire à une seule musique de danse : chacun des 10 morceaux de Drioma, composés et arrangés pour la plupart par Clément Dallot (avec le tromboniste Simon Latouche pour les parties de cuivres), a son identité propre au sein de l’album et retraduit une atmosphère particulière. Ils témoignent effectivement d’une écriture élaborée et foisonnante, qui traduit une véritable recherche artistique, tout en permettant également aux instrumentistes d’y exprimer leur individualité, pour mieux apporter leur pierre à l’édifice. Outre la forte présence mélodique de Rémi Bouguennec à la flûte ou encore de Gabin Dallot à la bombarde, il faut également souligner la réelle importance des cuivres. A chacune de leurs interventions, ils enrichissent de façon significative le timbre orchestral de leur intervention, ils donnent ainsi au discours musical tantôt un aspect choral, tantôt une puissance supplémentaire, comme on le constate par exemple pendant « Nebula ». Par ailleurs, ils sont souvent relayés ou appuyés par le trio de flûtistes formé par Rémi Bouguennec avec Lucie Montbessoux et Jean-Mathias Pétri, auquel on doit d’ailleurs des solos très inspirés sur « Caméléon 2 ».

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Le Nâtah Big Band au festival des Flambées Celtik de Fougères, le 2 février 2019. Photo: Denis Chaperon.

Tout en suivant la dynamique engagée avec Caméléon, le Nâtah Big Band ne s’assagit pas pour autant. Il est même allé plus loin dans le développement de sa proposition musicale. Si les instrumentaux occupent une place prédominante dans cet album, ce dernier fait aussi honneur au chant et à la voix, une ambition de longue date pour les Rennais. Parmi leurs dix invités de cet album, on compte ainsi quatre interprètes aux expressions vocales distinctes, qui renforcent la dimension hétéroclite de Drioma: tout d’abord, on est touchés par le chant vibrant d’Elouan Le Sauze sur« Barh En Turki », ainsi que pendant son duo de kan ha diskan avec son compère Youenn Lange sur « Ar Veleien ». On remarque au passage que ce même morceau est construit autour d’une rythmique électronique qui évoque celle du rap contemporain. Ces vocalités traditionnelles côtoient le spoken word et le rap percutants de Mathieu Al Hachimi, artiste bien connu des jams sessions hip-hop et funk rennaises, qui s’illustre pendant la chanson « Skye ». Articulée autour d’un rythme marqué de batterie qui évolue ensuite vers une rythmique trap électronique, elle permet à l’interprète de déployer une voix tour à tour enflammée et nonchalante, dont les inflexions et le timbre rappellent parfois certains rappeurs comme Kendrick Lamar

Le point final de l’album, quant à lui, marque les retrouvailles entre le Big Band et le Hamon Martin Quintet. Ce dernier est l’une de leurs plus grandes sources d’inspiration, d’autant plus qu’il a joué un rôle essentiel dans le renouvellement de la musique bretonne dès les années 2000, avec des arrangements nouveaux. Ensemble, ils nous donnent une nouvelle version du laridé « Le grand voyageur », créé à l’origine par le Quintet pour son album Les métamorphoses (2007) et qui avait déjà réunis les deux groupes sur scène lors du festival Yaouank 2018. Une interprétation magistrale, qui conserve fidèlement ses influences puisées dans le jazz rock et la musique de transe gnaoua (style musical traditionnel marocain), que les lignes mélodiques sinueuses du bassiste Erwan Volant semblent évoquer. Dans le même temps, les musiciens de Nâtah y ajoutent leur propre touche, en apportant notamment une nouvelle couleur timbrale et une toute autre ampleur au morceau.  

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Le Nâtah Big Band le 8 décembre 2018, aux Trans Musicales de Rennes. Photo: Nico M.

A travers Drioma, le Nâtah Big Band a franchi une nouvelle étape dans son développement et affine son identité musicale avec fraîcheur et une inventivité réjouissante. Les Rennais nous offrent ici leur propre vision d’une musique décomplexée, qui concilie habilement leur héritage de la tradition vocale et instrumentale celtique avec une ouverture réussie aux esthétiques mondiales actuelles. A l’instar de leurs aînés comme de leurs contemporains, ils nous rappellent que dans le domaine musical, le métissage est une véritable source de richesse et peut même être un des leviers pour la sauvegarde de nos traditions culturelles. Si nous devions encore en douter, l’écoute de cet album nous en aura convaincus…

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Pochette de l’album « Drioma ». Visuel: Gabin Dallot & Maxence Ravelomanantsoa.

L’album Drioma du Nâtah Big Band sortira demain vendredi 12 juin 2020 sur le label L’Appentis Producteur/Coop Breizh.

La page Facebook du Nâtah Big Band

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Pierre Kergus
Journaliste musical à Unidivers, Pierre Kergus est titulaire d'un master en Arts spécialité musicologie/recherche. Il est aussi un musicien amateur ouvert à de nombreux styles.

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