La Cité aux murs incertains, dernier roman d’Haruki Murakami, paru en janvier 2025 en version française chez Belfond, marque un retour aussi attendu que méditatif de l’auteur japonais au sommet de son art. Composé à partir d’un court texte écrit en 1980 et jamais repris jusqu’ici, ce roman de plus de 600 pages déploie une cosmogonie murakamienne dans ce qu’elle a de plus énigmatique, de plus mélancolique, et peut-être aussi de plus pur.
Une cité dans le brouillard
Le roman La Cité aux murs incertains s’ouvre sur la réécriture de la nouvelle originelle, dans laquelle un jeune homme entre dans une ville entourée de hauts murs, où les ombres sont séparées de leur propriétaire et où les souvenirs semblent s’effacer à mesure qu’on avance. Dès les premières pages, l’atmosphère est installée :
« Je marchais dans la brume, guidé par un vieil homme sans nom, jusqu’à cette cité où les murs n’avaient pas d’angles nets, où la lumière semblait venir de nulle part. »
Cette ville, suspendue entre réalité et abstraction, rappelle le Pays des merveilles sans merci (1985), autre roman liminaire où les limites du soi sont interrogées. Mais ici, l’étrangeté est plus douce, plus enveloppante : elle tient moins du cauchemar que du rêve figé.
La transparence du style, l’opacité du sens
Comme souvent chez Murakami, l’écriture est d’une fluidité cristalline. Il n’a pas besoin d’effets pour nous désarçonner. C’est dans la limpidité même que le trouble surgit.
« Je ne savais plus depuis combien de temps j’étais là. Peut-être un jour, peut-être dix ans. Mais la notion de temps avait moins d’importance que le souvenir de son visage. »
Ici, Murakami fait de l’attente une expérience mystique. Le narrateur cherche une femme aimée, disparue mystérieusement. À travers Tokyo, puis une île du nord du Japon, il reconstitue les strates d’un amour effacé, comme un archéologue de sa propre mémoire. Le style épouse ce travail de fouille intérieure : sobre, mais vibratoire, comme les harmoniques d’un accord de piano.
Fantômes, interstices et topographie intérieure
On retrouve tous les motifs chers à Murakami : les puits, les chats silencieux, la musique classique, la perte, les doubles. Mais ils prennent ici une teinte plus crépusculaire, comme s’ils affleuraient la conscience d’un écrivain en récapitulation.
« Les mondes se chevauchent comme deux pages translucides. Il suffit de trouver le bon angle de lumière pour qu’ils se fondent l’un dans l’autre. »
Ce genre de phrases, aussi simples que vertigineuses, scandent le roman. La Cité aux murs incertains n’est pas un lieu concret : c’est une métaphore de la mémoire, du chagrin, de la mort – mais aussi de la littérature elle-même, ce mur mouvant où l’on tente d’inscrire ce qui ne peut l’être.
Une œuvre de fin de parcours ?
Certains critiques y ont vu une œuvre testamentaire. Il est vrai que Murakami revisite ici ses grands thèmes avec une profondeur désenchantée. Mais rien n’est figé. C’est un roman qui ouvre, plutôt qu’il ne clôt.
« Il n’y avait pas de fin. Pas vraiment. Juste une porte entrouverte, dans la lumière pâle de l’aube. »
Ce roman n’offre pas de résolution. Il propose une traversée. Une immersion lente dans ce que peut la littérature lorsqu’elle cesse de prétendre décrire le monde, et choisit plutôt d’en refléter les contours incertains.