Dans un roman court mais poignant intitulé Les Sources, Marie-Hélène Lafon écrit une tragédie en trois actes dans un monde rural coupé du monde où la cellule familiale peut devenir une prison. Le plus beau texte de l’écrivaine.

La quatrième de couverture dit simplement : « Années 1960. Isabelle, Claire et Gilles vivent dans la vallée de la Santoire, avec la mère et le père. La ferme est isolée ». C’est peu mais c’est tout. On n’a guère envie d’ajouter à ce résumé tant ce court roman n’appelle pas les digressions, les raccourcis. Marie-Hélène Lafon depuis une quinzaine de romans nous a habitués à dire l’intime, les silences d’un monde rural à l’écart. On se retrouve donc de nouveau dans ce Cantal où la rivière Santoire coule comme un prolongement des romans antérieurs, un lien qui unit tous ces hommes et femmes qui essaient tant bien de mal de vivre en cherchant leur place dans la nature et dans le monde des « autres ».

Les Sources Marie-Hélène Lafon

Trois voix nous sont données à entendre. La plus importante est celle de la mère qui, en cette année 1967, va descendre avec son mari et ses trois enfants à Fridières chez ses parents. Elle est mariée depuis presque huit ans, il manque « six mois et dix-sept jours » qu’elle compte comme un prisonnier, et ce repas dominical en territoire amical est son seul moment de répit dans des semaines qui se succèdent sous le signe de la violence et du désamour de soi. Le dimanche matin elle dispose d’une heure devant elle, une heure pour respirer, se regarder dans une glace, apprivoiser ce corps déformé par trois grossesses difficiles, ce corps qu’elle déteste et qu’elle lui abandonne avec dégoût. Elle trouve alors la force de penser, de réfléchir, de faire le bilan.

« Elle a des mots, maintenant, pas beaucoup, deux ou trois, ça suffit ; depuis toutes ces années elle a trouvé des mots pour se parler à elle, dans sa peau, de ce qui lui arrive, de ce qui est arrivé dès le début, aussitôt après le mariage. »

Cela suffit parfois, des mots pour s’échapper. Ou envisager de s’échapper. 

En donnant la parole au mari en 1974 : « Giscard est élu, c’est mieux que l’autre, le socialiste, mais il préférait Pompidou », Marie-Hélène Lafon ne cherche pas à excuser, à accuser, à démontrer. Elle décrit un univers mental fait de solitude, d’ignorance, d’isolement affectif et intellectuel et donne ainsi toute sa force au roman. Lui n’a vécu réellement que lorsqu’il se trouva au Maroc, chauffeur d’un gradé. Loin de son chemin familial prédestiné de la ferme du Cantal, il a découvert autre chose, une forme de liberté, y compris amoureuse, avant de revenir chez lui pour assumer un destin qui lui était tracé dans une société rurale hiérarchisée où l’homme assure la vie économique de sa famille et où la femme le sert jusqu’à s’effacer. Rien d’autre n’est concevable dans cette manière de vivre et de penser et ne suscite aucun doute, aucune gêne, aucun remords.

« Il est le père des trois enfants, il les regarde à peine mais il est leur père, il est son mari et il a des droits. »

La troisième voix referme l’histoire, comme elle referme la grille de la cour de la ferme. C’est celle de Claire, une des trois enfants qui aujourd’hui dit tout d’un monde finissant, de l’exode urbain des enfants qui ont fait des études, de « sources », que Claire préfère à « racines », qui se tarissent.

Marie-Hélène Lafon signe là son plus beau roman. Elle abandonne l’écriture ciselée, comme apprêtée qui alourdit parfois ses récits. Les mots coulent cette fois-ci avec une glaciale limpidité, sans effet de vocabulaire. En donnant la parole au mari, elle écrit en creux un environnement familial qui est celui d’un monde rural aux prises avec la solitude, la faible socialisation, l’absence d’ouverture sur l’ailleurs. « La ferme est isolée », un isolement qui n’excuse absolument rien mais qui dit beaucoup de choses. 

Marie-Hélène Lafon depuis 20 ans creuse son sillon, celui d’un monde ancien finissant. Il y a du vécu incontestablement quand l’autrice dit les petits déjeuners avec les places assignées à chacun ou lorsqu’elle décrit la toilette devant la bassine et le miroir accroché à l’espagnolette. Les monts du Cantal regardent depuis des siècles s’agiter les hommes et les femmes qui essaient de vivre sur leurs terres. Plus ou moins bien. 

Les Sources de Marie-Hélène Lafon, 2023. Éditions Buchet-Chastel. 120 pages. 16,50€. 

https://www.buchetchastel.fr/catalogue/les-sources/

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Eric Rubert
Le duel Anquetil Poulidor sur les pentes du Puy-de-Dôme en 1964, les photos de Gilles Caron dans le Quartier latin en Mai 68, la peur des images des Sept boules de cristal de Hergé, les Nus bleus de Matisse sur un timbre poste, Voyage au bout de la Nuit de Céline ont façonné mon enfance et mon amour du vélo, de la peinture, de la littérature, de la BD et de la photographie. Toutes ces passions furent réunies, pendant douze années, dans le cadre d’un poste de rédacteur puis rédacteur en chef de la revue de la Fédération française de Cyclotourisme.

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