La Marche brisée est une série work in progress créée à quatre mains par Anna-Maria Le Bris et Francesco Ditaranto. Elle fait partie des deux projets retenus par Unidivers au titre de l’Appel à projets artistiques 2015.

 

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Cher Professeur,

Deux semaines après mon arrivée, je commence à peine à comprendre que nous sommes vraiment au milieu d’une révolution pour la psychiatrie. Même si les asiles, tels que nous les connaissions, n’existent plus, nous n’en sommes encore qu’au début. Presque tous mes patients ont vécu l’expérience de l’internement. Seuls quelques-uns d’entre eux passent quelques heures par jour hors du centre. Les autres restent toujours ici. Enfermés, comme avant. Comme si rien n’avait changé pour eux.

J’ai analysé les fiches cliniques des internés. D’après l’ancien directeur du centre, ils avaient tous des troubles psychotiques, parfois schizophréniques, que celui-ci soignait par des doses massives d’antipsychotiques. Cela revient à dire : « Je ne comprends pas ce que tu as. Je te fais dormir. » Il a continué à utiliser la camisole chimique. Pour le moment, j’ai décidé d’éviter l’affrontement direct avec mes collègues. J’ai seulement choisi de baisser un peu le dosage des médicaments.

J’ai enfin réussi à voir ce patient dont je vous avais parlé dans mon dernier courrier. J’ai lu avec attention sa fiche. Elle est encore là, sur mon bureau, pendant que j’écris cette lettre.

Selon les médecins qui l’ont traité avant moi, c’est un individu faux et égocentrique, parfois agressif. Il est atteint d’un trouble bipolaire très aigu. La dernière fois qu’il a été interné d’office, il présentait un syndrome de dépendance à l’alcool. Il serait devenu alcoolique en quelque mois : j’en doute fort. Il s’appelle Pascal. Il a quarante-trois ans.

Je l’ai rencontré hier. Quand il est entré, mon bureau a été étrangement envahi par le parfum de clémentine. Il ne sentait pas l’alcool. J’ai essayé de lui poser quelques questions avant de commencer notre entretien. Il a décliné son identité avant que je réussisse à lui demander autre chose. Il s’est présenté de manière étrange : il m’a communiqué sa date et son lieu de naissance ainsi que l’identité de ses parents, morts tous les deux. Il a prononcé son nom de famille avant son prénom, et j’ai ressenti une sorte de dégoût pour cette formule. C’était un réflexe qui représentait l’institutionnalisation profonde que cet homme avait subie pendant des années dans cette prison.

Je lui ai demandé de me raconter son histoire dans cet établissement, mais je ne m’attendais pas à ce qu’il procède à une anamnèse familiale. Ses parents avaient été internés ici avec le même diagnostic, trouble bipolaire. Il se rappelait bien ces chambres et ces couloirs. Durant toute son enfance qu’il avait passé confier à une tante, il venait le dimanche voir sa mère. Par contre il ne se souvenait pas de son père, mort depuis quarante ans.

Il était un peu nerveux pendant qu’il parlait de sa mère, et il a commencé à répéter plusieurs fois les mêmes phrases, les mêmes mots. Il insistait particulièrement sur le fait qu’elle avait été stérilisée au cours de sa permanence dans le Centre ; comme s’il comprenait bien d’être lui aussi une erreur de la nature, qui ne devait pas se reproduire.

Alors que nous discutions, mon adjoint est entré dans la pièce ; mon patient s’est aussitôt arrêté de parler et l’a suivi du regard jusqu’à ce qu’il sorte. Nous étions seuls à nouveau, mais il n’arrivait pas à continuer son histoire : il était trop tendu. J’ai été obligé d’interrompre la séance, en maudissant mon collègue. Je verrai Pascal dans deux jours pour continuer notre entretien.

J’attends vos précieuses suggestions.

Mes meilleurs sentiments,

Joseph Calvez

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