Après avoir réédité l’an dernier pour son demi siècle d’existence La guerre des boutons de Louis Pergaud, illustré par Florence Cestac, les éditions Futuropolis ressortent la version de La vie devant soi de Romain Gary, illustrée par Manuele Fior, célébrant ainsi les cinquante ans de l’attribution du Prix Goncourt.
C’est une des histoires les plus rocambolesques de la littérature française. Mais aussi une supercherie digne d’un roman d’Arsène Lupin. Dans l’émission de Bernard Pivot, le 3 juillet 1981, Paul Pavlowitch, petit cousin de Romain Gary, explique que les romans signés Emile Ajar, ne sont pas de lui, mais bien de son ascendant. Il met fin alors à sept ans de mensonges et d’incohérences et restitue à son véritable auteur de nombreux romans dont le célèbre La vie devant soi qui obtint en 1975 le Prix Goncourt. Impossible d’ignorer ce contexte qui fit oublier pendant de nombreuses années un élément essentiel de ce texte: sa grande qualité. Préoccupés par la recherche du véritable auteur, un critique émit même l’idée que « Ajar, c’est quand même un autre talent » (que Gary), le découvrir ou le relire aujourd’hui, dégagé de toute polémique, est un plaisir inégalé. Gary, était, au début des années soixante dix, de plus en plus critiqué. La dissimulation d’identité lui permit peut être de se dégager de son oeuvre antérieure et d’oser.
La vie devant soi, ce sont d’abord deux patronymes qui deviennent inoubliables après la première lecture. D’abord, Madame Rosa, un surnom aux allures de tenancière de bordel. En fait une vielle juive, rescapée d’Auschwitz, qui a ouvert rue Blondel à Paris « une pension sans famille pour les gosses qui sont nés de travers », une autre manière de camoufler des enfants de prostituées et les faire échapper à l’Assistance Publique. Ensuite le tout aussi inoubliable Momo, un petit maghrébin de quatorze ans, qui raconte sa vie avec ses mots d’enfant, sans jamais tomber dans la mièvrerie. Il est entre deux Momo. Plus enfant, «je suis un fils de pute et mon père a tué ma mère et quand on sait ça, on sait tout et on n’est plus un enfant du tout », mais pas encore totalement adulte, il veut sauver Madame Rosa de la vieillesse, contre sa volonté à elle: « Ils vous en font baver jusqu’au bout et ils ne veulent pas vous donner le droit de mourir, parce que ça fait des privilégiés » déclare la vieille dame comme l’annonce de débats à venir cinquante ans plus tard.
Cet amour entre les deux personnages principaux est beau, car il éclaire entre les lignes, rien n’est dit, tout est suggéré. La vie devant soi est ainsi un magnifique exercice de style. Le texte est doux et tendre, plein de clins d’oeil et d’amour à peine avoué. Il fallait donc pour l’illustrer un dessinateur-peintre aérien, à l’aquarelle légère. L’illustrateur Manuele Fior, auteur notamment de Cinq mille kilomètres par seconde (prix du meilleur album 2011 à Angoulême), correspond parfaitement à ce profil. Quand vous avez la chance de le voir peindre, vous observez à la volée un pinceau qui effleure à peine la feuille. Il se pose subrepticement comme un oiseau avant de replonger dans l’eau. Taiseux, discret, les aquarelles de Fior sont à l’image de l’homme.
Ici, il utilise peu de couleurs. La palette chromatique est réduite aux nuances d’ocre et de marron, couleurs nostalgiques, couleurs sans parti pris émotif, couleurs neutres qui laissent une grande place aux traits du dessin. Et le dessin est magnifique quand il croque avec un humour décalé, Madame Rosa dans le plus simple appareil, son fume cigarettes dans la main et ses seins gigantesques glissant irrémédiablement vers le bas. Il nous fait oublier la silhouette de Simone Signoret, interprète de la vieille dame dans le film de Moshé Mizrahi. Fardée, la Madame Rosa de Fior incarne ses outrances bienveillantes. Quant à Momo, il est comme dans le texte, plus effacé, plus discret, ses courts cheveux noirs de jais étant le trait principal de son identité. On aime quand Manuele Fior croque les personnages secondaires, véritable troupe de théâtre, convoquée chacune et chacun à un casting populaire. Nous sommes à Belleville, loin du XVI ème arrondissement. Les femmes ont des cuissardes et des jupes courtes, les hommes des allures patibulaires aux physiques de non séducteurs. On rencontre des noirs, des blancs, des juifs, des arabes, des « proxynètes ». Et des putes. Et des travestis. Et la rue grouille de portes cochères, d’escaliers sombres et bruyants, de pièces au papier peint décollé. Cela sent le populaire, le bruit, la luxure et l’amour tarifé, ou non. Cela sent la vie.
Si vous n’avez jamais lu ce magnifique roman, n’hésitez pas, cette édition est pour vous. Si vous le possédez déjà dans votre bibliothèque, n‘hésitez pas: les portraits de Madame Rosa par Manuele Fior vous marqueront à jamais. Inoubliable Madame Rosa comme les trois derniers mots du récit : « Il faut aimer ».
La vie devant soi. Roman de Romain Gary (Emile Ajar), illustré par Manuele Fior. Éditions Futuropolis. 230 pages. 30€. Parution : 7 mai 2025