Des milliers d’étudiants dans les rues des villes bretonnes, des cheminots en grève, des actions coup de poing de paysans acculés par la surproduction… Il y a cinquante ans, la Bretagne faisait son mai 68. L’historien Christian Bougeard a publié une synthèse des travaux existants sur la période, pour apporter un éclairage sur « Les années 68 en Bretagne ».

15 mars 1968. Le « joli mois de mai »  n’a pas commencé, et paraît encore. « La France s’ennuie », écrit dans les colonnes du Monde le journaliste Pierre Viansson-Ponté. Pendant que les étudiants du monde entier « manifestent, bougent, se battent », note-t-il, « les étudiants français se préoccupent de savoir si les filles de Nanterre et d’Antony pourront accéder librement aux chambres des garçons. »

Les « petits paysans écrasés par le progrès » ne s’ennuient pas, ajoute-t-il. Si absorbés par le souci, ils n’ont, selon lui, ni le temps, ni le cœur à manifester. Et pourtant, bien avant Paris, la Bretagne s’agite. L’année précédente, ces petits paysans manifestaient à Redon, puis Quimper. Les affrontements avec la police sont violents. La presse locale comptabilise 57 blessés à Redon et 279 à Quimper.

Des cortèges de tracteurs se déplacent vers le centre de Nantes le 24 mai 68

Ils ne veulent pas s’arrêter là. Une nouvelle date de manifestation est posée, à laquelle se joignent les syndicats de salariés : ce serait le 8 mai 1968. Avant même que ne commence la contestation étudiante, les « événements de mai » se préparent en Bretagne.

DE 1962 À 1981, UNE BRETAGNE EN MUTATION

C’est cette mobilisation bretonne bien spécifique que s’attache à décrire Christian Bougeard dans « Les Années 68 en Bretagne, les mutations d’une société ». Publié en novembre 2017 par les Presses Universitaires Bretonnes, ce livre offre une synthèse bienvenue des travaux publiés jusqu’ici. Il vient célébrer, à la manière froide et précise des historiens, le cinquantenaire d’un mai 68 souvent mythifié.

Au-delà des mouvements étudiants et ouvriers, Christian Bougeard s’attache à décrire les mutations de la société bretonne sur tous ses aspects, et sur un temps long. Ce bouleversement, qui atteint un pic mais ne s’arrête pas au seul mois de mai, s’étale pour lui de la fin de la guerre d’Algérie jusqu’à l’élection de François Mitterrand.

Loin de l’agitation révolutionnaire, la Bretagne est considérée au début des années 1960 comme une terre arriérée, de centre-droit, fidèle au pouvoir en place. L’espérance de vie y est plus faible que la moyenne, une partie de sa population émigre vers les centres industriels ou la capitale, les foyers accusent des retards sur leur équipement par rapport à la moyenne nationale. Ainsi, seuls 55% des ménages bretons disposent de l’eau courante en 1962.

LA MODERNISATION INQUIÈTE DE LA BRETAGNE

Les initiatives de modernisation, organisées depuis Paris, se multiplient pourtant, encouragées par des élus réunis au-delà des clivages au sein du CELIB. En 1961, l’usine PSA s’installe ainsi à Rennes. En 1966, l’usine marémotrice de la Rance, prouesse technique de l’époque, est inaugurée par le général de Gaulle. Pour le patronat parisien, cette terre bretonne donne accès à une main-d’œuvre de paysans réputés plus dociles et moins syndiqués que leurs collègues des bassins industriels classiques.

Malgré cela, les Bretons s’inquiètent de ce qu’ils ressentent comme un dépérissement de leur région. « La Bretagne veut vivre », proclament des paysans divisés entre défense de leurs exploitations familiales et modernisme. Ils ont recours à des opérations coup de poing : blocages de routes, envahissements de préfectures, destruction de poteaux électriques. Derrière eux, les élus comme le clergé – y compris des évêques – se mobilisent. À la fin du mois d’avril 1968, c’est ce point chaud qui inquiète le gouvernement. 52 escadrons de gardes mobiles et 23 compagnies de CRS sont envoyés à l’Ouest. Elles manqueront au pouvoir gaulliste lorsque les étudiants parisiens s’insurgeront.

Opération ville morte à Fougères le 26 janvier 1968, contre les fermetures d’entreprises de chaussure, spécialité de la ville.

Les événements parisiens sont bien connus. Le 3 mai 1968, la police évacue la Sorbonne. Une semaine plus tard, les premières barricades sont montées. Les étudiants bretons sont solidaires de leurs comparses parisiens. Des piquets de grève sont installés devant la fac de Nantes dès le lundi 6 mai. À Rennes, 500 personnes rejoignent l’assemblée générale des étudiants de Rennes : ils sont plus de 4 000 le soir même à manifester d’après Ouest-France.

Deux jours plus tard, les paysans défilent aux côtés des salariés dans toute la Bretagne. Les étudiants les rejoignent massivement. La presse régionale compte 25 000 manifestants à Brest, 16 000 à Quimper, entre 10 et 15 000 à Lorient, plus de 10 000 à Nantes et 7 000 à Rennes. Des tensions apparaissent déjà entre les étudiants et la CGT.

Tract de l’intersyndicale rennaise et de l’assemblée générale des étudiants de rennes, appelant à la manifestation du 13 mai sur le Champ-de-Mars (récemment rebaptisé esplanade Charles de Gaulle)

Les événements s’enchaînent. Le 13 mai, c’est une manifestation nationale qui est organisée pour soutenir les étudiants. Cette fois, 12 000 personnes manifestent à Rennes, 20 000 à Nantes selon la presse régionale. Le 14 mai au matin, l’usine de Sud-Aviation, dans la banlieue sud de Nantes, est occupée par ses salariés. Le directeur et ses adjoints sont séquestrés. La CGT, majoritaire, était contre, mais les jeunes ouvriers intérimaires font pression. L’exemple est largement relayé par la radio et la télévision, et met le feu aux poudres.

Progressivement, la Bretagne se met en grève. Dans son livre, Christian Bougeard reprend les chiffres du préfet de région pour dresser un panorama de ce mouvement : au 23 mai, dans les régions de la Bretagne, Pays de la Loire et Basse-Normandie, 353 usines sont en grève, dont 114 occupées. Plus de 90% des employés et ouvriers du privé sont concernés. À Rennes, le lycée Chateaubriand est occupé, tout comme de nombreuses facultés. Le lendemain, les paysans, préoccupés par les prochaines négociations de prix agricoles, rejoignent de nouveau le mouvement, avec des actions coup de poing.

UNE MOBILISATION BRETONNE « INÉDITE »

Ces modes d’action influencent le mouvement étudiant et ouvrier, et le durcissent. À la fin du mois de mai, 480 usines sont en grève dans le Grand Ouest. 95% des ouvriers et employés du privé sont touchés. Dans le Finistère, le préfet décrit une « ambiance assez inquiétante », et un mouvement à « l’aspect révolutionnaire ».

La dynamique manifestante est inédite en Bretagne, note Christian Bougeard, avec des manifestations organisées spontanément, presque chaque jour, dans chaque ville.

Des comités sont créés pour organiser le mouvement et organiser directement la distribution des allocations. Ils s’installent dans les salles municipales. À Nantes, le préfet note qu’une « administration parallèle », ouvrière, se met en place. Les étudiants en sont écartés.

À Nantes, le 24 mai 68, la place royale est renommée place du peuple

Sans revendiquer le pouvoir politique, les ouvriers organisent l’encadrement des prix alimentaires, des points de vente alimentaires à prix coûtant, les différents services municipaux, en lien avec les paysans et les grévistes. D’autres organisations, comme le secours populaire, et même des collectivités suivent cet exemple. La municipalité de Brest (centre-droit) vote ainsi à l’unanimité une subvention de 100 000 francs pour distribuer des repas aux familles de grévistes, dans les cantines scolaires.

Derrière la simple description des événements, les comptes rendus de police et de préfecture, les statistiques, il y a aussi toutes ces images du mai 68 breton, que reprend le livre de Christian Bougeard. On y voit des photos de familles, qui paraîtraient banales si elles n’étaient prises dans des usines occupées. On y voit aussi les tracts, les instantanés des manifestations : des jeunes paysans qui posent sur la place Royale de Nantes, avec une pancarte qui renomme le lieu « Place du peuple », les affiches et journaux des groupuscules d’extrême gauche.

VERS LA FIN DU JOLI MOIS DE MAI

Mais progressivement, le mois de mai s’essouffle avec la conclusion des accords de Grenelle le 27 mai, puis l’arrivée du mois de juin. Des comités ou cercles d’action civique, des comités de défense de la république s’organisent pour soutenir le pouvoir. Le 1er juin, au moins 38 000 personnes manifestent ainsi « pour la liberté », contre l’ « anarchie ». À Nantes, où le mouvement est le plus dur, ils sont 20 000.

Tract manuscrit distribué par les comités de défense de la république pendant la grève de sud-aviation à Nantes

Avec les négociations sectorielles, les grèves cessent progressivement, en ordre dispersé. Symbole des occupations d’usines, Sud-Aviations, à Nantes, vote la reprise du travail le 13 juin. À Saint-Brieuc, l’usine du Joint-Français reprend le travail le 18 juin. La CSF de Brest est la dernière usine de Bretagne à reprendre le travail, le 21 juin. Aux législatives du 23 juin, le pouvoir gaulliste réaffirme de nouveau son emprise en Bretagne.

Pourtant, Christian Bougeard n’arrête pas la description des années 68 à cette fin momentanée du mouvement de mai. Au-delà des « événements », tels qu’ils sont désignés à l’époque, la décennie suivante poursuit encore le mouvement de bascule pour la Bretagne.

L’arrêt des manifestations, occupations et grèves n’est que temporaire, et les années 1970 voient naître de nombreux conflits sociaux, contre le Joint-Français à Saint-Brieuc, Kaolins à Plémet, Big Dutchmann à Saint-Careuc… Victimes (déjà !) d’une crise de surproduction, les producteurs laitiers se mobilisent également. À côté de ces conflits qui déclenchent d’importants mouvements de solidarité se multiplient de nouveaux mouvements maoïstes, trotskystes, et indépendantistes.

Le N°7 du journal Action distribué à Rennes en juin 68 par les comités d’actions

Après les années d’éclipse qui ont suivi la collaboration de certains durant la Seconde Guerre mondiale, la défense de la culture bretonne fait son retour. Le Front de Libération de la Bretagne organise ainsi une série d’attentats, sévèrement réprimés par le pouvoir central. Une nouvelle génération d’artistes apparaît aussi, de Gilles Servat  à Alan Stivell, qui remet au goût du jour cette culture celtique. Généralement impliqués à gauche, ces artistes sont proches de l’Union démocratique bretonne (UDB), et donnent des concerts gratuits en soutien aux grèves symboliques, du Joint-Français aux laitiers de Plogoff.

D’autres luttes émergent en parallèle. Dans les villes bretonnes, le mouvement féministe se structure progressivement. Dans le Finistère, de massives luttes environnementales se construisent, contre la construction de centrales nucléaires, et contre les marées noires.

La une d’octobre 1975 du Peuple breton, le mensuel de l’UDB

Ces luttes sont le reflet des évolutions de la société bretonne. Celle-ci rattrape les moyennes nationales en termes d’équipements ménagers, d’espérance de vie… Les sensibilités évoluent également : à gauche, les socialistes devancent désormais les communistes, et partent à la conquête des villes bretonnes. Le Parti socialiste fraîchement créé remporte Nantes et Rennes. Lors des présidentielles de 1981, finalement, l’écart entre gauche et droite se resserre, préparant la future bascule de la région vers la gauche.

Au terme de cette double décennie 68, au-delà de l’agitation révolutionnaire nantaise et des occupations massives brestoises, la Bretagne a changé de visage. Cette région qui craignait de mourir au début des années 60 a rattrapé son retard, et affirme désormais sa culture propre. Même si, malgré tout, l’arrivée de la crise, la désindustrialisation de certaines villes, comme Fougères, et les nouveaux conflits environnementaux montrent que ce retour de la Bretagne reste ambivalent.

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