Il y a des livres qui nous font voyager. Ici et ailleurs, des lieux à deux pas ou après l’horizon, des lieux où nous nous aventurons sans trop savoir pour qui et pourquoi. Ceux que chacun peut partager sans forcément le dire, où tout compte, les images, les promenades, les rencontres. Où tout stimule l’écriture, sans effets, trait pour trait, pour de vrai. Où le siècle importe peu, le dernier, le prochain, qui sait. Là où l’histoire se fait géographie et les cartes, mémoire peut-être aussi. Comment ne pas me dire cela en lisant Madeleine Bernard, la songeuse de l’invisible ?

Marie-Hélène Prouteau Madeleine Bernard

Marie-Hélène Prouteau joue des touches de peinture comme celles en couleur d’un piano où les doigts sont légers, les notes à portée de mains. Toujours plus libres. Madeleine Bernard et à côté, Émile, son frère, l’ainé. Ils sont deux, ils sont un, ils le seront toujours. Leurs vies s’ajoutent. Il dessine, ils se parlent, il peint, ils ne cesseront jamais de se parler, de s’écrire. De se protéger, de s’aimer. Lui impétueux et tourmenté, de cette impatience qui ne lâche ni le corps ni l’esprit. Elle, mélancolique, admirative, complice.

La famille ? Plutôt petite bourgeoisie. Genre haut-de-forme, redingote, montre de gousset. Nous sommes dans le pays flamand. Émile a trois ans en 1871 quand il regarde pour la première fois sa sœur. Lille puis Paris et Courbevoie. Ces péniches sur la Seine, Marie- Hélène les voit avec les yeux de Madeleine. Le chemin des vignes a disparu depuis longtemps certes mais il se devine sous les pierres au loin. Ces portraits, ces photographies de famille, elle est là, toute jeune, la table mise au jardin. Des rires, des éclats de voix. Tout au fond l’atelier d’Émile. Il la dessine sur son carnet, elle rêve.

Madeleine Bernard emile

Nous vivons avec Madeleine Bernard le passage des saisons, les regards à la fenêtre, les attentes. Les ciels bleus, les ciels blancs, caressants. Les jeux ensemble. Nous avons tous en tête des chansons, de ces ritournelles de l’enfance. Ils grandissent. Il veut peindre, elle veut son indépendance. Elle lit, tourne les pages, silencieuse, présente et tellement absente. Le temps est là, il n’est plus, a-t-il jamais été ?

Les voyages à Saint Briac de son frère se multiplient. Leurs lettres ? de simples nouvelles sur la maison, les études, les lectures. Viennent ses séjours à Pont-Aven. La pension Gloanec. Les tablées du midi et du soir. Provocations, chahuts, discussions emportées, fâcheries. Madeleine le rejoint. La lumière sous les arbres, les berges de l’Aven miroitant tout au fond, c’est elle allongée au Bois d’amour. Émile peint encore et encore. Des marchés, des fermes, la moisson, des pardons. Les couleurs en aplats, vives, contrastées, des formes contourées, un style, son style.

emile bernard
Les Moissonneurs (1888), Metropolitan Museum of Art, New York, Émile Bernard

Le temps passe et les ombres de Vincent Van Gogh, Paul Gauguin, Henri de Toulouse-Lautrec, Louis Anquetin, Charles Laval, cette nouvelle peinture par les peintres du petit boulevard, l’amitié. L’occasion de redécouvrir le père Tanguy, ce fameux marchand de couleurs né en Bretagne qui tient boutique rue Clauzel à Paris. Divisionnisme, cloisonnisme, symbolisme que de mots pour s’affirmer et s’afficher. Puis le drame entre Van Gogh et Gauguin. La déchirure entre eux. L’amitié, l’amour, une double rupture du frère et de la sœur avec Paul. À l’hôtel Drouot, elle l’accuse de trahir son frère, de lui avoir volé l’art qu’il a créé. Ce sera ensuite la fuite vers Genève…

Pour peindre Madeleine, il fallait la délicatesse de Marie-Hélène Prouteau. Ses mots, ses phrases sont une petite musique que nous trouvons aussi dans ses autres ouvrages. Il fallait ici en plus une détermination sans faille pour explorer correspondances, articles d’époque, archives familiales et en extraire une réalité, celle d’une Madeleine enfant, jeune fille et femme. Il fallait enfin cette tendresse, cette complicité qu’elle tisse entre elles deux, au point de faire de sa vie un paysage d’aquarelles et de pastels. Magie de l’écriture et de la mémoire, mystère de la peinture et de la lumière. Comment fermer ce livre et abandonner Madeleine Bernard à son destin sans qu’elle nous laisse à rêver à notre tour ? C’est toute la force de ce livre de Marie-Hélène Prouteau.

Marie-Hélène Prouteau, Madeleine Bernard, La songeuse de l’invisible, Éditions Hermann, 158 pages. Publication : mars 2021. Prix : 19 €.

Marie-Hélène Prouteau, née le 2 septembre 1950 à Brest, est une femme de lettres et critique littéraire française.

Marie-Hélène Prouteau
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Jean-Louis Coatrieux
Jean-Louis Coatrieux est spécialiste de l’imagerie numérique médicale, écrivain et essayiste. Il a publié de nombreux ouvrages, notamment aux éditions La Part Commune et Riveneuve éditions.

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