Lorsqu’il dirigeait les grandes entreprises de l’Etat, Loïk Le Floch-Prigent ne rendait compte qu’au Président de la République et, parce qu’il ne sortait pas d’une Grande Ecole, François Mitterrand l’avait surnommé le Mouton noir. De son enfance à Guingamp à sa gouvernance des fleurons de l’industrie française, ce breton revendiqué explique dans son nouveau livre comment on a autant pu se méprendre à son sujet, et pourquoi la France doit au plus vite réinventer son industrie.

Jérôme Enez-Vriad : Le mouton noir commence par l’entrée en guerre de Napoléon contre la Russie d’Alexandre, et se termine par un appel à ce que les gouvernements fichent la paix aux entreprises. L’amplitude est vaste et ma première question vise à la resserrer : pourquoi ce livre ? 

Loïk Le Floch-Prigent : Le Mouton noir est mon 5ème livre. Mes diverses incarcérations ont favorisé une prise de conscience qui s’est traduite par l’envie de me raconter autrement qu’à travers une « affaire » ou un roman. Dans cette autobiographie, une large place est faite à mes rôles d’entrepreneur et d’industriel parce qu’ils ont toujours été intrinsèquement liés à ma vie d’homme. J’ai un goût pour la technique et l’ingénierie, mais aussi et surtout pour ceux qui la font. Aujourd’hui, en France, on ne comprend plus l’industrie. Ce constat me fait mal, alors qu’il suffirait de se rapprocher des techniciens et des ingénieurs pour toucher du doigt le fabuleux travail qu’ils accomplissent et prendre conscience de l’extraordinaire potentiel que la France semble avoir renoncé à exploiter.

Loïk Le Floch-Prigent

Même dans les périodes où vous étiez le plus vulnérable, aucun de vos ennemis n’a remis en cause vos compétences et, de manière générale, personne ne vous a jamais attaqué sur vos aptitudes de chef d’entreprise.

C’est exact. J’irai même plus loin en affirmant être toujours crédible en tant qu’entrepreneur à succès. La source de mes problèmes n’a jamais été ce que la justice m’a directement reproché. Si tout cela n’avait tenu qu’à un seul homme, l’instruction n’aurait pas duré dix-sept ans. On a voulu faire de la morale avec l’industrie sans se poser la question de savoir si l’industrie est morale. Elle implique une éthique, bien entendu, mais vouloir calquer la morale quotidienne sur celle du monde industriel est une absurdité. La valeur d’un chef d’entreprise se juge à la manière dont il entretient ses troupes sans déni des réalités. Son travail consiste à les motiver pour le présent mais aussi pour l’avenir. Sans vouloir faire dans l’emphase comparative, lorsque Winston Churchill sauve l’Angleterre, lui demande-t-on d’être moral ? Si la notion de bien et de mal est liée à des valeurs universelles, elle relève néanmoins d’une géométrie variable dans certaines circonstances. Je persiste à dire que j’ai toujours fait mon devoir en fonction des impératifs qui étaient les miens. Je plaide néanmoins coupable d’un excès de confiance vis-à-vis de certains collaborateurs.

Afin de bien comprendre la suite, pouvez-vous nous expliquer en quelques mots simples et concrets la différence entre Industrie et Entreprise ?

Ce sont deux notions distinctes bien qu’inséparables. L’industrie s’attache à des activités de production, de conception et de fabrication, alors que l’entreprise est une organisation d’activités humaines comme la banque, l’administration ou les services en général. L’industrie fait donc partie de l’entreprise, mais les entreprises ne sont pas forcément des industries et seule cette dernière crée la vraie richesse d’un pays. On a tendance aujourd’hui à regrouper Industrie et autres Entreprise sous le même vocable « d’industrie » qui ne veut rien dire, ou plutôt qui veut tout dire quand on ne sait pas de quoi on parle.

Pourquoi entretenir une telle confusion ?

Parce qu’une partie de notre industrie est moribonde et qu’à l’heure actuelle 90% des emplois « dits » d’avenir sont dans le service public, donc aux frais du contribuable, ou subventionnés, donc artificiels et non pérennes. Manière comme une autre de noyer le poisson ! La confusion est peut-être aussi entretenue par incapacité à changer les choses.

En d’autres termes, nos dirigeants seraient ou des menteurs ou des incompétents ?

On peut aussi être l’un et l’autre.

 « Il faut reconstruire notre industrie autour d’une solidarité nationale afin de savoir pour qui l’on se bat. Les Allemands le savent : ils se battent pour eux au sein de l’Europe. »

Vous posez deux conditions à la relance de l’industrie française.

Oui. La première implique la nécessité d’un ancrage collectif et patriotique. Être efficace, c’est être « quelque part » et non partout à la fois. Il faut reconstruire notre industrie autour d’une solidarité nationale afin de savoir pour qui l’on se bat. Les Allemands le savent : ils se battent pour eux au sein de l’Europe. Ce n’est pas parce que je suis un Européen convaincu que j’en oublie d’être Français et Breton. Je suis engagé, je suis quelque part, avec les priorités que cela implique. Cette prise de conscience est essentielle. Nos politiciens devraient la retenir et s’en servir afin de nous projeter dans un optimisme européen qui apaiserait les tensions, calmerait les eurosceptiques, et tuerait dans l’œuf certaines velléités extrémistes, au moins le temps nécessaire pour mettre en place la seconde condition indispensable, qui est la définition d’une stratégie démontrant la pérennité de notre industrie. 

Vous êtes en train de dire que l’industrie française et la construction européenne souffrent de maux identiques : la dispersion et l’incapacité des politiques à nous projeter dans un avenir commun florissant ?

Faire l’Europe, c’est répondre à deux questions. Quels sont les objectifs d’un certain nombre de chefs d’états ? Et quels sont les objectifs d’un certain nombre de chefs d’entreprises ? Je pose la question aux uns et aux autres, car pour atteindre ses objectifs, il faut en avoir.

« On ne peut condamner une technique ou un objectif en amont de toute étude, simplement pour avoir observé le pire ailleurs. Le problème des extractions de schiste n’est pas écologique mais électoral. »

À propos d’objectif, un chapitre entier traite de l’énergie indispensable à la France. Vous prenez l’exemple du Dakota du Nord pour fustiger les opposants à l’extraction du gaz de schiste, sans dire un mot sur la contrepartie écologique.

Je considère que tout problème peut être résolu à condition d’y mettre le temps et l’argent nécessaires. Les Américains ont toujours fait n’importe quoi en matière d’écologie. En France, il existe une culture, des méthodes, des lois différentes et, si c’est indispensable pour avancer de manière constructive, on les change. Sur ce dossier, il est impératif d’engager les prospections nécessaires afin de statuer de manière objective car, au-delà du gaz, il est aussi question du pétrole de schiste. Imaginez le nombre d’emplois que cela représente. On ne peut condamner une technique ou un objectif en amont de toute étude, simplement pour avoir observé le pire ailleurs. Le problème des extractions de schiste n’est pas écologique mais électoral.

Dans le chapitre intitulé Mea Culpa, vous revenez sur la morale du monde industriel en justifiant les commissions et rétrocommissions. Je vous cite :

Loïk-Le-Floch-Prigent en affaires

« Il y a un autre grief qui m’a été fait, et dont, au grand dépit des pseudo-purs et des vrais hypocrites, je continue à penser qu’il ne représente pas une faute, mais un moindre mal qu’il faut hélas tolérer dans certains métiers : les commissions et les rétrocommissions. »

Le domaine qui m’a valu autant d’ennuis avec la justice est celui du pétrole. À l’inverse de n’importe quel autre marché, son prix de vente n’est jamais en relation avec le coût de fabrication, il s’agit toujours d’un prix politique. Les négociations relatives à son exploitation relèvent d’une stratégie gouvernementale face à des pays producteurs qui ne sont pas des démocraties, ni en Afrique, ni au Moyen-Orient. Prenons l’exemple du Moyen-Orient où nous avons affaire à des monarchies absolues. Le roi, l’émir, le sultan a tout pouvoir d’imposer ses conditions via les intermédiaires de son choix. Je ne dis pas que ce sont eux qui exigent des commissions, mais lorsque la concurrence leur en propose spontanément, si nous ne surenchérissons pas, nous perdons le marché. C’est aussi simple que ça.

Vous êtes en train de justifier la corruption ?

La perte d’un marché pétrolier fragilise notre indépendance énergétique. Certains pays entrent en guerre pour moins que ça. On en revient à l’intérêt du gaz et du pétrole de schiste parce que nous aurions simplement à les extraire pour les exploiter, pas à les négocier avec des forces étrangères. Mon propos n’a jamais été de défendre la corruption mais d’expliquer les choses telles qu’elles sont, face auxquelles seul le pragmatisme nous permet de conserver des positions stratégiques. Depuis l’affaire Elf, les entrepreneurs et industriels français sont devenus très frileux à verser des commissions. Il en résulte un effondrement du nombre de contrats signés à l’international. Tout un pan de l’économie hexagonale s’écroule pour cette raison. Lorsque l’actualité fait état de l’échec à la signature d’un contrat par un industriel français, j’invite chaque citoyen à se poser la question de savoir pourquoi la concurrence emporte le marché avec un produit inférieur au nôtre. 

Peut-être parce qu’il est moins cher ?

C’est ce qu’on essaie de faire croire, mais ce n’est pas la véritable raison.

« Si les rétrocommissions sont utilisées pour des enrichissements personnels, elles sont la plaie du système. »

Et pour les rétrocommissions ?

Si elles servent à rémunérer des intermédiaires qui ont fait un réel travail concluant un contrat, elles sont justifiées. Sinon, elles sont la plaie du système. C’est ce que j’explique dans le livre.

En ce qui regarde l’Afrique, vous attestez qu’il s’agit du continent à venir.

Oui. Tout le monde évoque l’Asie mais l’Afrique la dépassera bientôt. C’est une question de temps. Les Africains qui sont en seconde ligne du pouvoir aujourd’hui ont,  pour l’essentiel, fait leurs études en Europe ou aux USA. C’est la génération « Bounty » : noir à l’extérieur, blanc à l’intérieur. Pour autant, ils ne renient pas leur culture et restent africains ; mais surtout, comme nous l’évoquions tout à l’heure, ils sont « quelque part » avec les priorités inhérentes à leur engagement. Les chefs d’État actuels s’accrochent à leurs privilèges, certains essaient d’installer des dynasties, mais ça ne durera pas. Il existe un réel génie africain. À condition qu’elle réussisse à éviter la « balkanisation », l’Afrique ne sera plus la même d’ici deux générations.

François Mitterrand décore Loïk Le Floch-Prigent

De nombreux passages de votre livre rappellent un programme politique. N’avez-vous jamais été tenté par le suffrage universel ?

Mitterrand souhaitait que je me présente à Guingamp, ville que je connais bien. Mais j’aime la confrontation au travail physique, j’aime les ateliers, les usines. Je n’ai jamais été intéressé par les développements sans fins, les grandes annonces. Pour faire de la politique il faut être disposé à des choses dont je suis incapable.

Par exemple ?

Lorsqu’un homme proche du gouvernement de l’époque demande à ma femme si je suis solvable à auteur de 9 millions de Dollars afin de payer la caution demandée par la justice togolaise, lorsque cet homme qui me connaît depuis des années doute ainsi de ma probité alors que je n’ai jamais été le premier salaire des entreprises que j’ai dirigées, et qu’aucune preuve d’enrichissement personnel frauduleux n’a été établie à mon encontre, lorsqu’enfin cet homme imagine que je puisse avoir à ce point menti sur mon patrimoine, je constate ne pas être fait pour la politique et moins encore pour côtoyer certains de ceux qui la font.

Toutes les familles bretonnes ont une devise. Quelle est la vôtre ?

Ma grand-mère me répétait sans cesse : On fait son devoir.

L’avez-vous fait ?

Oui. C’est ce qu’on m’a reproché.

Si vous aviez le dernier mot, Loïk Le Floch Prigent…

La vie est merveilleuse.

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Le mouton noir - Editions Pygmalion

Le Mouton noir de Loïk Le Floch-Prigent aux éditions Pygmalion

325 pages + portfolio couleur – 20,90 €

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Jérôme Enez-Vriad
Jérôme Enez-Vriad est blogueur, chroniqueur et romancier. Son dernier roman paru est Shuffle aux Editions Dialogues.

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