Le 9 juillet 2025, l’Observatoire des politiques culturelles (OPC) a rendu publics les résultats de son Baromètre annuel des budgets culturels des collectivités territoriales. Le constat est sans appel : 49 % des collectivités françaises (régions, départements, communes, intercommunalités, métropoles) ont diminué leurs budgets culturels entre 2024 et 2025. Seules 22 % les ont augmentés. L’érosion est nette, transpartisane, multiforme. Comment en sommes-nous arrivés là ? A qui la faute ?
Dans le détail :
- 65 % des départements ont baissé leur budget culture.
- Les coupes atteignent jusqu’à 35 % dans le spectacle vivant, 36 % pour les festivals, et 42 % pour les aides aux associations.
- L’éducation artistique et culturelle (EAC), pilier théorique du lien entre culture et citoyenneté, subit un recul de 31 % en moyenne.
Signe du climat ambiant : le Projet de Loi de Finances 2026 prévoit une baisse de 200 millions d’euros pour la mission Culture (-5,4 % par rapport à la LFI 2025). L’État comme les collectivités semblent entériner une tendance de fond : la culture n’est plus une priorité politique.
Mais de quelle crise parlons-nous, vraiment ?
Ce tableau budgétaire dramatique n’est pas seulement le fruit d’une conjoncture défavorable. Il est le reflet d’un basculement profond : une perte progressive de sens, de légitimité et de désir autour de la culture comme bien commun. Alors que le doxa institutionnelle qui invoque l’excellence, l’émancipation ou l’accès, ne produit plus depuis des années d’adhésion collective sinon dans des cercles déjà convaincus, rien ne change. La conception actuelle de la culture et de son administration parle-t-elle encore à la société tout entière ou uniquement à ceux qui en maîtrisent déjà les codes ? A l’évidence, à un pourcentage de plus en plus restreint.
La promesse non tenue de l’émancipation par la culture
Depuis les années 2000, l’Éducation artistique et culturelle (EAC) a été promue comme la clef de voûte du lien entre école, art et citoyenneté. Sur le papier : un idéal, un formidable objectif. Dans les faits : une politique trop souvent normative, bureaucratique et hors-sol.
Exemple global par excellence : nous sommes beaucoup à constater l’écart croissant entre les pratiques culturelles réelles des jeunes (jeux vidéo, streaming, création numérique, rap, autofiction) et l’offre scolaire institutionnelle qui demeure parfois figée ou méprisante vis-à-vis des cultures populaires car incapable d’y faire face, de la réfléchir et de prendre des décisions fortes. D’où, une perte de confiance. Un sentiment de surplomb. Et parfois même, un basculement inverse : des jeunes se radicalisent et/ou rejettent le discours culturel public car ils s’y sentent niés.
Toujours pour les jeunes, comme pour les moins jeunes, autre exemple. Dans des bibliothèques, certains bibliothécaires refusent de mettre en rayon des ouvrages d’auteurs réputés de droite (Michel Houellebecq, Alain Finkielkraut, François-Xavier Bellamy ou Eugénie Bastié) ou des magazines comme Valeurs actuelles au nom d’un « devoir éthique » autoproclamé et unilatéralement imposé. Ces décisions antipluralistes alimentent alors chez certains lecteurs un sentiment de censure idéologique et contribuent, contre-productivement, à leur basculement vers des formes de convictions anti-système, voire de droite dure, au nom de la « vérité interdite ».
Dans différents centres culturels ou MJC, des ateliers de débat ou de création participative ont été annulés ou vidés de leur substance, non pas par censure gouvernementale, mais par autocensure militante : la peur d’« offenser », de « mal représenter », de « prendre la parole à la place de » a conduit à un assèchement de la parole, du débat et de la transmission, là même où l’on devait émanciper. Le résultat : du silence ou du malaise, là où il devait y avoir échange.
Les exemples sont pléthore. Et tous pointent dans une même direction : une culture publique qui, faute de réflexion critique sur elle-même et d’ouverture à tous, s’éloigne des publics qu’elle prétend servir et court le risque de devenir l’un des vecteurs non plus de l’émancipation mais de la fracturation.
Le pluralisme culturel en trompe-l’œil : clientélisme, baronnies et pressions politiques
En fait, derrière la façade d’un service public culturel neutre et universel se cache une réalité moins reluisante : une instrumentalisation politique des subventions et des projets culturels.
- Que dire du morcellement institutionnel français, avec ses multiples échelons de pouvoir (communes, agglos, départements, régions), dont certains n’hésitent pas à subventionner prioritairement les associations qui leur sont politiquement proches afin de créer et soutenir de véritables relais culturels partisans souvent dissimulés sous des discours participatifs, culturels et artistiques ?
- Que dire de la direction des médias au ministère de la Culture, qui, sous couvert de modernisation ou de rationalisation, a concentré l’essentiel de ses aides à la presse sur quelques grands groupes privés capitalistiques en marginalisant ainsi de fait les éditeurs de presse associatifs, indépendants, voire engagés localement ?
Selon les chiffres du dernier rapport de la DGMIC, en 2024, près de 70 % des aides directes à la presse ont été attribuées à moins de dix titres nationaux, tous détenus par de puissants groupes industriels ou bancaires. Résultat : un sentiment de plus en plus largement partagé chez les Français d’un pluralisme politique artificiel, théâtralisé autour de quelques acteurs autorisés et promus.
Dans cette veine, on peut légitimement redouter que, d’ici dix à quinze ans, l’ensemble des grands quotidiens ait été racheté par un magnat américain. Celui-ci concentrera alors le pouvoir médiatique ou, plus vraisemblablement encore, fera disparaître les titres acquis au profit de ses propres réseaux sociaux. Ces plateformes traiteront l’information non plus selon une logique universelle et critique, mais en fonction des biais auto-affectifs des internautes.
Or, le seul véritable garde-fou contre cet avenir obscur consisterait précisément à consolider un vaste tissu territorial d’éditeurs de presse associatifs de taille moyenne — des structures qui, par nature et par choix, résisteraient à un mouvement de rachat global. Et pourtant, la République française s’emploie à les faire disparaître. Incompréhensible.
Le modèle de la culture « à la française » : un écosystème clos sur lui-même et une hypocrisie structurelle
La culture en France, c’est aussi un écosystème global fermé composé d’écosystèmes locaux eux-mêmes verrouillés. Un système qui a lentement mais sûrement dérivé vers le copinage, l’entrisme, une économie circulaire peu perméable, où l’ensemble des acteurs (institutions, réseaux, experts) reste largement aligné sur une doxa héritée des années 1980, de l’ère Lang-Mitterrand, qui n’a pas su ni voulu se renouveler et s’est enfermé dans un mode de gestion vertical d’Ancien régime.
Résultat : une répétition des mêmes schémas esthétiques et idéologiques, des discours figés, des narrations usées, un oubli progressif de la pluralité réelle de la société française, de ses imaginaires, de sa jeunesse bigarrée, vive, numérique, intuitive, hors cadre. Loin d’un conservatoire du passé, la culture devrait être un miroir éclaté du présent.
Car un autre tabou traverse silencieusement le monde culturel français : sa composition sociale et raciale ultra-homogène. Les postes de direction dans les grandes institutions (théâtres nationaux, opéras, musées, écoles supérieures, agences publiques) sont occupés très majoritairement par des hommes blancs, issus des classes supérieures. Quelques femmes blanches occupent des postes de responsabilité. Quant aux personnes issues de la diversité — immigrations postcoloniales, Outre-mer, asiatiques, milieux populaires — elles sont quasiment absentes des sphères de gouvernance.
Et pourtant, ce sont ces mêmes institutions qui, sur scène, dans leurs discours publics, leurs projets de communication ou leurs appels à projets, se posent en championnes de l’inclusion, de la diversité, de la lutte contre les discriminations. Il y a là une hypocrisie française profonde : on parle de la défense des immigrés, au nom des immigrés, sans eux ; on parle de la promotion des cultures populaires au nom du petit peuple de France, mais en le dévaluant. On programme la diversité comme thème, mais jamais comme objectif concret.
Cet écart entre l’affichage et la structure réelle du pouvoir culturel alimente un ressentiment diffus mais croissant : sentiment d’exclusion, désaffiliation, perte de confiance aussi bien de jeunes issus de l’immigration que de jeunes originaires de la France populaire. La gestion institutionnelle du fait culturel en France fragilise la légitimité même du service public culturel. Incompréhensible.
Refaire culture commune : un chantier de reconquête démocratique
Il ne s’agit pas de jeter la culture publique avec l’eau du soupçon. Il s’agit de la réinventer radicalement, de l’ouvrir, de la déranger.
Cela suppose :
- un pluralisme réel et assumé, y compris dans les expositions et théâtre officiels (pas amateurs), les bibliothèques, les subventions et les commandes publiques ;
- une transparence totale sur les aides culturelles (à qui, pour quoi, selon quels critères ?) ;
- un décloisonnement des pratiques et des esthétiques qui ne hiérarchise plus de manière implicite entre culture « légitime » et culture « populaire » ;
- une décentration politique afin que la culture ne soit plus l’apanage d’un camp, mais le terrain commun d’un peuple en débat.
Pour une culture de la dissidence partagée non de l’entre-soi conforté
La culture ne doit pas conforter ceux qui détiennent déjà les codes : elle doit inquiéter, convoquer, déplacer, y compris ceux qui la promeuvent.
Mais dans les faits, y compris les thématiques les plus radicales — identités, colonialisme, sexualités, écologie, déconstruction — sont souvent abordées dans les lieux culturels (notamment les théâtres) à travers des constructions codifiées, intellectualisées, ritualisées, qui rassurent leur public cible. On joue la subversion, mais dans un cadre esthétiquement attendu, voire embourgeoisé, balisé, quasi inoffensif.
C’est une transgression sans risque, un langage qui tourne en boucle dans le même milieu, pour les mêmes spectateurs, avec la même grammaire critique. Et ce faisant, on en vient à exclure d’autres formes de radicalité, d’autres sensibilités politiques ou culturelles, jugées trop brutales, trop populaires, trop déviantes — alors même que la culture devrait précisément être le lieu du conflit symbolique, du choc des mondes, de la coexistence inconfortable.
À cette domestication du radical s’ajoute une autre forme d’angle mort : l’invisibilisation de la question spirituelle et du fait religieux dans la culture institutionnelle française. Les enjeux religieux — qu’ils soient d’ordre personnel, sociologique ou géopolitique — traversent profondément la société française et le monde et intéressent une large partie de la population (28% des Français croient en Dieu tel qu’il est décrit dans la Bible, le Coran, la Torah, 19% croient dans une Puissance supérieure, 37% ne croient ni en l’Un ni en l’Autre, 16% ne se prononcent pas). Pourtant, ces enjeux sont largement tenus à l’écart des programmations culturelles et éducatives, comme si la laïcité à la Française signifiait évitement ou tabou. Ce refoulement participe d’une forme de censure athéiste diamat qui appauvrit la compréhension du monde contemporain et empêche de penser ce qui, pour beaucoup de ses participants, interroge, voire fait sens.
Plus largement, un décalage s’installe entre les dynamiques réelles de la société et les représentations figées proposées par les institutions. Il suffit de regarder les cours de lycée, les universités, les milieux artistiques émergents, pour constater une mixité sociale et raciale bien plus forte que celle que l’on retrouve dans les rangs de l’administration, des grandes structures culturelles ou des organes de décision publique. Cette France jeune, métissée, inventive, ouverte à des formes de culture, d’engagements, d’actions politiques et de spiritualité nouvelles ou recomposées, peine à se reconnaître dans des institutions qui lui parlent de diversité sans l’incarner réellement, que ce soit sur scène, dans les médias, les partis politiques, les conseils d’administration ou les grilles de recrutement. Le fossé entre l’énergie réelle du pays et la lenteur conformiste de ses élites culturelles ne cesse de se creuser.
Aussi la crise que nous traversons n’est-elle pas seulement budgétaire. Elle est anthropologique et politique. Voulons-nous une culture qui enseigne ou une culture qui débat ? Une culture qui reproduit ou une culture qui libère ? Une culture idéologique ou un culture démocratique ? Une culture de cour ou une culture du commun ?
C’est cette question, centrale, qui devrait être, et depuis longtemps, au cœur des choix publics. Sinon, la culture institutionnelle continuera de mourir en France — non d’asphyxie budgétaire, mais de désamour démocratique.
Quel choix en période de restriction budgétaire ?
En période de restriction budgétaire, les collectivités locales ont tendance à réduire les subventions accordées aux petites associations culturelles (et sportives) de quartier afin de préserver la tenue — et souvent l’image — des grands établissements labellisés. Ce choix, apparemment rationnel, obéit à une logique de prestige et de conservation de l’existant. Mais est-ce vraiment un bon calcul à moyen terme ?
Car en sacrifiant les lieux de création décentralisés, les structures de proximité, les initiatives associatives ancrées dans le tissu local où se trouve une vraie participation citoyenne et civique, c’est l’accès même à la nourriture culturellr pour une large part de la population qui est mis en péril. Le risque est de glisser insensiblement vers une société où la vie culturelle aidée — c’est-à-dire financée, visible, institutionnalisée — serait réservée à une minorité fermée sur elle-même, dotée du capital culturel adéquat, convaincue de son bon goût et persuadée d’incarner la norme universelle…
Ce scénario n’est pas une fiction. Il est déjà en germe dans bien des territoires, notamment la Région Pays de la Loire : les grandes scènes urbaines continuent d’être subventionnées tandis que les centres culturels de quartier, les festivals indépendants, les ateliers intergénérationnels, les petites associations locales ou les tiers-lieux ferment les uns après les autres, privés de moyens. Et pourtant, c’est là, dans cette microculture du quotidien que se cultive le liant social et s’inventent des formes audacieuses, ouvertes, vivantes. Préserver uniquement le sommet de la pyramide culturelle tout en sabrant sa base, c’est menacer l’ensemble de l’édifice. Et, ce faisant, creuser le fossé entre la culture « offerte » et les aspirations culturelles réelles des citoyens.
Une société où l’on cloisonne les espaces du savoir, de la création et du dialogue critique est une société qui s’achemine vers la dislocation de son contrat symbolique.
Une des clefs : un désarrimage partiel entre culture et politique
Depuis soixante ans, depuis les regrettés De Gaulle et Malraux, la politique culturelle française s’est définie par son adossement étroit à l’État et aux collectivités publiques. Cela a permis des avancées considérables : démocratisation de l’accès, reconnaissance des artistes, aménagement du territoire, soutien à la création. Mais aujourd’hui, ce lien est devenu ambivalent.
Le pouvoir politique, en concentrant la culture dans ses mains, a accaparé sa direction symbolique, son financement, et parfois même sa parole. À force de chercher à « piloter » la culture, il en a figé les formes, les récits et les légitimités. il l’a parfois, et de plus en plus souvent, utilisée comme levier de distinction partisane, d’affichage progressiste et de clientélisme territorial, au détriment de son souffle propre.
Sans doute est-il temps de reconsidérer ce lien. Sans rompre le soutien public — qui reste indispensable — il faudrait imaginer un « désarrimage partiel » entre culture et pouvoir politique, afin de :
- redonner de l’autonomie aux artistes et aux structures par rapport aux agendas institutionnels ;
- permettre aux formes alternatives, communautaires, vernaculaires, dissidentes, de coexister avec les esthétiques établies ;
- ouvrir l’espace culturel à un pluralisme réel, y compris politique, sans soupçon ni récupération.
Ce désarrimage pourrait aussi s’inspirer de modèles étrangers. Au Québec, en Espagne ou en Suisse, certaines politiques culturelles intègrent des formes participatives plus directes, une décentralisation réelle des choix artistiques et une évaluation citoyenne des institutions. Pourquoi ne pas mettre en place en France des comités citoyens intégrés à la gouvernance des établissements culturels ? Ou encore un revenu culturel d’autonomie pour les jeunes artistes indépendants qui permettrait à une nouvelle génération de créer hors des logiques de subvention conditionnée ou de validation institutionnelle ?
Ces pistes de transformation promettent de recueillir l’assentiment verbal d’une large part des 567 222 élus locaux et nationaux qui administrent le pays, mais hélas ! pas leur engagement réel. En France, on cultive l’art de l’immobilisme avec ferveur — même quand tout s’écroule autour de nous.
Au demeurant, la culture ne peut jouer son rôle dans la démocratie que si elle cesse d’être l’organe symbolique d’un seul camp. Elle doit redevenir ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être : un territoire en friction, en friction féconde, où peuvent cohabiter la mémoire et la rage, la douceur et la critique, l’expérimentation et l’héritage.
« La culture est ce qui subsiste quand on a oublié tout ce qu’on a appris »
Ellen Key, pédagogue et essayiste, in revue Verdandi, 1891, p. 97, article intitulé « On tue l’esprit dans les écoles »…