L’Homme apprivoisé de Horacio Castellanos Moya paraîtra le 12 mai 2023 aux éditions Métailié. Dans ce roman bref mais passionnant, l’auteur latino-américain dresse le portrait d’Erasmo, intellectuel accusé à tort d’abus sexuel et condamné à l’errance pour cette erreur. Le texte d’une intensité particulièrement forte réussit à plonger le lecteur dans la paranoïa psychotique du personnage, et ce jusqu’à la dernière page…

« Est-ce ainsi que les hommes vivent
Et leurs baisers au loin les suivent.
»

Cette rengaine de Léo Ferré (sur un poème d’Aragon), entendue il y a quelques décennies lors d’un récital mémorable du chanteur anarchiste aux cheveux fous à la Salle de la Cité, à Rennes, trotte dans la tête à la lecture de l’étonnant et bref roman de Horacio Castellanos Moya, qu’on ne peut lire que d’une traite, comme shooté par un style percutant et grisant. Voilà Erasmo, le protagoniste qui porte le nom du célèbre humaniste hollandais auteur de L’Éloge de la folie (1511), qui vient de sortir de l’hôpital psychiatrique après bien des avatars. Né au Honduras, élevé au Salvador, journaliste au Mexique et professeur aux États-Unis, victime d’un heureux exil à Stockholm, il finira, bouclant la boucle, par retourner aux Amériques et se vomir au Guatemala où « le merdier bouillonne, un vrai bonheur », au terme d’une vie chaotique.

Ce nomade permanent est aussi un éternel déprimé, qui ne survit que grâce aux anxiolytiques, antidépresseurs et psychotropes tels que la paroxétine et le lexomil : « Qui aurait dit qu’il terminerait sous cachets contre la dépression, l’anxiété et la panique ? Sa vie durant, il a méprisé psychologues et psychiatres… Jusqu’au jour où le monde s’est effondré sous lui. »

asile Bedlam Londres
William Hogarth : L’asile de Bedlam à Londres (1763)

Le récit débute à Stockholm, en plein dépaysement, « assis à la terrasse du café, face à l’esplanade… après des mois de froid, de neige, de pluie, de déprimants ciels gris ». Le ton est donné, et pour la note d’exil, voilà ici, quatre ivrognes « abîmés, déguenillés, la peau blanche et crevassée », trois Arabes barbus qu’il prendra pour des talibans, et deux Chiliennes, « toutes les deux de vieilles peaux », chacun parlant sa langue, et lui-même complètement dépassé par la circonstance qui l’a débarqué dans cet étrange pays de froidure et de grisaille. Mais aussi pays de son salut, sous la protection d’une grande Suédoise qui le dépasse d’une tête, l’infirmière qu’il a connue alors qu’il était interné en hôpital psychiatrique et elle en stage de spécialisation à Merlow City. Cette femme est tombée amoureuse de ce beau latino et l’a fait sortir des États-Unis où il n’était plus persona grata, accusé, certes à tort mais quand même, d’un viol sur une adolescente. L’on avance dans ce récit comme dans un brouillard, l’état de confusion qui caractérise cet Erasmo qui se déplace partout comme s’il était traqué et vit dans une perpétuelle panique avec sa « peur de tomber dans un piège… et de se retrouver à visionner une fille mineure, à la merci des enquêteurs qui traquent les pédophiles sur les réseaux ». La bureaucratie et la police américaine sont pour lui une éternelle menace.

Depuis Érasme de Rotterdam, on le sait en le lisant, la folie est le meilleur point de vue pour apprécier le monde d’un regard critique et dénoncer le délire humain, trop humain. Et cet homme assis dans cette ville étrange n’est pas sans rappeler la célèbre Dame assise de Copi qui fit, naguère, les beaux jours du Nouvel Observateur. Observateur pareillement attentif et critique, Erasmo n’est pas tendre pour notre monde, ou plutôt notre univers mondialisé : les médias « lui paraissent tellement malhonnêtes », et quant à la télé « il a l’impression qu’une puanteur se dégage de l’écran », et surtout « il abomine le politiquement correct qu’il considère comme un rejeton du puritanisme déguisé en progressisme ». De telles phrases parlent évidemment à notre esprit et disent la profondeur de ce récit d’un nomade déprimé. Ne vivons-nous dans le people quotidien fait d’accusations, de harcèlements, de dépressions, de suicides, et aussi de violences terrifiantes. Est-on surpris que ce récit se situe en Suède ? Ce pays modèle et prospère n’est certes pas à l’abri du mal et si le narrateur traverse la rue Olof Palme – du nom de l’ancien premier ministre mystérieusement assassiné en 1986 –, son pas n’est pas rassuré pour autant, lui qui voit partout s’étendre autour de lui le chancre du terrorisme. Et de rappeler la mort de la meilleure amie de sa protectrice « victime de l’attentat à la voiture piégée qui a eu lieu dans le centre-ville quelques jours avant le dernier Noël ». Tout barbu, toute femme à la burqa personnifient pour lui la menace, ce qui est absurde, ne manque pas de lui dire Josefin, sa protectrice.

olof palme

Ce miroir que nous tend ce romancier qui a déjà publié en français des ouvrages aux titres aussi évocateurs que Le Dégoût, Le bal des vipères, Effondrement : roman et dernièrement La diablesse dans son miroir (Métailié, 2021) nous renvoie à nous-mêmes, à nos problèmes sociétaux, politiques, historiques, et à toute cette violence qui, désormais, secoue la planète entière. Et dire qu’Albert Camus, au lendemain de la 2ème Guerre mondiale en 1946, écrivait, prophétiquement, que nous vivions dans « le siècle de la peur » ! Comment s’étonner que cet Erasmo, parcourant le monde dans un effroi permanent, ne puisse survivre qu’à coups de psychotropes ? Au départ, le Salvador qu’il a fui, est un marigot de maras, ces truands et assassins qui l’ont harcelé et dont, désormais si loin et se sentant presque à l’abri, il revit, avec son ami Koki pareillement traumatisé, la menace :

« Il passe des heures sur Internet pour naviguer sur les sites de la
presse salvadorienne, pour être au courant de ce qui se passe. Sa haine est viscérale. Les membres des gangs ne l’ont pas seulement racketté et menacé de mort, ils lui ont aussi piqué sa maison. Il faudrait tous les tuer… »

Et maintenant qu’il se voit forcé à un nouvel exil, sa belle infirmière le chassant de sa vie et de son hébergement, il y retournera, là-bas, au Guatemala cette fois, et cet autre exilé en Suède qui est son seul ami sur la place, naguère victime de ces gangs, l’éclaire sur ce retour désastreux à la case départ : « Tu es fou… Tu vas te faire pourrir l’existence par les maras, être obligé de vivre au jour le jour… » Et la conclusion signe sa défaite : « Aucune image ne lui revient en mémoire de ses séjours dans ce pays, en dehors d’une peur animale qui lui assèche la bouche ». Cette même peur que caractérisait Camus comme signe des temps modernes.

Le cercle vicieux dans lequel est enfermé Erasmo est justement cette panique qui lui fait se bourrer d’antidépressifs, dont l’effet nocif à rebours est potentialisé par l’alcool. Alors, malgré la meilleure volonté du monde, Josefin, la belle âme secourable qui l’a sauvé de la folie et de l’asile, finit par céder à son dégoût et sa détestation. À travers elle, l’auteur entend illustrer le drame intime des « aidants » qui, un jour ou l’autre, n’en peuvent plus de soutenir l’incurable aliéné. Le protagoniste, avec un reste de lucidité, ne peut éluder cette déroute :

« Si elle était fatiguée de lui, elle le lui dirait directement, elle n‘est pas du genre à louvoyer. Mais, si elle a pitié de lui, et que sa conscience dE femme politiquement correcte l’empêche de le mettre à la rue, de lui dire qu’elle en a marre, plus que ras le bol de lui ? »

Horacio CASTELLANOS MOYA

Ce récit, si criant de vérité, ne peut que toucher le lecteur français qui sait bien que la France détient le triste record de la plus haute consommation d’anxiolytiques et antidépressifs – comme l’a prouvé, récemment, le rapport Zarifian sur l’utilisation des médicaments psychotropes en France. Et que voyons-nous au quotidien, par l’œil aigu d’Horacio Castellanos Moya ? À travers ce titre fallacieux qui veut faire croire à la neutralisation de la maladie – « l’homme apprivoisé », El hombre amansado, dit le titre espagnol qui renvoie à ce taureau furieux qu’on entoure de bœufs mansos, apaisants et doux, pour l’adoucir et le domestiquer –, l’inéluctable déroute de l’esprit dans le cercle infernal de la violence. On ne peut que recommander la lecture de ce récit comme un vadémécum d’usage psychiatrique. Dont on retiendra le diagnostic conclusif : « une lente et incessante torture ». Une lecture utile, un récit passionnant.

L’Homme apprivoisé de Horacio Castellanos Moya. Traduit de l’espagnol (Salvador) par René Solis. Éditions Métailié, 128 p. Parution : 12 mai 2023

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Albert Bensoussan
Albert Bensoussan est écrivain, traducteur et docteur ès lettres. Il a réalisé sa carrière universitaire à Rennes 2.

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