De nombreux livres de Jacques Josse font revivre le pays et les personnages de son enfance. Ses deux derniers textes, parus au printemps et à l’automne 2018, sont de ceux-là : Débarqué nous parle magnifiquement de la figure d’un père à tout jamais arraché au rêve d’être marin, et la Lettre ouverte au grand-père capitaine ressuscite tendrement la figure d’un aïeul qui déroula sa vie à bord de navires océaniques. Ces deux textes se rejoignent avec bonheur et avivent plus encore l’émotion du lecteur.

débarqué jacques josse

Débarqué, dernier récit en date de Jacques Josse, était l’amer constat d’un homme irrémédiablement condamné à « rester à quai ». Cet homme, Édouard, père de Jacques Josse, fut contraint à une vie lourdement lestée par une affection cérébrale chronique, découverte assez tôt pour que le jeune garçon doive renoncer vite « à ses rêves d’aventures maritimes » et se résoudre à ne plus être cet homme de la mer comme l’avait été son père, et grand-père de Jacques, capitaine au long cours « qui avait sillonné tous les océans de la planète ». Alors, quand on reste à terre, comme lui, on ne vit plus les aventures marines que « par procuration » et par la parole, celle des marins qu’on écoute, revenus de traversées océaniques et de pêche hauturière. Quand le cousin Tilly, grand gaillard rustaud et disert, marin de commerce, « conteur insatiable » et comédien hors pair, accostait régulièrement au port, il retrouvait le père de Jacques dans le bistrot du village. Il abreuvait de paroles et saoulait de gestes autant que de verres de vin partagés le pauvre marin terrestre qui étanchait là sa soif de connaître et de vivre « dans le roulis des phrases » toutes ces aventures qu’il ne connaîtrait jamais.

débarqué jacques josse

À l’instar du cousin Tilly, le père de Jacques avait aussi « ouvert ses écoutilles » pour entendre, lorsqu’il était enfant, les récits de son père, devenu « marin, sous-officier et enfin capitaine », un homme qui avait vécu le temps du naufrage du Titanic et côtoyé le médecin et grand voyageur de l’Orient extrême Victor Segalen disparu en la forêt légendaire du Huelgoat.

Capitaine Jacques Josse
Jacques Josse n’a pas connu ce grand-père. Il en évoque rapidement, et magnifiquement, la figure dans Débarqué. Et comme pour prolonger ce beau récit, Jacques s’attarde avec tendresse et mélancolie sur la figure du grand-père qu’il n’a pu jamais admirer autrement que par la voix et les images portées par son père en nous offrant cette Lettre ouverte au grand-père capitaine, chant d’amour à l’aïeul, figure ressuscitée par les mots et souvenirs entendus de la voix d’Édouard, le fils, et transmis au petit-fils, l’écrivain.

LISCORNO JACQUES JOSSE
« Grand-père capitaine » avait quitté ce monde deux ans avant la naissance de Jacques, le dimanche des Rameaux 1951, dans une crise d’asthme exacerbée par le nuage tabagique qui embrumait constamment sa chambre, et après avoir refusé qu’un médecin mette les pieds dans la maison. « Autant mourir tout de suite que de voir débarquer ici cet oiseau de mauvais augure » grommelait-il. Le vieil homme, en sa retraite du petit village de Liscorno, cultivait, nous dit Jacques, son « jardin et ces petits poiriers qui continuent ces fruits juteux et sucrés qui me rappellent l’une des saveurs préférées de mon enfance. […] Le reste du temps, soit à peu près huit mois sur douze, tu vivais loin du hameau. Tu sillonnais le globe, tu sautais d’un hémisphère à l’autre, basculant derrière la ligne d’horizon, surpris de voir, en certaines contrées, l’eau du lavabo se retirer dans le sens inverse des aiguilles d’une montre et les cinq étoiles de la Croix du Sud apparaître ailleurs que sur les drapeaux du Brésil ou de l’Australie. […] Je sais que tu étais un bon élève. Et que tu as dû très jeune recevoir un sacré coup de pouce pour pouvoir entrer au lycée maritime afin d’y poursuivre tes études alors que la majorité de tes camarades quittaient l’école à douze ans pour aller pêcher la morue à Terre Neuve, partant de Paimpol à bord de goélettes dont beaucoup s’abîmaient dans le grand Nord. Tu fus affecté à Brest, à la fin du dix-neuvième siècle, pour un premier embarquement, avant de monter en grade pour finir capitaine et courir le monde en découvrant et en affrontant les humeurs de tous ces océans que tu as traversés, les uns après les autres, en une étrange rotation qui ne pouvait te ramener qu’à ton point de départ ».

Port de Brest

Après ses navigations en haute mer, le grand-père se fixa au port de Brest pour en devenir le pilote, celui qui aidait à la manœuvre des grands bâtiments à l’entrée du goulet. Puis, la guerre achevée, après les épouvantables destructions de la cité du Ponant, le vieil homme vint s’abriter dans la campagne bocagère de la baie de Saint-Brieuc. Le marin, dos à la mer, redevenait terrien et paysan, comme dans l’enfance, et seuls les criards oiseaux de mer et les vents chargés d’embruns lui rappelaient que l’océan était à un jet de pierre.
Aujourd’hui, le grand-père capitaine, gisant pour toujours sous « la pierre de granit bleu foncé » de la tombe familiale, est plus que jamais ancré dans la tête et l’imaginaire de Jacques. « Un fil invisible, fragile, ténu et tendu » relie continûment le vieil homme au petit-fils. Quand Jacques se souvient, écrit ou lit, il se surprend à retrouver la figure du grand-père adulé dans les mots d’Henri Michaux, de Jack London ou de Blaise Cendrars. Ou bien encore dans les siens propres, ceux du romancier et poète qu’il est devenu, ces mots qui donnent ou redonnent vie à des personnages qui font la mémoire collective d’une communauté de paysans et de pêcheurs, une mémoire qui assemble des « vies en morceaux », des vies minuscules, des vies souffrantes et mourantes, martyrs et oubliées, dont la seule trace mémorielle peut surgir, encore vivante, d’un simple et bref échange de Jacques avec quelques anciens du bourg contemporains du grand-père.

Port de commerce Brest

Sans ce lien qui tient la lointaine et fragile mémoire des familles et des lieux encore vive, ces existences bien souvent ne seraient plus visibles ni lisibles autrement que par un nom gravé sur un monument au milieu de la place ou sur une tombe du cimetière du village, orné de quelques pauvres fleurs déposées là par une veuve ou un veuf inconsolé.
La seule grâce des mots et la sobre émotion des souvenirs nimbent cette magnifique lettre à l’absent et ce beau portrait d’homme d’un halo de tendresse et d’amour qui le rend inoubliable. Une lettre offerte comme pour compléter d’un admirable et ultime chapitre le beau récit du Débarqué.

Lettre ouverte au grand-père capitaine, par Jacques Josse, Éditions Le Réalgar, décembre 2018, 24 pages, collection « Lettre ouverte à… ». 4,50 €.

Jacques Josse sera présent au forum du Livre le samedi 16 mars à 11 h.

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