Les Méditerranéennes d’Emmanuel Ruben, publié aux éditions Stock, a fait partie des quinze romans sélectionnés pour le prix Goncourt des lycéens de cette année. Un roman qui porte sur la religion, la guerre d’Algérie et la transmission des traditions et valeurs familiales.

Comme l’on sait, le ministère de l’Éducation nationale organise chaque année, en partenariat avec la Fnac, l’association Bruit de lire et le Réseau Canopé, le Prix Goncourt des lycéens sous le haut patronage de l’Académie Goncourt. L’objectif est de faire découvrir aux lycéens la littérature contemporaine et de susciter l’envie de lire. Il faut savoir que cette admirable incitation à la lecture et la culture de lycéens de la 2nde à la terminale, et qui intéresse pas moins de 55 établissements et 2000 élèves, est une création rennaise, en 1988, à l’initiative d’un professeur de français, Bernard Le Doze, et de la chargée de la communication à la Fnac, Brigitte Stéphan : « Elle avait des livres, j’avais des élèves », dira-t-il avec humour. Ce Goncourt des lycéens, dans son brillant palmarès, aura couronné, entre autres, Erik Orsenna, Eduardo Manet, Sylvie Germain, Alice Zeniter, David Foenkinos, Karine Tuil…, trente-cinq lauréats en tout, assurant un succès parfois plus grand que le prix Goncourt lui-même, ce qui faisait dire à Edmonde Charles-Roux : « La plus belle réussite du Goncourt, c’est le Goncourt des lycéens ».

Nombre de livres récemment parus en France ont pour sujet central la filiation et la transmission. L’écrivain s’interroge sur ce qu’il est, à quelle terre, à quelle famille il appartient, et cherche, en remontant dans son histoire personnelle, qu’il nourrira aussi de son imaginaire, à dire quelque chose de lui, des siens, dans le souci de retracer le chemin de sa lignée, de laisser une trace, d’assurer une transmission. On pourrait dire alors que l’écrivain a charge d’âme, et c’est bien l’impression que nous avons en lisant le beau récit d’Emmanuel Ruben.

Qui sont ces Méditerranéennes ? Inscrites dans un arbre généalogique qui remonte au XVIIIe siècle, elles sont neuf en tout, filles, tantes, cousines et la grand-mère dont s’émerveille le petit-fils, le narrateur, qui s’attache à en redire l’histoire, à en retracer la geste. Car nous entrons avec lui dans l’univers du mythe. Et d’abord, comme dans la quête du Graal, il y a un chandelier à neuf branches qui parcourt toute l’histoire, parfois perdu, toujours retrouvé, et que l’on se transmet de mère en fille jusqu’à l’ultime qui pourrait bien l’emporter dans sa tombe. Ce chandelier est une Menorah comme celle que transportèrent les Hébreux exilés par Rome ainsi qu’on le voit sur l’arc de Titus. Ou plutôt une Hanoukia, ce chandelier à neuf branches, qui est allumé pour la fête de Hanoukka, « fête des lumières » qui commémore la victoire des Hébreux contre les Séleucides, et représente symboliquement le triomphe de la lumière sur les ténèbres.

Et c’est justement là que commence le récit partagé en neuf chapitres comme les neuf branches de la Hanoukia, quand le narrateur se rend dans sa famille à Lyon pour la fête et découvre ce chandelier mythique qui, sous son support, contient quatre lettres qui disent son origine. Lettres reproduites dans le livre, à maintes pages, et toujours fort énigmatiques : ce n’est pas vraiment de l’hébreu, ce serait du punique ou du phénicien, et se lirait Daya, peut-être en amazighe, la langue des Berbères qui, en Numidie, firent barrage aux envahisseurs arabes avant de succomber : et voilà, ce chandelier appartenait à la célèbre Dihya Al-Kahina, la reine berbère dont l’historien Ibn Khaldoun, au XIVe siècle, dit qu’elle appartenait à la tribu judaïsée des Djerawa. C’est la clé du livre et le talisman que l’on suit d’une histoire à l’autre dans cette vaste épopée mythique. Ce fil d’Ariane nous fait découvrir la famille maternelle de l’auteur, protestant par son père et juif par sa mère. Ces Méditerranéennes sont la grand-mère Baya Reine (Zerbib), qui est la conteuse babillarde et envoûtante, mémoire de toute cette tribu juive de Constantine, puis la tante Déborah, la plus âgée, et ses sœurs Rose et Elisabeth, la mère de ce Samuel Vidouble, la grand-tante Myriam (Attali), la tante Rébecca, Raphaëlle sa cousine germaine, et puis Solange, son autre cousine qui est la seule à n’être pas née en Algérie ; et enfin Djamila, la Berbère avec qui le jeune Samuel connaît un brûlant amour et ressoude en même temps le lien de la berbéritude.

L’histoire de l’Algérie va donc défiler au fil des neuf portraits, et l’auteur, avec une précision d’historien, n’omettra rien de ce qui fut les misères et les joies de la communauté juive de ses parents et ancêtres, rien de ses drames et de ses déchirements. Bien sûr ce sens familial qui unit si étroitement juifs et berbères, les premiers considérant la reine mythique des Aurès, Dihya Bent Tabeta, comme une souveraine juive, et les berbères ou kabyles passant souvent aux yeux des Arabes pour, peut-être, ces anciens juifs islamisés après la défaite de la Kahina. Cette jonction s’opère ici quand Samuel défilant après l’attentat parisien de janvier 2015 croise le regard charbonneux d’une jeune fille brune brandissant la pancarte « Je suis Hypercacher », et s’écrie « oh la belle juive ! » Sauf que cette dernière se révèle être Djamila ─ un prénom de ruines, comme celles qu’a chantées Camus ─ avec qui il célébrera en quelques noces camusiennes une merveilleuse union ethnique ─ sauf que c’est une seule et même ethnie berbère se revendiquant de même souche :


« Djamila récitait la légende selon laquelle sa tribu descendait de la Kahina ;
Samuel récitait la saga du chandelier passé de main en main depuis l’époque où
la prophétesse régnait sur les tribus berbères unifiées. (…) Ils riaient en se disant
qu’ils auraient pu être cousins, quelques millénaires auparavant. (…) Et nous
descendons tous de la reine juive de Berbérie.
»


Un même exode, en fait, les réunit : la famille de Samuel a suivi l’ensemble des pieds-noirs dans ce qu’on a appelé, incongrûment, en 1962, le « rapatriement », et la famille de Djamila a dû fuir les terribles massacres islamistes des années 90 dans l’Algérie indépendante. Cette terre algérienne tourmentée connut, recensés ici, deux massacres de civils qui ont marqué les consciences respectives : le pogrom antijuif de Constantine en 1934 et le massacre antimusulman de Sétif en 1945. En cause aussi le fameux décret Crémieux qui fit accéder collectivement les juifs à la nationalité française en 1870 et, du même coup, divisa le monde indigène, sauf que les juifs se retrouvèrent, de 1940 à 1943 « juifs indigènes algériens » après son abrogation par le gouvernement de Vichy : tout cela ne cesse de résonner dans ce récit, et sur les lèvres babillardes de Mamie Baya, la doyenne qui déroule toute l’histoire. Ce récit débute, comme il se doit in media res par la célébration de la Fête des Lumières en décembre 2017 à Lyon, la ville de l’exil. Et chaque membre rescapé des « événements » ─ la guerre d’Algérie, à vrai dire ─ allumera successivement, au cours des chapitres, l’une des bougies du chandelier. Jusqu’à ce qu’à la fin, en décembre 2019, la lumière vienne couronner le tout et ce sera le voyage de « retour » de Samuel, le métropolitain, qui va découvrir Constantine et Guelma et cette Algérie aurésienne où sa tribu vécut tant de siècles. Et qui marque aussi, et surtout, le retour à la tribu familiale dans ces retrouvailles lyonnaises où « son premier regard sera pour le chandelier familial qui brillera là-bas sur le rebord de la fenêtre. Témoin de tous les grands événements de la tribu depuis des siècles, le vieux chandelier à neuf branches, qui avait servi pour des milliers de fêtes, sera toujours là…(…) puis il fera le tour de la grande table de trente-six couverts déjà encombrés de plats, les embrassera tous et ira s’asseoir à sa place. »

Au terme de ce long périple, avec une rare truculence aussi car nous pénétrons dans l’univers turbulent, et débraillé des peuples de la Méditerranée ─ avec une mention spéciale pour l’oncle Chemouel qui promène un caméléon sur son épaule et, surnommé Mange-sabre, semble de la trempe des Mangeclous d’Albert Cohen ─, le narrateur partagé entre deux branches familiales finit donc par trouver sa place, et ce sera cette magnifique péroraison clôturant le récit :


« Alors il regardera une dernière fois ce bijou de famille levant ses neuf bras
vers le ciel, leur indiquant à tous la source infinie de la joie, et il se demandera si
le temps n’est pas venu, pour lui aussi, de retrouver le chemin de midi et le sens
de la paix.
»


Dans le cadre du Goncourt des lycéens, la région Bretagne avait organisé aussi un concours de critique littéraire 2022. Et l’on ne s’étonnera pas que le 1er prix ait été attribué à Lahna Sarni, élève en Première au lycée Rotrou à Dreux, pour sa critique de ce roman d’Emmanuel Ruben qui conclut par ces mots : « Enfin, j’ai beaucoup apprécié la manière dont cette incroyable histoire est racontée, en suivant les branches du chandelier comme les branches d’un arbre généalogique ; j’avais l’impression d’être aux côtés du fils d’Élisabeth lorsque ses tantes lui transmettent les mythes des familles Zerbib et Attali : valeurs familiales, mémorielles, culturelles empreintes de traditions que je reçois moi-même lors de mes voyages auprès de mes racines. »

Cette jeune lycéenne aura dit l’essentiel, et surtout l’impact que peut avoir ce roman attachant sur quelqu’un qui s’identifie à cette histoire de quête et de transmission en lançant, par cette belle analyse, un pont, comme celui de Constantine, suspendu au-dessus de l’abîme des dissensions et des haines. Car finalement le mot-clé de ces rencontres du Goncourt des Lycéens, et cela fut souligné par le lauréat Sabyl Ghoussoub, est : Amour.

Les Méditerranéennes, Emmanuel Ruben. Stock, 2022, 416 p., 22€

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Albert Bensoussan
Albert Bensoussan est écrivain, traducteur et docteur ès lettres. Il a réalisé sa carrière universitaire à Rennes 2.

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