La Chine, dirigée depuis la création de la République Populaire en 1949 par un Parti Communiste unique et tout puissant, peut sembler monolithique sur le plan des institutions politiques et administratives. Dans un contexte d’internationalisation accrue, d’accroissement des inégalités sociales et d’émergence de nouveaux secteurs économiques et stratégiques, l’État-Parti est néanmoins confronté à la nécessité de réformer et moderniser son organisation administrative, pour former des agents de la fonction publique plus compétents et mieux outillés face à des enjeux en forte mutation. Alessia Lefébure se penche sur les évolutions de la culture administrative chinoise dans son ouvrage Les Mandarins 2.0.

Italienne et Rennaise d’adoption, Docteure en sociologie, Alessia Lefébure est passionnée par les questions liées aux politiques de l’enseignement supérieur et à la coopération académique internationale. Son parcours en témoigne : elle a vécu et travaillé à Pékin, où elle était professeur associée à la prestigieuse université de Tsinghua et responsable de l’antenne pékinoise de Sciences-Po Paris. Elle a ensuite dirigé, à l’Université de Columbia à New York, une initiative pour l’innovation dans la recherche et l’enseignement supérieur. Elle est aujourd’hui directrice adjointe de l’École des hautes études en santé publique, à Rennes.

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Alessia Lo Porto – Lefébure

Son ouvrage Les mandarins 2.0 : une bureaucratie chinoise formée à l’américaine, paru en juillet 2020 aux Presses de Sciences-Po, nous ouvre les portes des universités chinoises et d’un master en particulier : le Master en Administration Publique (ou MPA pour Master in Public Administration), qui est au cœur des évolutions de la culture administrative chinoise.

Alors que la Chine définit son modèle politique en opposition avec celui des démocraties occidentales, les universités chinoises ont, avec le soutien d’institutions philanthropiques américaines, importé ce diplôme né à Harvard, aux États-Unis, dans le but de former les cadres de l’administration chinoise.

N’y a-t-il pas là une contradiction fondamentale ? L’adoption du MPA en Chine est-elle la preuve de l’impact du soft-power américain en Chine, la reconnaissance implicite du modèle US comme le plus performant ? Importer un modèle d’enseignement étranger entraîne-t-il la diffusion de valeurs et de références étrangères, indissociables du capitaliste occidental, au sein même du groupe social qui compose l’administration et est chargé du maintien de la stabilité politique en Chine ?

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La formation des agents du service public : une nécessité héritée de l’histoire récente de la Chine

Le régime chinois fait face au besoin de moderniser l’État et son organisation. La révolution culturelle, débutée en 1966, a anéanti durablement les élites politiques et les cadres administratifs civils, donnant naissance à une administration manquant d’efficacité, de professionnalisme et d’indépendance politique. La période post-maoïste, avec l’arrivée au pouvoir de Deng Xiaoping en 1978, a amené l’état à se désengager de nombreux secteurs, entraînant une nouvelle transformation des missions de ses agents. Aujourd’hui, le secteur public est amené à accompagner le développement économique et stratégique de nouvelles activités, dans une société en forte mutation. Les agents de l’État-Parti doivent apprendre à intervenir selon de nouvelles modalités, avec des compétences élargies.

Ce constat a entraîné la mise en place du MPA en Chine au début des années 2000, transférant ainsi aux universités une partie de la responsabilité de la formation des cadres, assurée jusqu’alors par l’école du Parti. Ce nouveau diplôme a été déployé tout d’abord sous forme d’expérimentation limitée, puis diffusé très largement : en 2019, il existait 146 MPA dans toute la Chine.

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L’université Tsinghua en tête du classement des universités asiatiques 2019 de Times Higher Education (source : http://french.china.org.cn/china/txt/2019-05/03/content_74747226.htm)

Le Master en Administration Publique : un outil hybride dans la course au rattrapage des compétences

Le MPA est un dispositif de formation hybride, à mi-chemin entre formation universitaire et professionnelle. Il est notamment basé sur la pédagogie des « case studies » ou études de cas, un modèle d’enseignement développé à Harvard à partir de la fin du XIXe siècle, et importé en Chine dans les années 2000 par l’université Tsinghua, qui entretient avec Harvard une relation privilégiée.

Ces études de cas constituent un dispositif de formation tourné vers la pratique, en rupture avec la formation excessivement théorique et académique proposée par les universités chinoises à la fin des années 1990. En prise directe avec la pratique professionnelle, les études de cas permettent d’ouvrir des espaces de discussion inédits entre élèves, et d’aborder des sujets délicats : inégalités sociales, corruption et malversations, pollution, expropriations forcées, dysfonctionnements du système fiscal… à partir de situations réelles, adaptées et reformulées pour susciter une réflexion sur des situations complexes et politiquement sensibles.

Les notions de gouvernance, de transparence, d’État de droit, de responsabilité, de société civile, sont ainsi introduites et susceptibles d’inspirer la pratique actuelle et future de l’administration, sans pour autant effacer l’héritage historique et idéologique : si la Chine entend former et professionnaliser sa bureaucratie et construire une nouvelle culture administrative moderne et performante, il n’est pas question pour autant d’envisager de transition démocratique. Le MPA constitue plutôt un espace d’expérimentation de la compatibilité entre une pratique administrative internationalement reconnue et la loyauté envers l’État-Parti.

À ce titre, le MPA peut être considéré comme un dispositif qui permette de légitimer l’exercice du pouvoir par des agents mieux formés, plus compétents, tout en s’assurant de leur soutien.

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Extrait du livre Les Mandarins 2.0 : une bureaucratie chinoise à l’américaine. page 74

Une analyse du changement à hauteur d’homme

Alessia Lefébure a réalisé une enquête au long cours, sur la base d’entretiens réalisés auprès de professeurs, d’élèves et anciens élèves, de responsables universitaires, en Chine, en France et aux États-Unis, depuis les années 2000.

C’est une découverte au niveau « micro » : il ne s’agit pas de suivre le parcours des élites les plus haut placées, mais d’un groupe social plus large et plus anonyme, celui des fonctionnaires de base, qui forment la plus grande partie des bataillons de la fonction publique chinoise.

Les étudiants de MPA, objets de cette étude, sont majoritairement de jeunes fonctionnaires en début de carrière, peu diplômés, de rang hiérarchique peu élevé. Ils évoluent dans un contexte professionnel où leur évolution ne dépend pas uniquement du mérite ou des compétences, mais aussi en bonne part de l’affiliation politique et du réseau de relations.

Alessia Lefébure s’intéresse à leur trajectoire et à leurs stratégies pendant et après le MPA, à leurs attentes et motivations, aux valeurs qui les animent. Elle s’interroge également sur l’impact de ce parcours de formation sur leurs pratiques professionnelles, et au-delà, sur le fonctionnement de l’administration chinoise en général.

L’ouvrage s’intéresse également à un deuxième groupe social : les returnees, ces professeurs et chercheurs chinois qui ont suivi leurs études et reçu leur diplôme à l’étranger, le plus souvent aux USA, première destination des étudiants chinois. Depuis les années 1990, ils sont de plus en plus nombreux à choisir de revenir faire carrière en Chine, où ils sont amenés à occuper des postes de direction dans les universités et les institutions de recherche.

L’intégration de ces enseignants dans leurs établissements d’accueil chinois contribue à introduire de nouveaux contenus et de nouvelles références dans les cours. La coexistence de deux générations et deux cultures pédagogiques différentes créé des antagonismes et modifie l’équilibre des pouvoirs au sein de la gouvernance des universités.

Alessia Lefébure formule l’hypothèse que les enseignants returnees contribuent à transformer les approches et les références pédagogiques, permettant ainsi aux élèves de MPA de contribuer, à leur tour, à construire une nouvelle culture administrative.

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Tout changer pour ne rien changer ?

Le dernier chapitre s’interroge sur la portée effective de la mise en place du MPA, qui reste encore en marge du système de formation et d’évolution des carrières du personnel administratif. L’essaimage de ce diplôme à travers toute la Chine est-il en mesure d’entraîner des transformations, non seulement sur l’enseignement supérieur, mais également sur l’État-Parti ?

Le MPA permet effectivement la construction d’un socle commun de savoirs et de compétences, mais également, à travers les études de cas, d’une conception partagée de ce que devrait être un bon système administratif. Il modèle une communauté de culture et d’idéologie, et influence les pratiques et les comportements professionnels. Les élèves et diplômés du MPA se considèrent comme les acteurs d’un changement lent, silencieux et progressif, compatible avec l’ancienne culture administrative et avec le cadre politique imposé par l’État-Parti.

La modernisation de la formation des agents de l’État peut alors être comprise comme un outil d’adaptation du système actuel en vue de son maintien, un changement qui se construit de l’intérieur : non pas en opposition au système, mais au contraire en une forme de soutien pragmatique, privilégiant la stabilité sociale et le développement économique. C’est un exemple très éclairant sur la manière dont se gère le changement au sein du système politique chinois, fondé sur le contrôle de l’État par un parti communiste qui gouverne sans alternance ni séparation des pouvoirs.

Les Mandarins 2.0 : une bureaucratie chinoise formée à l’américaine, d’Alessia Leo Porto – Lefébure. Presses de Sciences Po. 256 pages. Publication : 20 août 2020.

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