Dans Les lettres diaboliques d’Alain Rossignol, en septembre 1356, six jeunes hommes venus d’horizons différents se lient d’amitié à Paris et songent à transposer dans le domaine de la reproduction de textes la technique de la gravure sur bois utilisée pour imprimer les cartes à jouer. Jusqu’alors, la fabrication de textes est assurée par des copistes. Ces jeunes gens ne tardent pas à s’attirer les foudres de puissants intérêts qui agissent dans l’ombre. Le lieutenant criminel du Grand Châtelet est chargé d’élucider le mystère de meurtres en séries et d’étranges cubes de métal gravés représentant des lettres inversées.

Alain_RossignolL’affaire se déroule dans un contexte historique agité : la chevalerie française vient d’être défaite à Poitiers par l’archerie anglaise. En pleine guerre de Cent Ans, le dauphin, qui tente de prendre les rênes du pouvoir en l’absence de son père Jean, le roi de France fait prisonnier, a du mal à s’imposer face aux multiples intrigues et aux puissants bourgeois de Paris, menés par le charismatique Étienne Marcel. Graduellement, l’intrigue locale des « lettres diaboliques » va finir par rejoindre la lutte pour le pouvoir qui se mène dans et autour de Paris. Alain Rossignol prend soin de nous dresser un tableau vivant de cette époque et même s’il oscille parfois entre vérité historique et désir de romanesque, au détriment possible de cette vérité (il le reconnaît lui-même dans deux notes en bas de page), le lecteur n’éprouve aucune difficulté à se fondre dans le décor ni à comprendre les intérêts en jeu du point de vue de telle et telle faction.

Par-delà une simple relation de faits historiques, Alain Rossignol pose le problème de la transformation des mentalités face à l’inattendu. Derrière cela, c’est en fait notre rapport à la connaissance qui est étudié par le biais de l’intrigue. Cette France moyenâgeuse possède ses clercs, ses intellectuels, gens tous installés dans les sphères les plus élevées de la société, mais elle recèle également, outre ses gens du peuple intellectuellement malléables (particulièrement dans les phénomènes de foule) ses intuitifs, ses singularités pourrait-on dire. Telle est bien la condition réelle de ces jeunes hommes dont le tort est de déranger un ordre social que le temps a fini par scléroser. L’un d’eux, par exemple, devient apprenti chirurgien alors que son maître n’est pas un médecin de l’université, mais un praticien empiriste (au demeurant efficace et d’une grande sagesse). Le rapport à la connaissance devient source de conflit et de crainte lorsque la parole devient une arme ou tente de s’exprimer par l’intermédiaire de médias nouveaux. C’est cela aussi, dans ce livre, le lien entre les différents personnages : le pouvoir royal parisien et ses calculs devant un pouvoir rival représenté par une autre faction aristocratique, mais aussi par la masse imposante, psychiquement instable, de la jacquerie. Les meneurs du peuple et de la bourgeoisie eux-mêmes n’échappent pas aux angoisses nées d’une parole dont ils comprennent bien vite le pouvoir redoutable. Ce pouvoir du logos, d’autres le détiennent de façon officielle et ne tiennent pas à le partager : recteurs d’université, libraires…

Alain Rossignol semble donc établir, dans Les lettres diaboliques, une sorte de préfiguration de la modernité : remise en cause de l’autorité royale, mais aussi de l’autorité cléricale, mouvements de révolte issus de la populace (les insurgés, est-il indiqué à plusieurs reprises dans le livre, arborent des chaperons de couleur rouge et bleue). Il est vrai que ces années 1356 – 1358 sont encore très proches de la destruction de l’ordre du Temple par Philippe le Bel. Désormais, le moyen âge privé d’orientation court sur son erre avant l’agonie, qui sera proche. S’ensuivra, par la période dite de la Renaissance, un cycle historique dans lequel les petits cubes de métal inventés par les six jeunes gens connaîtront leur plein essor. Mais les guerres et les massacres ne cesseront pas pour autant.

Les traits du libraire se durcirent et sa voix se chargea de haine.
« C’était un énergumène, dit-il, un malotru qui propageait des idées bizarres. Il n’était pas ici depuis trois mois qu’il parlait de réformer le métier, de trouver un moyen de produire plus de livres, plus rapidement et à un moindre coût. »
—   Plutôt sympathique, dit Jehan.
—   Non, répondit maître Grollier, en élevant la voix. Depuis des générations mes ancêtres ont pratiqué ce métier comme je le fais aujourd’hui. Dieu l’a voulu ainsi, dans sa grande sagesse, et toute invention ne peut venir que du Diable.
À ces paroles, Jehan repensa au petit cube métallique gravé d’un « S ».

Paul Sunderland

Alain Rossignol, Les lettres diaboliques, éditions Thaddée, mars 2013, 231 pages, 20€.

 

 

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